"Les Traites négrières" d’olivier Pétré-Grenouilleau
(Toubab du 30 juin 2006)
Critique de kodjo FIOKOUNA
Depuis plusieurs mois, une attention est portée sur un ouvrage fort médiatisé. Il s’agit de l’ouvrage d’Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Gallimard, 2004). Il s’agira en toute modestie d’en faire une critique, mais une critique qui soit la plus complète possible de quelques passages, afin de montrer leur manque de pertinence. Ceci permettra je l’espère, à ceux qui veulent se faire une idée qui soit la plus objective possible du livre, d’être bien éclairés. De telle sorte que les critiques approfondies mises bout à bout, puissent au final permettre une critique globale dans toute sa rigueur. Je me permets d’en faire la critique pour montrer que le livre repose de bout en bout sur nombre d’idées reçues qu’il est difficile à tout profane de déceler. Si moralement toute traite, quelle qu’elle soit, est condamnable, faire équivaloir la traite occidentale avec les autres, n’est pas juste si on sait ce que c’est que le Code noir. Si on suit la logique de l’auteur, autant mettre sur le même pied d’égalité toutes les formes d’esclavage universellement pratiquées (Afrique, Europe, Asie) depuis la plus haute antiquité, ce qui est une véritable aberration ! (je répète que toute traite est condamnable). Son livre est construit autour de trois axes principaux : « essor et évolution des traites négrières », « le processus abolitionniste » qui fait l’impasse sur les résistances des esclaves, et « la traite dans l'histoire mondiale ».
Parlant des Nubiens en Égypte, Pétré-Grenouilleau (p. 23) écrit : « La couleur ne semble donc pas avoir été un obstacle à l’assimilation, sans doute du fait de la diversité des populations égyptiennes ».
Il faut arrêter de réfléchir comme si le Noir pouvait être du fait de sa couleur, un étranger en Égypte ancienne. Disons sans entrer dans les détails, que même si la population de l’Égypte ancienne est devenue diverse avec le temps, elle fut originellement noire. Si les ancêtres des Grecs et Latins vont dans ce sens sur environ un millénaire de témoignages écrits, l’avis très explicite de Jean Leclant le chef de file des égyptologues français, devrait l’éclairer : « Voici que l’Égypte la plus ancienne, si longtemps perçue dans un contexte asiatique par les égyptologues, se révèle, grâce aux travaux des préhistoriens, comme africaine » (Cornevin, Secrets du continent…, p. 10).
L’auteur (p. 24) écrit : « Les restes de squelettes négroïdes retrouvés dans les nécropoles puniques témoignent du fait que leur présence était plus fréquente à Carthage, laquelle se les procurait par l’intermédiaire des Garamantes. Ceux-ci étaient probablement des Berbères ».
Il est erroné de présenter dans l’absolu, les Noirs de Carthage comme des captifs venus d’ailleurs. Selon Eugène Pittard, les anciens Carthaginois étaient de type négritique, à l’exemple de la prêtresse de Tanit, découverte par Delattre (Diop, Nations…, p. 186-9). L’auteur semble ignorer que toute l’Afrique du Nord était essentiellement (pas exclusivement) peuplée de Noirs : « En Afrique, le peuplement éthiopien atteignait à l’époque romaine encore (après 146 avant J.-C) le Sud de la Tunisie, de Tanger, la Cyrénaïque, la Marmarique et l’Égypte. C’était les vestiges d’une époque ancienne quand tous les pays du midi étaient éthiopiens » (Sall, Racines éthiopiennes…, p. 160).
De plus l’historien et non le profane doit savoir que les vestiges archéologiques du Sahara représentent essentiellement et non exclusivement des Noirs : capsiens de Tunisie, peintures rupestres d’Algérie datant d’environ 5000 ans avant notre ère, les plus vieux fossiles tel l’homme d’Asselar, l’homme d’Amekni. Si 17% des Algériens actuels portent un antigène fort répandu chez les Noirs en l’occurrence le système Duffy (Crubézy, Anthropobiologie, p. 104), on sait que les Haratines actuels encore appelés Izzegaren, ces Noirs des oasis de la Méditerranée comme ceux du Haut-Atlas marocain, sont considérés comme les descendants des premiers habitants du Sahara. La superposition d’une couche nouvelle noire esclave sur la couche autochtone noire, ne doit pas faire oublier que le Sahara fut à une époque révolue, essentiellement (et non exclusivement) noir. En faisant des Garamantes des Berbères, Pétré-Grenouilleau sait que le profane fera l’équivalence garamante = blanc. Il écrit plus loin (p. 24) que « les Garamantes faisaient littéralement la chasse aux “ troglodytes éthiopiens ” ». Hérodote (IV 183-4) sur lequel il s’appuie, ne précise pas l’ethnie des Garamantes.
