"En rejetant l’Arabe, les Sépharades rejettent l’arabité en eux - cette arabité qui a provoqué leur relégation par l’establishment israélien"
Entretien avec Esther Benbassa
samedi 18 mars 2006
Née à Istanbul, partie à quinze ans en Israël et vivant aujourd’hui en France, pratiquant huit langues, Esther Benbassa se définit comme "intellectuellement attachée à l’Occident, émotionnellement à Israël, et ataviquement à l’Orient". En collaboration avec son confrère et compagnon Jean-Christophe Attias, lui aussi enseignant en sciences religieuses à l’Ecole pratique des hautes études à Paris, elle a publié à l’automne 2001 Les juifs ont-ils un avenir ?. Cette fructueuse réflexion à deux voix remet en mouvement les représentations figées que la virulence du conflit au Proche-Orient nous fait manier chaque jour sans prendre le temps de les interroger. Elle est née de l’inquiétude des deux chercheurs face à une tendance qu’ils percevaient au sein de leur communauté à ne plus fonder son identité que sur la mémoire du génocide et sur la crainte de l’antisémitisme. Or ce qui menace le judaïsme aujourd’hui, à leurs yeux, c’est avant tout "l’extrême acculturation, la non-transmission de l’identité, de certaines valeurs séculières, et pas seulement religieuses". Préoccupée d’avoir été interpellée par un étudiant qui lui demandait "comment elle pouvait enseigner la Shoah sans pleurer", Esther Benbassa a commencé par publier dans Libération - le 11 septembre 2000 - une tribune intitulée "La Shoah comme religion". "Le génocide remplace la religion perdue, observe-t-elle dans Les juifs ont-ils un avenir ?. Il donne lieu à des commémorations, à tout un ensemble de rituels qui s’apparentent étrangement à du religieux. C’est en fait là une religion accessible à la fois aux juifs non-religieux et aux non-juifs. Et plus cette religion prendra de place, plus la banalisation sera forte." Or, pour elle, "être juif, c’est aussi vivre dans une certaine éthique, avoir l’amour de la vie - et pas la passion de la mort. C’est une passion morbide que ce culte de la mort dont on entoure le génocide. Et si cette passion de la mort ne devait pas beaucoup à cette autre "mort", mort d’un certain judaïsme, que vivent dans l’inquiétude tant de jeunes gens issus de parents, de grands-parents ou d’arrière-grands-parents pratiquants, et qui eux-mêmes ne le sont plus ?" Jean-Christophe Attias, quant à lui, se montre malgré tout optimiste : "Les juifs ont-ils un avenir ? Les juifs ont survécu au pire. Ils se sauveront eux-mêmes, à leur manière, et ils changeront. Mais la qualité de leur avenir dépendra largement de la capacité qu’ils auront à ne plus céder à la fascination de la souffrance, à ne plus voir dans l’hostilité des autres, réelle ou supposée, le principal ciment de leur identité. Au judaïsme s’impose le devoir de relever le défi de la vie." C’est donc à un voyage dans l’histoire que le couple invite le lecteur, faisant défiler les époques, s’attachant à définir une identité juive caractérisée à la fois par une vitalité remarquable et par des paradoxes qui, tout en faisant sa richesse, la rendent - comme toute identité - difficile à enfermer dans des frontières nettes. De ces paradoxes, eux-mêmes sont de vivantes illustrations : il est converti - sa mère est chrétienne -, elle est non croyante. "Quand on me demande en quoi je suis juive, dit-elle, je réponds que je suis juive en ce que j’observe certaines règles, une certaine conduite qui, bien que n’étant pas religieuses au sens strict, tirent leur origine d’un passé qui n’est plus mon présent, mais qui l’a marqué." Elle revendique son identité sépharade : "Dans ma carrière universitaire, à un moment, j’ai obliqué et me suis tournée vers mes origines, au début avec nostalgie, ensuite avec toute l’exigence de scientificité requise. Et j’ai écrit l’histoire de mon groupe, qui est un groupe en voie d’extinction, avec un collègue américain, qui comme moi est un Judéo-Espagnol de Turquie, tout simplement parce que passer par l’écrit était une façon pour moi d’exister et de faire exister mes juifs à moi. Et je revendique tout cela comme une dignité particulière uniquement face à ce regard dépréciateur qui aujourd’hui, en France, continue d’être celui d’une certaine intelligentsia ashkénaze. Un Sépharade est un marchand du Sentier. Quand il s’occupe d’écrire des livres, il devient facilement objet de moquerie, ou suscite l’incrédulité." Cette simple défense de son groupe contre les clichés dont elle l’estime trop souvent victime lui a valu de se faire taxer par Maurice Szafran de "judéo-poujadisme" : avec cet énoncé "indécent", elle "perd ses nerfs", estime le directeur général de Marianne (5 novembre 2001), lui-même bien peu maître des siens. Ce dialogue érudit, souvent ardu, serein et tout en nuances qu’est - malgré