Les nouvelles missions du Venezuela (Le Monde 12-7-06)
Les nouvelles missions du Venezuela
Amérique latine Les chantiers de la démocratie Le président Hugo Chavez
multiplie les " missions " pour soigner, éduquer, loger et nourrir les plus
pauvres, l'opposition s'inquiète de ce populisme autoritaire et fait la même
chose
On peut raconter ce qu'on veut à Francisco Perez, que la démocratie
s'étiole, que le pays se militarise, que le rêve bolivarien est une chimère,
qu'il est le masque d'un nouvel impérialisme, que le secteur privé se meurt et
que la dette explose, peu importe : Hugo Chavez est le président que le peuple
attendait.
Tout ce que souhaite ce quadragénaire, c'est que la révolution soit
éternelle, comme d'ailleurs le chef de l'Etat lui-même l'a promis dans un
discours cité dans une brochure officielle : " Le Venezuela a changé, et il n'a
pas changé pour un jour ou une année, mais pour toujours. Il n'y a pas de chemin
de retour, il n'y a pas de marche arrière, nous sortons des catacombes. "
Francisco Perez n'a pas une vie facile. A 45 ans, il est préparateur
chimiste le jour et chauffeur de taxi le soir. Ce métier est dangereux à
Maracaibo, car on peut se faire tuer pour quelques bolivares. Mais grâce à ses
deux emplois, il peut nourrir sa famille.
Ce matin il est venu voir les " missionnaires ", car sa vue commençant à
baisser, il va avoir besoin de lunettes. Il est content que son bien-aimé
président, avec l'aide du non moins vénéré camarade Fidel Castro, ait installé
de nombreux centres de santé et ce jusque dans le moindre quartier de la ville.
C'est l'oeuvre de la " mission " intitulée Barrio Adentro, que l'on pourrait
traduire approximativement par " dans le quartier ".
Désormais, c'est un réseau national de centres de diagnostic et de
premiers soins gratuits qui fournit également gracieusement les médicaments. Le
gouvernement veut installer ces dispensaires à raison " d'un pour environ 250
familles, dans tout le pays ", explique Marilin Villalobos, une jeune
apparatchik des " missions " à Maracaibo.
Nous sommes dans la paroisse (ainsi nomme-t-on les arrondissements de la
ville) Luis Hurtado Higuera, un quartier populaire. Les médecins du dispensaire
sont cubains - à l'exception d'une jeune dentiste vénézuélienne. L'un d'entre
eux explique qu'ils sont désolés de ne pas pouvoir parler, ca ils ont des
consignes, " notre présence est parfois mal interprétée et suscite des
polémiques ". Il leur est donc interdit de répondre aux questions des
journalistes et même d'être pris en photo.
Dans un autre centre, une femme médecin précise qu'elle est ici depuis
trois ans et que sa famille est restée à Cuba, comme celles des autres médecins
venus de la " Grande Ile ". " Mais tout va bien, tout va bien ", ajoute-t-elle
en faisant un clin d'oeil. Dans son sourire, on croit deviner le signal discret
que tout ne va pas si bien que ça. Peut-être à tort.
A ces dispensaires de quartier vient de s'ajouter une nouvelle mission,
Barrio Adentro 2, qui rassemble des laboratoires d'analyses et de diagnostic
avancés. Ils disposent de matériels d'échographie et de radiologie, ont des
services d'urgences, une flotte d'ambulances, des salles d'opération et des
centres de haute technologie médicale.
Dans la seule province de Zulia, dont Maracaibo est la capitale et qui
compte 2,4 millions d'habitants, ont déjà été installés 63 centres de diagnostic
avancés, 15 blocs chirurgicaux et 3 laboratoires de haut niveau
En moins de trois ans, un nouveau réseau de santé publique a ainsi surgi
du néant : Chavez a créé ces " missions " en 2003, avec pour objectif,
déclarait-il, " d'approfondir la révolution bolivarienne et consolider la
démocratie sociale participative (...) afin de rembourser au peuple l'immense
dette sociale de décennies de capitalisme sauvage ".
Une pharmacienne de Maracaibo, dont l'officine n'est loin de la place de
la République, soupire : " Pour nous, comme pour les médecins libéraux, les
dispensaires de Barrio Adentro sont une concurrence terrible. "
Jamais, affirme Francisco Perez, il n'est demandé de l'argent au patient,
ou un justificatif de son niveau de revenu. Avant la création des dispensaires,
dit-il, il serait resté avec sa vue basse, " à conduire son taxi dans un
brouillard ". Aller chez un ophtalmologiste, puis chez un opticien, pour se
faire faire une paire de lunettes aurait été impensable. Même à l'hôpital
public, explique-t-il, " les choses auraient été difficiles, car il y a beaucoup
de monde, peu de médecins et les lunettes n'auraient pas été gratuites. Avant,
nous les pauvres, nous étions la classe des oubliés. On pouvait crever, personne
ne s'en souciait. Avec le président Chavez, c'est différent ".