Si des auteurs comme Strabon et Dionysius considèrent que les Garamantes ne sont pas comme des Éthiopiens, d’autres tels Ptolémée, Solin, Isidore de Séville, Lucain, considèrent que ce sont des Éthiopiens. Donc l’auteur aurait pu dire par prudence méthodologique, que les Garamantes sont plus ou moins métissés, mais il ne l’a pas fait. C’est une erreur (volontaire) qu’il aurait pu éviter car la référence de Desanges (RFHOM, 1975, LXII, p. 412) sur laquelle il s’est appuyé, contient une phrase latine qui fait des Garamantes des peuples foncièrement noirs, phrase qui compare leur couleur à celle de la poix, donc une couleur bien noire : « L’excrément des Garamantes s’est répandu sous nos cieux, Et dans la poix de son corps s’éjouit l’esclave noir ». Ce même Desanges soutient ailleurs (Catalogues 95, n. 4) que les Garamantes sont probablement métissés (Snowden, Blacks…, p. 112). Les résultats de Chamla qui a étudié leurs tombes tardives, vont dans ce sens : « 42% de non négroïdes, 33% de mixtes et 25% de négroïdes » (Sall, Ibidem, p. 165). La proportion des Noirs est sans doute plus élevée car Chamla « ne semble avoir fouillé que les tombes récentes » (Ibid.). Malgré cela, les Noirs et métissés font 58% dans les tombes tardives. Pétré-Grenouilleau (p. 25, 2ème phrase), dit que parce que basé au Maghreb, en Libye et en Egypte, l’empire romain se pourvoit en captifs noirs par des expéditions à l’intérieur du continent. C’est encore une fois une vue simpliste : abstraction faite des incursions à l’intérieur du continent, le seul fait que les troupes romaines soient basées en Afrique du Nord, permet de se pourvoir en captifs noirs, l’Afrique du Nord ayant toujours été peuplée de Noirs.
Dans sa logique, il n’a donc pas intégré le fait que le Sahara ancien était essentiellement noir alors que les découvertes archéologiques ont débuté vers 1955, sans oublier nombre de témoignages anciens grecs et latins.
« L’histoire ne se résumant pas à une série de syllogismes, voir dans les effets démographiques de la traite l’une des raisons essentielles du mal développement africain serait donc doublement hypothétique » (Pétré-Grenouilleau, p. 393).
Pétré-Grenouilleau semble oublier que la traite a entraîné une désorganisation sociale, économique, culturelle, technique, fragmentation en ethnies (Diop-Maes, Afrique Noire, démographie…, p. 333), insécurité généralisée, famines, maladies (Ibidem, p. 230). Il est clair que « Ni les africanistes, ni les historiens, ni les démographes ne sont encore familiarisés avec cette idée, pourtant évidente, que durant deux à quatre siècles, selon les lieux, l’Afrique noire s’est enfoncée dans un état d’insécurité plus grave que celui de la France pendant la guerre de Cent Ans avec tous les effets corrélatifs sur la société, l’économie et la démographie » (Ibidem, p. 233).
On sait aussi que « l’Europe occidentale a connu la même régression. Pendant le haut moyen âge, tout le savoir de l’antiquité s’était réfugié dans quelques monastères où il végéta jusqu’à la Renaissance carolingienne avec Alcuin. Les techniques étaient perdues, les acquisitions architecturales en particulier. Non seulement on ne savait plus rien de la science antique, mais on ne pouvait même plus construire des édifices tant soit peu complexes. Les solutions des problèmes architecturaux étaient perdues » (Diop, Antériorité…, p. 244). On sait aussi qu’en Europe le rabot aurait disparu lors de la chute de l’empire romain, avant d’être réinventé au 13ème s. ap. J.-C. : de même diverses techniques se sont perdues en Afrique Noire à partir du 16ème s. ap. J.-C. (Diop-Maes, Ibidem, p. 162 indice 92). Si Sartre rappelle que des paysans français en 1789 avaient des terreurs paniques dont l’origine remonte à la guerre de Cent ans soit plus de trois siècles plus tôt (Adotévi, Négritude…, 1972, p. 55), cela signifie aussi, que le traumatisme lié à la traite est vraiment sous-estimé dans le monde noir dans son ensemble et que cela contribue à nos problèmes actuels : aliénation psychologique, mentale.