son titre provocateur - Les juifs ont-ils un avenir ? devient sous sa plume "un pamphlet d’une rare violence" écrit par "deux prétendus savants de renommée internationale" "ravagés par la haine". ("D’une rare violence" : on remarquera qu’Alain Finkielkraut, lui aussi, qualifie désormais ainsi tout discours qui ne renonce pas complètement à l’esprit critique et ne conforte pas son déni forcené de la réalité.) Confronté à Esther Benbassa sur un plateau de télévision, Claude Lanzmann lui a quant à lui asséné : "Madame, quand je vous regarde, je me demande effectivement si les juifs ont un avenir." Qu’est-ce qui peut bien déclencher des réflexes de conjuration aussi virulents ? D’abord, sans doute, les prises de position des deux chercheurs - qui ont suscité la réprobation de Bernard-Henri Lévy - sur le statut du génocide : "Je pense plus utile de mettre en valeur la spécificité, plutôt que l’unicité, du génocide des juifs, écrit Esther Benbassa. Ce n’est pas vraiment la même chose. Enfermer le génocide des juifs dans une absolue singularité risque aussi de freiner l’émergence d’une réceptivité, d’une réelle mise en rapport avec la douleur de l’autre. Cette extrême particularisation du génocide juif porte préjudice, me semble-t-il, aux juifs eux-mêmes." Elle ajoute : "C’est cela, ce passage du particulier à l’universel, qui sera sans doute au c ?ur des débats des années à venir." L’attitude critique des auteurs vis-à-vis de la politique israélienne compte sans doute aussi pour beaucoup dans l’hostilité suscitée : "C’est l’occupation, non la restitution, des territoires arabes qui corrompt l’identité d’Israël, et menace sa survie", affirme Jean-Christophe Attias, qui s’indigne : "Quelle folie de dégrader ainsi le messianisme en politique ! Quel crime contre le messianisme ! Et quelle suicidaire façon de faire de la politique ! Désinvestissons ce pays de rêves qu’il n’a pas pour mission de réaliser. Israël s’est voulu un pays juif, ou un pays pour les juifs. Actuellement, son ambition doit être de devenir un lieu d’enracinement sûr pour ceux qui y vivent. Il ne saurait pas être un pays d’occupation. Ce n’est ni la vocation du sionisme, ni celle d’Israël que d’occuper des territoires peuplés de non-juifs. Ce ne sont là que quelques évidences élémentaires que trop de juifs de la diaspora n’arrivent pas à faire leurs." Quant à Esther Benbassa, qui y a l’essentiel de sa famille, elle dit partager l’angoisse d’une disparition d’Israël, mais estime qu’on ne la dissipera certainement pas "en étant antipalestinien, en restant sourd à la souffrance, aux attentes, aux revendications palestiniennes". Elle anticipait en quelque sorte l’accueil plutôt frais qui serait réservé au livre, quand elle observait : "Une large frange du public juif attend d’être rassurée, d’être valorisée à ses propres yeux et aux yeux de l’extérieur. Mais ce n’est certes pas le rôle de l’intellectuel juif qui se penche sur les juifs ou sur le judaïsme. Il n’est pas là pour renforcer les identités, pour ressouder la collectivité. Il est là pour stimuler une réflexion, pour contester des images toutes faites, pour ébranler des représentations, pour montrer que les choses sont toujours plus composées qu’on ne les imagine. Ce travail-là n’est pas forcément tout de suite bien perçu." Ni les haines féroces qu’elle s’attire au sein de sa communauté, ni la possibilité toujours existante de récupérations indésirables, ne la dissuadent de défendre les thèses qu’elle croit être justes : "Je ne suis pas une idéologue, seulement une modeste productrice d’idées, et je ne suis pas là pour cautionner les clichés. Au contraire, quitte à ne pas plaire à tous les juifs, je suis là pour essayer de faire avancer les choses." Dans les semaines qui ont suivi la sortie du livre, en novembre 2001, ses auteurs ont poursuivi sur leur lancée d’équilibristes en s’élevant contre l’alarmisme des instances communautaires juives, qui dénonçaient un regain d’antisémitisme dans la société française. Dans Le Monde du 17 décembre 2001, sous le titre "Nous ne sommes pas des victimes", ils reprochaient aux hommes politiques de s’être "précipités au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) pour y entendre le discours de son président stigmatisant pêle-mêle la réapparition de "la haine des juifs", l’adhésion de "millions de Français" aux idées racistes de l’extrême droite, la propagation des thèses négationnistes, les conflits avec "la communauté musulmane"." Ils dénonçaient la prise d’otages que constituait cette campagne : "Quelle est la représentativité des institutionnels que l’on écoute d’une oreille si attentive ? Sur les 300 000 juifs de Paris et de la région parisienne, 6 000 ont voté aux élections du Consistoire. Quant au Crif, il est l’émanation de 64 associations juives, mais