Esclavage : commémorer et combattre ?
LEMONDE.FR | 04.05.06 | 14h56 • Mis à jour le 10.05.06 | 17h26
L'intégralité du débat avec Françoise Vergès, membre du Comité pour la mémoire de l'esclavage et auteure de "La mémoire enchaînée : Penser l'esclavage aujourd'hui" (Albin Michel, 2006), mercredi 10 mai 2006
Joyce971 : Pourquoi avez-vous orienté vos recherches sur le thème de l'esclavage et pourquoi avez-vous accepté d'être membre du Comité pour la mémoire de l'esclavage ? Etes-vous vous même une descendante d'esclave ? En êtes-vous fière ?
Françoise Vergès : Je me suis intéressée à la question dès mon enfance. J'ai grandi à la Réunion, dont l'histoire, la culture, l'environnement, la nature sont héritiers de l'esclavage et du colonialisme. Tous les noms de l'intérieur de l'île sont des noms malgaches, par exemple. On n'en parlait pas du tout à l'école à l'époque. Mais j'étais dans une famille d'intellectuels anticolonialistes, et on m'a expliqué l'histoire. Ensuite, je trouve que repenser la figure de l'esclave et le silence autour de cette figure dans la pensée française est très révélatrice des limites de son universalisme. Et étudier cela, vraiment, est très important pour comprendre des choses présentes : les racines du racisme, les origines des inégalités dans les DOM, les origines aussi des inégalités économiques. Et aussi le dépeuplement de l'Afrique causé par la traite négrière. Toutes ces questions m'ont semblé, à moi qui m'intéresse aux questions de liberté, d'égalité, de justice, importantes. Je ne suis pas directement descendante d'esclaves, mais je suis fière de cette histoire et je suis fière de contribuer à faire connaître cette histoire.
Victoria26 : Certains disent que la France n'a de cesse de s'autoflageller et qu'elle n'assume pas son histoire, qu'en pensez-vous ?
Françoise Vergès : Cette histoire, elle l'assume parce qu'il y a eu une mobilisation des descendants d'esclaves, d'associations, de chercheurs, et elle commence tout juste à l'assumer. Assumer, ce n'est pas s'autoflageller, justement. Assumer, c'est étudier les responsabilités dans cet événement. Pour moi, ce n'est pas de l'autoflagellation.
Matoutou : Est-ce que l'Afrique doit être responsable au même titre que l'Europe face à la traite négrière ?
Françoise Vergès : Peut-être pas au même titre. Les responsabilités ne sont pas égales. Il y avait des traites à l'intérieur du continent africain, et des systèmes esclavagistes, mais ce sont les Européens qui sont venus chercher des millions d'Africains pour les déporter de l'autre côté de l'Atlantique. Il y a donc une responsabilité particulière pour l'Europe, responsabilité qui va aussi avec le fait que l'Europe s'est voulue le berceau de la civilisation. Il faut étudier toutes les responsabilités par ailleurs.
Virginie : Selon l'"Express", au Niger (qui compte à peine plus de 10 millions d'habitants) 800 000 personnes seraient encore propriété pleine et entière d'une personne ou d'une famille.
Free : Commémorer, n'est-ce pas donner l'impression que l'esclavage est derrière nous et ne fait partie que de notre passé alors que l'esclavage moderne est bien une réalité ?
Françoise Vergès : Il faudrait déjà s'entendre sur ce qu'on appelle esclavage moderne. On a parlé de l'esclavage du CPE. Dans les grands textes féministes, on parlait de l'esclavage des femmes dans la société française du XVIIIe siècle. Il y a l'esclavage qu'on appelle colonial, celui que l'Europe organise pour son empire colonial. Les formes actuelles d'esclavage, notamment en Afrique, sont dues à l'extrême pauvreté, ou des choses qui sont restées d'avant. Les familles vendent leur enfant, s'en débarrassent. Mais n'oublions pas que la très grande pauvreté au XIXe siècle, en Angleterre ou d'autres pays d'Europe, ce sont aussi les gens qui se débarrassent de leur enfant pour les faire travailler. Il n'y a qu'à relire Dickens. Il y a donc cet esclavage dont la cause est la grande pauvreté, et cet esclavage dont nous parlons, qui lui s'appuie sur les guerres de razzia pour enlever les gens et les déporter. En commémorant l'esclavage aujourd'hui, cela permet de réfléchir sur les nouvelles formes de servitude.
"UN CRIME CONTRE L'HUMANITÉ"
Cilas_kemedjio_2 : Bonjour Francoise Vergès, c'est Cilas Kemedjio depuis l'université de Rochester aux Etats-Unis. Je suis en train de lire le livre de Petre-Grenuilleau sur les traites négrières. L'auteur s'emploie à relativiser la traite occidentale en invoquant la plus grande importance des traites dites orientales, en mettant en avant ce qu'il appelle l'offre africaine. Je voudrais vous demander ce que vous pensez de son approche en tant qu'historienne, mais aussi de commenter son intervention dans le contexte politique et intellectuel de la France d'aujourd'hui.
Françoise Vergès : Premier point : je trouve que c'est un livre très incomplet scientifiquement, très vague aussi dans certains aspects, et qui met sur le même plan toutes les traites. Il est évident qu'il faut parler des traites orientales et intra-africaines, et de leurs conséquences pour l'Afrique. Mais le livre ne permet pas de comprendre ce qui est différent entre ces traites. Je voudrais souligner que ce livre a été publié chez Gallimard, grande maison d'édition, à la Bibliothèque de l'histoire, et que quand il est sorti il a reçu aussitôt un soutien énorme des médias. Pour moi, c'est cet aspect symptomatique qui est intéressant dans ce livre, à côté de la question scientifique.