Le préalable au développement faisant défaut à cause de nombre de changements dans la société, il n’est donc pas nécessaire de faire de la seule régression démographique qu’il nie d’ailleurs avec force [il écrit : « … que sa population ait décliné est (…) improbable », p. 392], la cause unique du mal développement en Afrique Noire. Il faut surtout tenir compte aussi des conséquences incalculables liées à la traite. Quand Pétré-Grenouilleau (p. 392) écrit que la révolution industrielle « aurait sans doute été improbable dans des régions ignorant la roue », il semble avoir une vision statique de l’histoire : qu’est-ce qui lui dit qu’une société d’Afrique Noire relativement stable et n’étant pas tombée dans une profonde régression, n’adopterait pas la roue comme une nécessité du moment, qui s’impose à la raison ? Au-delà de la roue, c’est un cadre général qui permet le développement, la roue n’étant qu’un instrument parmi d’autres, d’une dynamique collective : l’analyse de Pétré-Grenouilleau manque d’une vision globale. Si l’adoption de la roue est rare car ne s’adapte « pas bien au milieu naturel » (Diop-Maes, Ibidem, p. 162), il semble selon d’autres historiens que la roue était bien connue puisque les enfants s’en servaient comme instrument de jeu, ce qui implique qu’elle aurait pu être adoptée si nécessaire dans une société qui n’est pas en régression continue.
La roue existe en Égypte depuis 2780 av. J.-C. (Obenga, La géométrie…, p. 32), elle est probablement connue en Nubie et on sait qu’en Afrique orientale où les routes semblent peut-être plus nombreuses, la roue existe (Diop-Maes, Ibidem, p. 162). Au-delà de la roue, le moulin à vent est inventé non en Europe mais en Perse au 7ème s. ap. J.-C., puis gagne l’Espagne au 10ème s. ap. J.-C. avant d’atteindre toute l’Europe (Diop-Maes, Ibidem, p. 163). Il est aujourd’hui bien connu qu’aucune région du monde n’a le monopole des inventions techniques et découvertes : l’étoile Sirius découverte en Europe en 1862 alors que les Dogons du Mali l’avaient découverte depuis le 13ème s. ap. J.-C. d’après Griaule. Aussi étonnant que cela puisse paraître, pour l’école traditionnelle des Dogons, le compagnon de Sirius effectue une rotation annuelle autour de son propre axe, ce que l’astronomie moderne n’a encore ni confirmé, ni infirmé (Diop, Civilisation…, pp. 404-405). Si l’archétype de l’écriture égyptienne a été découverte à Qostul en Nubie dès la fin du 4ème millénaire (Diop, Civilisation…, p. 134), on sait depuis 1998 avec l’archéologue allemand Dreyer, que cette écriture égyptienne (de 3400 av. J.-C.) est désormais la plus ancienne du monde (Ankh 8/9, p. 88). L’écriture grecque semble dérivée de l’égyptienne par le biais de la phénicienne (les Grecs à travers Cadmos ont assez souligné l’origine phénicienne de leur écriture : Diogène Laerce VII 30), les Phéniciens à travers la cosmogonie de Sanchonation, soutenant la dérivation de leur écriture de l’égyptienne et Senenmout l’Égyptien soutenant la même idée (Desroches, Hatshepsout, 2002, p. 337). Selon Dapper le savon fabriqué en Afrique Noire était « beaucoup meilleur que celui de l’Europe » (Diop-Maes, Ibidem, p. 163). Je donne ces exemples pour dire que l’Afrique Noire a aussi été l’actrice des grandes inventions de l’humanité : elle aurait pu aussi se développer par l’acquisition de techniques qui ne lui sont pas inaccessibles.
Donc contrairement aux affirmations de Pétré-Grenouilleau, on peut voir dans la traite et ses conséquences, les causes du mal développement de l’Afrique
Noire. Seule une relative stabilité permettrait l’accumulation du savoir et par voie de conséquence une forme de développement.
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