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septembre 2005 - Pages 22 et 23
Pour une organisation de la communauté mondiale
Comment fonder une organisation mondiale réellement chargée de défendre le bien commun des peuples, et notamment à même de limiter le pouvoir des grandes puissances ? Des pistes de propositions sont soumises au débat.
Par Monique Chemillier-Gendreau
Professeur de droit international à l’université Paris-VII (Denis-Diderot).
La réforme des Nations unies est un serpent de mer vieillissant (1). La bureaucratie de l’ONU, enflée au fil des années, est taxée d’inefficacité. Le Conseil de sécurité, organe principal chargé du maintien de la paix, dominé par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, a manqué à sa tâche en laissant les conflits se multiplier et en choisissant d’intervenir de manière arbitraire. Annoncés avec la fin de la guerre froide, les « dividendes de la paix » n’ont été qu’un leurre, et les ventes d’armes ont rebondi car les grandes puissances ont fait le choix de la militarisation de leurs économies. Les opérations de maintien de la paix se sont développées de manière exponentielle, menant souvent à des fiascos retentissants (2). L’opération décidée unilatéralement par le président George W. Bush en Irak, sortant ce pays d’une dictature pour l’enfoncer dans le chaos et la violence, a confirmé l’impuissance de l’ONU.
L’actualité de la réforme a été relancée par un premier rapport d’experts présenté au secrétaire général fin 2004 sur les menaces, les défis et le changement, puis par la publication du rapport de M. Kofi Annan, le 21 mars 2005. On y trouve une analyse des « défis d’un monde qui change » : la guerre entre Etats, la violence à l’intérieur des Etats, la pauvreté, les maladies infectieuses et la dégradation de l’environnement, les armes nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques, le terrorisme, la criminalité organisée. Ainsi l’accent est-il mis sur la prévention, et l’objectif du maintien de la paix est donc lié aux conditions de cette paix.
Le secrétaire général reprend des propositions très précises faites par le rapport d’experts concernant la réglementation des armes (marquage et localisation des armes légères, transparence des stocks) et la définition du terrorisme (« tout acte [...] commis dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves à des civils ou à des non-combattants, qui a pour objet, par sa nature ou son contexte, d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire »).
A propos de la paix, conscient des risques de dégénérescence que court un pays sortant d’un conflit, le secrétaire général propose une Commission de consolidation de la paix. Enfin, il insiste pour que tous les Etats membres signent et ratifient un grand nombre de traités touchant la protection des civils, les différents aspects du désarmement, et surtout le statut de Rome, qui donne autorité à la Cour pénale internationale. Mais n’y a-t-il pas là un discours de l’impuissance puisque le droit international, qui reste le cadre général de toute réforme, laisse aux Etats souverains la pleine liberté de leurs engagements ? Et quel impact aura cette exhortation du secrétaire général sur les Etats grisés de puissance qui ont montré surabondamment, ces dernières années, qu’ils étaient au-dessus de toute règle ?
Pour importantes que soient toutes ces considérations relatives à l’environnement dans lequel peut se déployer le mécanisme du maintien de la paix, elles occultent cependant mal les limites des propositions relatives à la question centrale : la réforme institutionnelle des Nations unies. Le secrétaire général évite d’aller jusqu’au fondement du problème. La catégorie de membres permanents n’est pas remise en cause, en dépit de l’usure de légitimité des cinq Etats vainqueurs de la seconde guerre mondiale.
Ainsi, contrairement à un intitulé prometteur – « Démocratiser le Conseil » (aveu que la composition de celui-ci rompt avec l’égalité pourtant proclamée entre ses membres) –, aucune avancée de la démocratie entre les peuples ne se profile à l’horizon. Le statut de membre permanent et le droit de veto restent des positions de pouvoir sans autre justification. Pourtant, ce que les bénéficiaires de ce pouvoir ont fait en un demi-siècle démontre suffisamment qu’il faut en finir avec ce système. Leur impunité, la consolidation de leur puissance, la militarisation à laquelle ils ont conduit le monde plaident sans hésitation pour une remise en cause de leurs privilèges. L’Allemagne, le Japon, le Brésil et l’Inde (G4) sont ouvertement candidats à ce statut privilégié, et bien d’autres sont sur les rangs.
Il n’y a donc aucune contestation de l’idée de permanence de la puissance en dépit du fait que celle-ci est éphémère par nature. Les nouveaux que l’on admettrait dans ce club parce qu’ils sont les puissants d’aujourd’hui seraient doublés par d’autres plus puissants demain. Mais il faut surtout contester la puissance comme critère de désignation des responsables. Toute l’histoire de la démocratie a consisté à lutter contre la confiscation du pouvoir par les plus riches ou les plus forts. A travers les aménagements qu’on en propose, le Conseil de sécurité reste un organe aristocratique en rupture avec la démocratie dans son essence égalitaire, et l’annonce « Démocratiser le Conseil » est un faux-semblant.