Pauvres et riches peuvent se faire examiner gratuitement dans un
dispensaire de leur quartier, faire des analyses, subir une intervention
chirurgicale, puis repartir avec les médicaments dont ils ont besoin, sans
débourser 1 bolivar. Ils peuvent même aller à Cuba se faire opérer de la
cataracte ou d'une autre pathologie oculaire, dans le cadre d'une autre "
mission " appelée " Milagro " (" le miracle ").
" En avant vers le nouveau socialisme ! ", proclame Chavez. " Ce qui est
sûr, c'est qu'avec ces missions, les opposants ne vont plus être très nombreux
", remarque en souriant Aljimiro Fleires, devant le centre de santé de la
municipalité de Mara, à la sortie nord de Maracaibo. " D'ailleurs, ils ne sont
pas les derniers à venir se faire soigner ici. "
Devant la porte, trois femmes désemparées. Elles viennent de la montagne
qui entoure l'immense baie. Elles ont mis une journée pour venir de leur
village. La grand-mère, ses longs cheveux blancs défaits, s'appuie contre un
mur. Soucieuse, sa fille est silencieuse. Sa petite-fille explique les douleurs
dont souffre la vieille dame, raconte le voyage pour venir, et la perspective de
passer la nuit sans un toit. Seul l'enfant de la jeune femme, un petit garçon
rieur, semble trouver l'aventure amusante. " Ce fut un dur voyage pour ces
femmes, remarque Aljimiro, les missions ne sont pas encore dans tous les
villages, mais au moins elles ont pu venir ici. Avant, cette vieille serait
morte sans soins. "
Nul ne doute qu'il était urgent d'alléger la pauvreté tant elle était
visible. Même Javier Muñoz, député à l'assemblée régionale de la province de
Zulia et opposant notoire à Chavez, reconnaît qu'il fallait que quelqu'un
s'occupe enfin de l'alphabétisation et de l'accès aux soins des pauvres, " cette
classe des exclus qui a été comme la faille tectonique qui a secoué nos
institutions ". Il ajoute : " Ces missions, bon, c'est vrai que les gens sont
contents. "Il va plus loin encore quand il affirme que le système politique avait
atteint un tel niveau de décomposition que " si Chavez n'était pas arrivé, il
aurait fallu l'inventer ". N'empêche, suggère-t-il, " regardez autour de vous !
Malgré tous ces programmes d'assistance, la pauvreté augmente, le chômage aussi,
le nombre d'entreprises est en baisse, les investissements déclinent. Le
populisme autoritaire et bienveillant qui est sans doute la meilleure définition
du "chavisme" est un échec total. La politique sociale à elle seule ne peut pas
constituer une politique de développement. "
On imaginait Maracaibo prospère : de ses rives est pompé l'essentiel des
quelque 3,2 millions de barils de brut produits chaque jour par le Venezuela.
C'est une ville immense et désolée où suinte la misère sous un soleil de plomb.
Le vieux centre, près du port, est envahi par les vendeurs ambulants. La baie
est pleine d'une algue verte et puante qui fait crever les poissons. De larges
avenues traversent le paysage où circulent des taxis collectifs - des vieilles
voitures américaines délabrées des années 1970. Des grands ensembles d'immeubles
décrépis et quelques résidences plus chics, gardées comme autant de Fort Knox,
ponctuent un horizon plat de rues bordées de maisons pauvres et de petites
places tristes comme des terrains vagues.
Quelques pâtés de maisons autour de la place de la République donnent
l'illusion d'une métropole. Des fast-foods éclairés au néon, une ou deux
terrasses envahies par les moustiques, un jardin public bien entretenu et un
restaurant dont le bar est surmonté d'un écran de télévision géant, passant en
boucle des matches de base-ball, résument ce qui tient lieu de centre animé de
la ville. Pour entrer dans ce restaurant, il faut se laisser palper par un
gorille en smoking qui vérifie que vous n'êtes pas armé.
Le député Muñoz a l'air désespéré devant son plat de crevettes peut-être
pêchées dans les eaux irisées d'hydrocarbures de la baie. " Que pouvons-nous
faire, dans l'opposition ?, demande-t-il. Nous sommes face à une dictature
constitutionnelle. Chavez est arrivé au pouvoir il y a huit ans maintenant, par
la voie démocratique, et depuis il a militarisé toutes les institutions. Quant à
la pauvreté, il l'a étatisée, il se l'est appropriée avec toutes ces missions.