impossible d’obtenir plus d’informations sur les chiffres." Et ils concluaient avec force : "Notre liberté d’esprit, notre foi, notre sens de la justice et de la vie, beaucoup d’humour enfin nous ont permis de traverser bien des crises et de participer à notre échelle à la civilisation humaine. Ce n’est pas en victimes que nous devons nous présenter, mais en juifs dignes, prêts à affronter et même à susciter la critique constructive. Retenons au moins cette idée force du sionisme qui voulait à tout prix rompre avec la figure du Juif persécuté de la diaspora. N’accordons pas une victoire posthume à ceux qui firent de nous des victimes. Car même si, aujourd’hui, on aime les victimes, ce rôle est si volatil..." S’inquiétant d’un repli communautaire dû à la reprise du conflit israélo-palestinien en octobre 2000, repli qui allait s’aggraver après le 11 septembre, Esther Benbassa disait encore dans le livre : "Combattre l’antisémitisme ? Bien sûr, mais autrement. Pas dans cette traque indistincte des petites choses. Le travail de fond est ailleurs, le travail véritablement constructif : transmettre, écrire l’histoire des juifs qui ont vécu avant et qui continuent à vivre après l’extermination, et ne pas tout centrer sur la mort, sur le culte de la mort. (...) Cela passe par des choses bien modestes : écrire des livres sur les juifs qui seront lus aussi par les non-juifs, faire entrer l’histoire des juifs et l’histoire de la pensée juive dans les programmes de concours, enseigner cette histoire, qui ne fut pas qu’une vallée de larmes, dans nos classes. Montrer à la jeunesse qu’être juif est une façon de vivre." Ailleurs, elle livrait cette profession de foi : "Moi, je suis pour un judaïsme positif, et je vis mon judaïsme de manière positive. Comme le philosophe Franz Rosenzweig, je me sens membre d’un peuple, mais d’un peuple du monde. Le Juif est l’homme du monde. Ce désir d’altérité et ce désir de justice sont, je crois, caractéristiques d’un rapport juif au monde. Lequel conserve certains des éléments forts de la religion, sans la pratique pointilleuse des commandements. Je vois là un judaïsme certes sécularisé, mais juif toujours. C’est cela qui, dans le judaïsme, me guide, me donne encore la conscience et l’envie d’être juive. Avec cette primauté accordée à la vie, une primauté proclamée à tout moment."
Périphéries : Qu’est-ce qui explique - outre l’importance numérique des deux communautés - que les relations entre juifs et Arabes soient plus tendues en France qu’ailleurs depuis la reprise de la guerre en Israël ?
Esther Benbassa : En France, la communauté juive est constituée en majorité de juifs d’Afrique du Nord, arrivés entre la fin des années 50 et le milieu des années 60, lorsque les Etats maghrébins ont accédé à l’indépendance. Dans les pays colonisés, les juifs s’étaient traditionnellement rangés du côté des colons, parce qu’ils pensaient que ceux-ci allaient apporter la modernité et l’émancipation. Très peu - même s’il y en a eu - ont pris part aux mouvements de libération nationale. Dans les pays du Maghreb, comme en Inde, ils sont donc partis quand le colon est parti. En France, ils ont rejoint une communauté essentiellement ashkénaze qui avait été décimée par la Shoah. Traditionalistes, ils ont été à l’origine d’une revitalisation de la vie juive : on a vu s’ouvrir des centaines de boucheries casher, de centres communautaires... Ils se sont intégrés très rapidement : ainsi les juifs algériens étaient des rapatriés comme les autres, la nationalité française leur ayant été donnée en 1870 par le décret Crémieux. Certains sont devenus fonctionnaires et se sont disséminés à travers la France au gré des nominations. Ils ont connu une ascension sociale exceptionnelle, souvent dès la première génération, par rapport à leurs frères ashkénazes qui étaient venus d’Europe de l’Est dans l’entre-deux guerres et qui ne parlaient pas français. Eux connaissaient la langue, et ils se sont incorporés même dans les métiers culturels : l’édition, le journalisme... Cependant, leur contentieux avec les Arabes est resté vivant. Non seulement ils ont dû quitter leur pays, mais leur exil a été occulté : personne n’en a jamais parlé. Eux-mêmes ont gardé le silence sur cette expérience très lourde. C’est une sorte de médaille à double face : le Maghreb est leur paradis perdu, et, en même temps, ils en veulent aux Arabes.
P. : Beaucoup de juifs d’Afrique du Nord ont aussi émigré en Israël...
E.B. : Effectivement. C’est en quelque sorte la "crème" qui est arrivée en France : pour la plupart, les pauvres, en particulier les juifs du Maroc et de Tunisie qui n’avaient pas la nationalité française, sont partis en Israël. Aujourd’hui encore, c’est parmi eux que se recrute la population anti-Arabes la plus virulente du pays.
Jeu 27 Juil - 2:10 par mihou