Cuba
La Havane des dernières années de Fidel
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par Miguel Otero
N’importe quelle scène de La Havane mérite une photo : les bâtiments et les palais en ruine, les voitures américaines de plus d’un demi-siècle d’âge, les queues devant les commerces d’alimentation, ces personnages noirs aux regards et aux sourires cinématographiques... Le visiteur est pressé de tout immortaliser parce qu’il a peine à croire que ce qu’il voit est réel. Il sait que maintenant, il l’a devant lui et il peut le voir, mais que peut-être, dans quelques années cela ne sera plus là. C’est comme descendre d’une machine à remonter le temps et disposer d’un espace temps limité pour s’imprégner des réalités de cet autre monde. Le voyageur profite au maximum de son séjour dans la capitale cubaine parce qu’il sait qu’il ne peut pas y rester. Tous les étrangers qui arrivent dans l’île doivent avoir leur billet de sortie. C’est une des conditions indispensables pour obtenir le visa d’entrée dans la réalité de Cuba.
Les rues du quartier Centro Habana sont très abîmées après presque 50 ans de lutte révolutionnaire et le blocus des Etats-Unis, mais au milieu des bâtiments anciens, pointent soudain des maisons peintes à neuf et bien entretenues. Salomé vit dans un foyer protégé par les grilles d’une porte de métal avec toutes les commodités d’une famille de classe moyenne et le système lui convient : « Ici, personne ne meurt de faim, tout le monde a le nécessaire », commente-t-elle après avoir bu une gorgée de son délicieux café. Salomé est une privilégiée à La Havane à l’époque du « chavito », nom par lequel les Cubains désignent la monnaie artificielle convertible qui a remplacé le dollar comme « monnaie dure ». La dame, âgée d’environ 55 ans, dirige une auberge privée qui a la licence pour héberger des touristes et pour chaque nuitée, elle reçoit 25 pesos convertibles (CUC), c’est-à-dire, 25 chavitos. En d’autres termes, Salomé touche presque 25 euros par jour (1 euro équivaut à 1,08 CUC) en échange d’une chambre bien arrangée avec une salle de bain individuelle et un petit déjeuner qu’elle offre aux étrangers.
Salvador, quant à lui, n’a pas la même chance. Il travaille de 10 heures du matin à 10 heures du soir comme disc-jockey au Cabaret Palermo, un des endroits les plus populaires de Centro Habana et il touche le salaire minimum mensuel de 240 pesos cubains, connus sur l’île comme « la monnaie faible ». Un peso convertible vaut actuellement 24 pesos cubains, ce qui fait que Salomé gagne, impôts déduits, autant en un jour que Salvador en un mois de travail. Mais il ne se décourage pas : « Je ne gagne pas beaucoup, mais finalement, je fais toujours la connaissance d’un touriste, je lui montre la ville et lui il m’aide. »
Après l’URSS, le tourisme
Ces paroles montrent bien à quel point les Cubains sont devenus extrêmement dépendants du tourisme depuis la chute de l’Union Soviétique en 1991. Les aides de la superpuissance socialiste « représentaient avant cette date plus de 30% du PIB de l’île et lorsqu’elles prirent fin, il ne resta d’autre remède à Fidel Castro que d’ouvrir les portes au tourisme de masse pour éviter que l’économie cubaine ne s’effondre complètement » comme le reconnaît Pablo Mijares, un haut responsable du régime cubain. Fidel lui-même a révélé à plusieurs reprises que, du point de vue idéologique, cette décision a été une des plus difficiles et douloureuses de sa vie et le temps lui a donné raison. Les touristes ont apporté beaucoup d’argent à Cuba mais ont été aussi la principale cause des inégalités existantes.
Pour éviter l’influence négative de la mentalité capitaliste des touristes sur la population locale, le régime socialiste de Fidel Castro a essayé durant toutes ces années de construire un système de services et de prix pour les étrangers et un autre pour les Cubains, mais cette stratégie a entraîné beaucoup d’inconvénients. « Avant la chute de l’Union soviétique, je pouvais, avec quelques pesos cubains, passer une nuit à l’Hotel Inglaterra (un des hôtels les plus emblématiques de La Havane), alors que maintenant, ils ne me laissent même pas entrer » commente Julio Cabrera, un journaliste indépendant de la capitale qui confirme que les Cubains ont un accès limité aux hôtels et restaurants pour touristes. Pablo Mijares, de son côté, explique cette mesure d’un point de vue socialiste. « Avec les prix que nous pratiquons actuellement pour les touristes, les seuls Cubains qui jouiraient vraiment des hôtels de luxe seraient ceux de Miami, c’est pourquoi nous avons opté pour la solution : ou tout le monde, ou personne. »
Il est évident qu’aucune personne disposant de bas revenus n’aime voir son voisin vivre dans l’opulence, mais quelle différence que ce voisin soit un Cubano-américain ou un étranger européen ? Ce qui dérange les Cubains qui luttent chaque jour pour obtenir la « monnaie dure », c’est de voir qu’aujourd’hui, ce sont les étrangers qui profitent des lieux qui avant leur appartenaient. Gullantay, une vendeuse ambulante comme il y en a beaucoup à La Havane, l’explique de manière imagée : « C’est comme un réfrigérateur. Nous avons tous travaillé pour le fabriquer. Une fois que nous l’avons fabriqué, on y a mis de la bière pour tous et tout le monde pouvait aller au réfrigérateur et prendre ses bières, mais maintenant, ils ont mis un cadenas au frigo et seuls les étrangers ont la clé pour l’ouvrir. »
Le fait est que les Cubains ne se voient pas seulement limiter l’accès aux établissements hôteliers pour touristes, les prix d’entrée dans les discothèques et les clubs de Centro Habana comme la Casa de la Música sont aussi prohibitifs pour quiconque touche son salaire en « monnaie faible ». La simple entrée pour voir un groupe de renom peut s’élever à 20 chavitos, c’est-à-dire le double de ce que reçoit Salvador pour un mois de travail.