Bien sûr, les gens sont contents d'être assistés, mais il faut sortir de ce
clientélisme pour déboucher sur un véritable progrès social durable. Nous
autres, nous devons être plus créatifs. "
Pour l'instant, la créativité de l'opposition est en panne. L'un des
éventuels candidats prêts à affronter Chavez à la prochaine élection
présidentielle cet automne est le gouverneur de Zulia, Manuel Rosales. Il n'a
rien trouvé de mieux que de copier la politique des missions du chef de l'Etat.
Ainsi des unités mobiles vont de quartier en quartier pour offrir des soins
médicaux et dentaires gratuits aux habitants, dans le cadre d'un programme
intitulé " Barrio a Barrio " (" D'un quartier à l'autre "), une réponse directe
à " Barrio Adentro ".
L'ennui pour Rosales, c'est qu'il ne dispose pas des mêmes ressources que
Chavez, qui consacre 28 % du PIB au financement de ses programmes d'assistance
sociale, profitant de la manne pétrolière, combustible d'une croissance
économique de 9 % cette année.
Chavez a fait de ces missions un système de gouvernement. Elles remplacent
- et étouffent - des services existants, publics ou privés, permettent un
maillage social étroit, avec des " coordinateurs " de quartiers qui sont
l'embryon d'une structure d'aide, mais aussi de surveillance locale. Chaque
citoyen devient un assisté, dûment identifié, reconnaissant et dépendant. L'Etat
" bolivarien ", à travers ses missions, étend son contrôle politique sous
couvert d'un bénévolat bienvenu. Il se substitue aux institutions existantes, et
cela dans tous les domaines affectant la vie quotidienne des gens.
" Barrio Adentro " n'est pas la seule " mission bolivarienne ", et la
santé le seul domaine d'intervention du gouvernement. L'alphabétisation, avec la
" mission Robinson 1 " lancée en juin 2003, a permis d'apprendre à lire à 1,3
million de Vénézuéliens adultes en un an, grâce à la participation de 100 000
éducateurs volontaires sous la direction de 70 spécialistes cubains.
La " mission Robinson 2 " se propose de continuer l'éducation gratuite des
populations alphabétisées en leur permettant d'atteindre le niveau de la fin du
cycle de l'école primaire en deux ans. La " mission Ribas ", lancée en novembre
2003, offre à quiconque n'a pas conclu ses études secondaires de les reprendre
pour les terminer en deux ans. La " mission Sucre " vient couronner le
dispositif en ouvrant l'éducation supérieure aux personnes qui n'y ont pas eu
accès. Elle offre des cours à distance élaborés par " l'Université bolivarienne
du Venezuela ".
Signalons aussi la " mission Habitat ", qui se propose d'offrir un toit à
tout citoyen nécessiteux, et la " mission Zamora ", pour la réforme agraire que
sacralise la Constitution. Celle-ci reconnaît le droit à la terre pour les
paysans pauvres, déclare " contraires à l'intérêt social " les grandes
propriétés agricoles et impose à l'Etat le devoir d'une " réforme intégrale ".
Les missionnaires de Zamora organisent non seulement la redistribution des
terres mais donnent aussi aux agriculteurs des semences, des machines et leur
enseignent le savoir-faire qui souvent leur fait défaut.
N'oublions pas enfin la " mission Mercal ", qui a ouvert dans tout le pays
plus de 2 000 points de vente. Son objectif est " de combattre la faim par la
commercialisation et la vente directe d'aliments de base à des prix solidaires
". Les " Mercal " sont ouverts à tous, sans condition de ressources.
Un tel système est à la fois socialement efficace et économiquement
pervers, et il est curieux de voir l'un des principaux opposants à Chavez tenter
de le reproduire à plus petite échelle, tout en prônant des idées libérales.
Muñoz admet que tout cela équivaut à une catastrophe annoncée. Il est
particulièrement attristé par les diplômes au rabais qu'offrira " l'université
bolivarienne " qui prétend donner, en seulement trois ans, une formation
universitaire complète à ses étudiants. " Nous n'allons pas former de véritables
professionnels, capables d'esprit critique, prêts à affronter la concurrence
internationale, mais des petits soldats de la révolution bolivarienne. Et
pourtant, c'est dans les universités que se construit notre avenir. "
Que faire ? Attendre la chute du prix du pétrole, et avec lui la chute du
régime de Chavez ? " Je ne sais pas, répond Muñoz. Attendre, c'est prolonger
l'agonie, mais peut-être devrons-nous apprendre la patience. " Il vide son verre
de bière et déguste sa dernière crevette. " Petit, quand j'étais malade, ma mère
me disait qu'il fallait suer la fièvre, c'était son expression. Peut-être que
c'est cela qu'il nous faudra faire avec Chavez : suer toute cette fièvre, et
finalement guérir. "
Michel Faure
Mer 12 Juil - 21:21 par mihou