Quant au veto, il fait l’objet d’âpres débats. Les candidats du G4 au statut de membre permanent acceptent de payer le prix de leur entrée dans ce cercle de la puissance en différant de quinze ans l’obtention du veto. Mais cette proposition a cabré les Africains. Or ce qui se joue ce mois-ci est en grande partie entre leurs mains puisque tout amendement ne peut passer qu’avec les deux tiers des voix de l’Assemblée générale. Ensuite, pour entrer en vigueur, le texte devra être ratifié par les deux tiers des Etats membres, dont les cinq permanents.
Les propositions qui ont trait à l’Assemblée générale sont très faibles. Et celle qui concerne la mise en place d’un Conseil des droits de la personne pour remplacer l’actuelle commission n’est qu’une amélioration relative, les fonctions et les pouvoirs de ce nouvel organe n’étant pas précisés. Dans ce domaine, une seule réforme apporterait cette efficacité des droits de l’homme que tant de victimes attendent : la création d’une Cour internationale des droits de la personne devant laquelle les droits déclinés par les pactes internationaux seraient justiciables, et les pourvois individuels possibles sous certaines conditions. L’Europe s’est dotée de ce mécanisme avec la Cour européenne des droits de l’homme, qui siège à Strasbourg depuis 1959, donnant ainsi un immense avantage aux Européens sur les humains des autres continents. Il est urgent de combler ce fossé. Le Conseil des droits de l’homme proposé n’y suffira pas.
Enfin, si les causes de l’insécurité du monde sont analysées sérieusement dans le récent rapport, la question de la sécurité n’est pas pour autant mise en relation avec celle de la définition du bien commun au sein de la communauté politique mondiale. Là est cependant le défi principal de notre temps. Et les mesures proposées sont entravées par deux facteurs : l’hégémonie maintenue de ceux qui ont confisqué le pouvoir en 1945 et l’universalité de l’ultralibéralisme depuis la chute du communisme. Nous avons tous à y perdre.
Pour rêver d’un autre système institutionnel mondial, il est impératif de se demander d’abord dans quel monde nous vivons et où nous voulons aller. L’idée dominant le projet de 1945 était celle de la sécurité collective, mais les menaces alors prises en compte étaient interétatiques, forces militaires contre forces militaires. Les menaces ont changé de nature, ce que le haut responsable des Nations unies souligne : dissémination des armes classiques ou nucléaires, moyens rudimentaires du terrorisme, génocides à coups de machette sont autant de violences qui traversent et débordent les Etats. Leurs causes ? La faim, les disparités indécentes de développement, l’inégalité devant les catastrophes naturelles, en particulier climatiques, l’encouragement des grandes puissances aux ventes d’armes et aux trafics divers, les idéologies d’appui au racisme et aux discriminations (groupes néonazis dans de nombreux pays d’Europe et en Russie, « ivoirité » menaçante, sionisme discriminatoire contre les Arabes en Israël et conduisant au refus de la paix en Palestine, islamisme agressif).
Toutefois, les humains ne cesseront jamais d’être confrontés à leur violence. Celle qui se déploie à travers la mondialisation laisse sur le bord du chemin des fractions d’exclus de plus en plus importantes, engendrant de nouvelles formes de violence et l’entrée en scène d’un terrorisme généralisé.
La réponse onusienne, même retouchée selon les propositions avancées par M. Kofi Annan, apparaît dès lors comme profondément insuffisante. La complexité de la société mondiale est ignorée. L’ONU gère (bien faiblement) les relations entre les Etats. Les relations intenses établies directement par les populations hors contrôle des Etats se développent dans un pur rapport de forces et au détriment de droits humains pourtant affirmés. L’urgente nécessité de mettre sous un statut de protection et de partage équitable les données vitales (eau, énergie, connaissances, médicaments, etc.) est étrangère à l’organisation, en dépit de l’alerte donnée à cet égard par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
Si l’ONU se révèle inamendable, les grandes puissances ne voulant rien céder de leur pouvoir et continuant de capter l’essentiel des ressources du monde, alors il faut d’urgence inventer une Organisation de la communauté mondiale. Les Etats les plus sacrifiés de la mondialisation seraient bien avisés d’imaginer quitter l’ONU pour fonder sur-le-champ une autre institution à la mesure des nécessités.