Tout ceci pourrait passer inaperçu pour un esprit européen ou états-unien, mais dans la Cuba de Fidel, il faut faire la différence entre ce qui représente les luxes réservés à une société capitaliste et consumériste et les exigences que peut avoir un être humain socialiste. Il n’y a pas de doute : l’extraordinaire de la révolution cubaine, c’est que, malgré plus de 40 ans de blocus de la part des Etats-Unis, elle a réussi à satisfaire les besoins de base de sa population. La liste des aliments du « panier de base » ne permet pas de grands festins et beaucoup de Cubains se plaignent des rations réduites, mais il est bien certain que personne ne souffre de la faim. Le transport public est extrêmement bon marché à La Havane. Gullantay a été un jour à l’hôpital, on lui a décelé un kyste aux ovaires et au bout de quelques heures elle était déjà opérée et en salle de convalescence. A La Havane, à la différence de la majorité des villes d’Amérique latine, il est pratiquement impossible de voir un enfant travailler ou demander l’aumône dans la rue. « Les enfants cubains sont à l’école, là où ils doivent se trouver », souligne Salomé. Le processus révolutionnaire cubain s’est également toujours préoccupé d’offrir une bonne culture au peuple. A La Havane, le théâtre, le cinéma, le ballet, l’opéra et le base-ball sont à la portée de tous, y compris des gens à bas salaire.
Une Cuba bon marché, l’autre chère
La Cuba d’aujourd’hui est divisée entre un système bon marché et accessible qui couvre les besoins de base des Cubains et un système cher, agrémenté de toutes les sortes de luxes du premier monde pour les touristes. Comme l’explique Pablo Mijares, les prix pour les touristes sont aussi élevés parce que c’est, pour l’Etat, la première source de financement lui permettant d’offrir l’éducation, la santé et la culture gratuites aux Cubains. Ce qui se passe, c’est qu’il y a des personnes comme Gullantay ou Salvador qui ne se contentent pas des besoins de base. Ils savent parfaitement apprécier les services que leur offre l’Etat, mais ils les considèrent comme insuffisants. Gullantay se plaint parce que ses filles ne reçoivent qu’un cahier et un crayon au début des cours et ensuite, elle doit leur acheter le matériel scolaire dans les magasins pour les touristes qui vendent leur marchandise en chavitos. Salvador, de son côté, regrette de ne pouvoir aller à la Casa de la Música que lorsqu’il prend à un touriste ami l’envie de l’inviter. Dans La Havane de l’ère du chavito, il y a deux structures bien différenciées mais, de même que les commodités et les privilèges du système pour touristes attirent l’attention des Cubains, les prix modiques du système pour les Cubains attirent les étrangers à faibles moyens.
Cette circonstance fait que la demande grandit dans les deux systèmes et finalement, suivant une logique capitaliste, et cela fait aussi monter les prix. « Ces dernières années, les marchés pour Cubains sont de plus en plus chers » souligne Juan, un peintre bohême qui vit dans la Vieille Havane et qui a rarement de la « monnaie dure » dans ses poches. L’inconvénient n’est pas seulement que les touristes utilisent les services destinés aux Cubains et font donc grimper les prix, le plus grand problème est qu’il y a de plus en plus de produits de base qui commencent à être commercialisés en chavitos. Juan comprend qu’une canette de Coca Cola, des chaussures Nike ou un lecteur de Cd Sony soient vendus en monnaie dure, « mais comment peut-il se faire qu’une chemisette ou un pantalon quelconque, une canette de bière cubaine de la marque Bucanero ou même l’huile, qui est une nécessité de base, soient vendus en chavitos ? ». Sur ce thème, Pablo Mijares est aussi d’accord. « L’huile est un produit de base pour cuisiner, elle devrait vendue en pesos cubains, c’est vrai, c’est une des nombreuses choses qui ne vont pas et que nous devons changer », reconnaît le haut cadre du Régime qui, malgré sa position privilégiée ne gagne que 900 pesos cubains par mois, soit moins de 40 euros.
Ven 21 Juil - 21:06 par Tite Prout