Pourquoi ce livre devient-il tout de suite une "bible" de référence absolue comme s'il n'y avait rien eu avant ni après ? Je pense que cela révèle plutôt la difficulté en France d'aborder ces questions de manière complexe. On nous fait croire que parce que Petre-Grenuilleau parle aussi des autres traites qu'il ferait une histoire complète, mais en fait, il ne nous explique pas pourquoi la traite négrière européenne dure si longtemps. Cet ouvrage aurait pu ouvrir un débat, mais le fait qu'on nous l'ait présenté comme l'ouvrage définitif sur cette question a refermé le débat. Ce que je souhaite, ce sont des débats vraiment critiques et ouverts.
Joyce971 : Ne devrait-on pas faire la différence entre l'esclavage et la traite pour que ce soit plus clair pour tous ? Il s'agit alors de ne pas tout confondre et de ne pas permettre à ceux qui l'on pratiquée de s'excuser et de déplacer leur responsabilité...
Françoise Vergès : Les deux histoires ne sont effectivement pas exactement les mêmes, mais elles sont en même temps liées, c'est là la difficulté. Faire l'histoire de la traite négrière et de l'esclavage implique de se positionner sur plusieurs territoires : les ports négriers européens, les endroits de traite en Afrique, les îles où on s'arrête et les colonies où on arrive. Et ce qui se passe quand on arrive aux colonies, quel est le système qui attend les esclaves. Et ces systèmes varient d'une colonie à l'autre et vont aussi varier d'une époque à une autre. Ce qui se passe à la fin du XVIe siècle n'est plus ce qui se passe à la fin du XVIIIe siècle dans tous ces endroits. Il y a donc de vrais problèmes méthodologiques sur lesquels il faut réfléchir sérieusement. On ne peut pas traiter entièrement la question de la traite sans parler de la question de l'esclavage. Parce qu'il y aura des moments de pics de la traite et des moments de reflux qui vont correspondre à des demandes plus fortes ou plus faibles dans les colonies. Et les lieux de traite vont aussi se déplacer. Les deux questions sont donc à la fois séparées et liées.
Matoutou : Doit-on en arriver à demander des réparations selon vous à l'Occident ?
Françoise Vergès : D'abord, qui est "on" ? Parle-t-on des pays africains saignés par la traite, des sociétés anciennement esclavagistes ? Si l'on parle de la France, la question de la réparation pourrait s'entendre sous la forme de politique publique. Dans les domaines de la culture, de la recherche, de l'enseignement. Valoriser des lieux de mémoire, construire des centres de documentation, faire des bourses de recherche, aider les universités africaines, aider les maisons d'édition africaines. Faire une politique de soutien à la production de films, de documentaires. Et pour les DOM, comment réduire les inégalités, le chômage...
Ladu : Le débat sur l'esclavage est-il selon vous à mettre sur le même plan que les autres génocides ? Y a-t-il eu volonté d'anéantissement ?
Françoise Vergès : Je pense qu'il est très important justement de distinguer en quoi c'est un crime contre l'humanité. La finalité de l'esclavage n'est pas le génocide. Le génocide, c'est la volonté délibérée d'effacer de la surface de la Terre un peuple, de faire qu'il n'en reste rien. La finalité de l'esclavage, c'est d'avoir accès à une force de travail inépuisable et que l'on traite très mal. C'est un système meurtrier, mais pas génocidaire. Il faut être très clair sur les termes. Mais pour autant, c'est un crime contre l'humanité.
Cilas_Kemedjio_2 : En quoi la traite occidentale est-elle fondamentalement différente des autres formes de traite, si l'on met de côté l'intensité et l'industrialisation ? Qu'est-ce qui constituerait, sur le plan historique, la nouveauté de la traite transatlantique ?
Françoise Vergès : L'aspect massif de mise en relation de mondes différents. Il y a certaines traites orientales qui vont transporter des Africains en Inde, à Madagascar..., mais pas de manière massive. Les traites négrières européennes vont profondément bouleverser la cartographie du monde, en retraçant de nouvelles frontières, en créant de nouveaux Etats et en mettant en relation des peuples de manière violente. C'est ce qu'on appelle le "triangle atlantique", qu'il faut imaginer de manière multiple, complexe. La traite intra-africaine et orientale ne va pas produire cela de manière aussi massive.
Apaisement : Ne craignez-vous pas qu'en ouvrant un tel débat, il y ait de la récupération de la part de certains mouvements "communautarisants" du type de celui des "indigènes de la République" ?
Françoise Vergès : On peut s'y attendre, mais je n'en ai pas peur. Il n'y a pas de raison que ce terrain ne soit pas conflictuel. Toute réécriture de l'histoire donne lieu à des conflits. Que ce soit l'histoire des femmes, des ouvriers, des colonisés, et maintenant de nouveau l'histoire des esclaves, cela va donner lieu à des conflits. Tout le monde n'a pas les mêmes intérêts. Et c'est assez normal. Aucune écriture de l'histoire n'a été harmonieuse, sauf à imaginer une écriture totalitaire. Donc je combats les dérives, mais je ne les crains pas.
Sam 3 Juin - 21:38 par mihou