Quel serait ce projet librement conçu ? Installée à Jérusalem, comme l’a proposé Régis Debray, ou en Afrique, ou bien encore en Amérique latine, pour la décentrer symboliquement de l’Occident, une organisation universelle refondée aurait pour objectif la construction d’une communauté politique universelle, non pas substituée aux communautés nationales mais complémentaire de celles-ci, afin de répondre à la complexité d’une société mêlant relations interétatiques et interindividuelles. L’enjeu central en serait la définition et la défense du bien commun des peuples. C’est à travers ce projet que le maintien de la paix peut apparaître comme autre chose qu’une thérapeutique tardive et souvent désespérée.
Pour répondre à cette logique, l’architecture institutionnelle pourrait être conçue en quatre organes politiques. L’Assemblée générale représenterait les Etats. Une seconde assemblée devrait répondre à la très difficile représentation des populations. Elle ne serait pas directement élue, car cela ouvrirait la porte à toutes les manipulations. Une enceinte réservée à la société civile à travers les organisations non gouvernementales (ONG) est aussi à écarter dans la mesure où celles-ci sont autolégitimées et très inégalement réparties géographiquement. Une solution acceptable, au moins pour le moment, serait que la deuxième assemblée soit issue des Parlements nationaux. Chaque Parlement y enverrait un nombre de membres proportionnel à sa population, mais selon une clé permettant d’éviter les sur- ou sous-représentations. Ainsi les très petits Etats devraient-ils se regrouper pour avoir une représentation, et ce serait salutaire car le « un Etat, une voix », maintenu pour la première assemblée et qui leur est très favorable, serait de ce fait corrigé.
Ces deux assemblées travailleraient ensemble et en commissions sur un modèle bicaméral aux questions politiques, mais aussi économiques, sociales, militaires, culturelles de portée mondiale. Les textes votés auraient valeur contraignante et ne seraient plus de la soft law. Le Conseil économique et social disparaîtrait, ainsi que le Conseil de tutelle (3).
A ces deux assemblées feraient pendant deux conseils, l’un chargé des actions de prévention (non militaires), l’autre chargé des interventions en cas de rupture de la paix. Les membres du premier (25) seraient formés de parlementaires élus seulement par la seconde assemblée et parmi les membres de celle-ci, sans distinction entre eux et pour une durée égale pour tous. Il lui incomberait notamment de mettre en œuvre les mesures de l’Organisation de la communauté mondiale au profit du bien commun.
Le second conseil, chargé de la sécurité, se composerait des représentants de 25 Etats, élus par les deux assemblées réunies. Ils auraient tous la même durée de mandat et les mêmes prérogatives de décision. La catégorie de permanent et le veto seraient donc supprimés. Il faudrait toutefois imaginer comment régler le paradoxe qu’il peut y avoir à confier la responsabilité de la paix à des Etats ayant un intérêt à la guerre. Une clause d’inéligibilité à ce conseil devrait donc faire barrage aux Etats ayant fait le choix de budgets militaires exorbitants par rapport à leurs dépenses sociales ou pour lesquels un constat d’agression aurait été établi dans les deux années précédant l’élection.
Les organes principaux compteraient encore un secrétaire général responsable de son action devant les deux assemblées. Quant à la Cour internationale de justice, son statut serait réformé pour qu’elle fusionne avec la Cour pénale internationale et que la compétence de cette double juridiction soit obligatoire (4). Une Cour internationale des droits de la personne viendrait compléter ce dispositif judiciaire.
La réflexion dans ces directions est féconde hors des cercles gouvernementaux (5). Les propositions ci-dessus sont livrées pour être discutées. Mais les trois impératifs qu’elles expriment – besoin de démocratie (par disparition de toute prérogative au profit de certains Etats), besoin de droit (par le renforcement des compétences des assemblées générales) et besoin de justice (par la compétence obligatoire des juridictions internationales) – ne peuvent être ignorés plus longtemps.
(1) En témoigne l’ouvrage de 950 pages de Joachim Müller, Reforming the United Nations. The Quiet Revolution, Kluwer Law International, La Haye, 2001.
(2) Lire Maurice Bertrand, L’ONU, La Découverte, Paris, 2004 (5e édition).
(3) Le Conseil de tutelle, composé de membres administrant des territoires sous tutelle et d’autres membres (article 86 de la Charte), est l’un des organes principaux de l’Organisation des Nations unies, chargé de surveiller l’administration des territoires sous tutelle. Avec l’indépendance de Palau, dernier territoire concerné, le Conseil a officiellement décidé de suspendre ses activités à partir du 1er novembre 1994.
(4) La Cour internationale de justice (CIJ) juge les différends entre Etats. La Cour pénale internationale (CPI) juge, sous certaines conditions, les individus soupçonnés de certains crimes internationaux. Lire Anne-Cécile Robert, « Justice internationale, politique et droit », Le Monde diplomatique, avril 2003.
(5) Lire Daniele Archibugi et David Held (sous la dir. de), Cosmopolitan Democracy. An Agenda for a New World Order, Polity Press, Cambridge, 1995.
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