Société
DECLARATION DE PIERRE STAMBUL SUR LE SIONISME
Intervention de Pierre Stambul au colloque du Mrap à Paris le 13 mai 2006.
Les initiales du sigle MRAP ont donné pendant longtemps un rôle à part à l'antisémitisme parmi les autres racismes. Cette situation semblait totalement naturelle au lendemain du génocide nazi. Et puis, en 1977, le nom de l'association a changé pour devenir « Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples » [1]. En parcourant l'histoire de l'antisémitisme, j'essaierai d'examiner ce qui a fait la spécificité, voire l'unicité de cette forme de racisme. En posant aussi la question : est-il pertinent de faire aujourd'hui de l'antisémitisme un racisme « à part » ? Quelle est la réalité de l'antisémitisme aujourd'hui ? Y a-t-il recrudescence ?
D'autant que la guerre entre Israël et la Palestine a brouillé les cartes. Les confusions entre la religion juive (ou « israélite »), le ou les peuples juifs, l'idéologie sioniste et l'Etat d'Israël sont permanentes. Ces confusions sont délibérées de la part des institutions juives officielles ou plus généralement chez les partisans inconditionnels des différentes politiques israéliennes. Elles aboutissent à une instrumentalisation de l'antisémitisme et du crime absolu que représente le génocide. Systématiquement et sans discernement, toute critique d'Israël, toute forme d'antisionisme devient de l'antisémitisme, transposition du fameux « Arafat est un nouvel Hitler » qui justifiait chez Sharon le refus de négocier. Dans la confusion, on voit un Juif, ancien résistant et humaniste, comme Edgar Morin, condamné pour propos antisémites. En même temps, des antisémites avérés, les Chrétiens Sionistes Américains, sont devenus les principaux bailleurs de fond des colonies de Cisjordanie.
Les vrais antisémites se sont engouffrés dans la brèche. Comme il n'est plus « politiquement correct » et qu'il est même interdit aujourd'hui de déverser les tombereaux de haine raciste qu'un Dreyfus ou un Léon Blum ont pu subir, du coup, certains antisémites instrumentalisent la guerre du Proche-Orient pour expliquer que les crimes bien avérés commis par Tsahal ont pour origine la nature perverse du judaïsme. J'évoquerai le personnage d'Israël Shamir qui fait le lien entre le « vieil » antisémitisme et celui qui avance masqué.
L'antijudaïsme chrétien
Les questions : « qu'est-ce qu'être juif ? » ou « d'où viennent les Juifs ? » sont très complexes. Elles ont pourtant des conséquences très actuelles. Le Peuple Juif s'est constitué à partir du « Livre » (la Bible) qui lui a donné une raison d'être. Il y a toujours eu chez les Juifs un débat, une confrontation entre ceux qui acceptaient « l'autre » (autrefois les divinités des autres peuples ou la domination romaine) et ceux qui estimaient que les Juifs ne pouvaient vivre qu'entre eux. Cette confrontation se poursuit aujourd'hui. Les différentes identités juives et l'antisémitisme sont essentiellement liés à la dispersion (diaspora) qui a commencé avant les deux destructions du Temple. La majorité des Juifs vit toujours hors d'Israël. Bien avant l'Hébreu qui est une langue reconstituée à partir de la langue religieuse, il y a eu les langues juives de la diaspora : ladino, judéo-arabe, yiddish. Ceux qui essaient de « clore » l'histoire du judaïsme en affirmant la centralité d'Israël, en présentant la diaspora comme une longue parenthèse ou en mythifiant un prétendu royaume unifié qu'il faudrait reconstituer, commettent un mensonge historique. Il n'y a évidemment pas de « race » juive. Les Juifs d'aujourd'hui résultent de nombreux mélanges. Les descendants de ceux qui ont quitté la Palestine après la destruction du IIe Temple se sont mélangés avec des Berbères, des Espagnols, ou plus tard des Slaves et des Khazars [2] . Et le Peuple Palestinien qui est un peuple autochtone est partiellement issu du monde hébraïque. Il faut donc parler à propos des Juifs de peuple (il serait plus exact de mettre peuples au pluriel) et d'une communauté de destin liée à une religion.
L'histoire du judaïsme diasporique est souvent présentée comme une longue suite de persécutions et de massacres. Il y a pourtant eu des périodes beaucoup plus favorables : sous Charlemagne, en Andalousie, lors de l'arrivée en Pologne ou dans l'empire Ottoman.
Avant le XIXe siècle, le Christianisme est le principal vecteur des persécutions antijuives. Dans le Bas-Empire Romain, le judaïsme est prosélyte et il est en concurrence avec d'autres religions. Dès que le Christianisme triomphe et devient religion d'état, les persécutions commencent. Les Juifs sont victimes de nombreux interdits (dont la possession de la terre), d'expulsions incessantes, de pillages et parfois de massacres. On les accuse d'être déicides ou de commettre des crimes rituels et on leur associe les pires stéréotypes : l'argent, la volonté de dominer le monde ... Au Moyen-Âge, toute une série de persécutions se codifient. À l'instar des lépreux, des hérétiques ou des « sorcières », les Juifs sont pourchassés et enfermés dans leurs quartiers qui prendront le nom de juderias en Espagne et de ghettos dans le reste de l'Europe. Les massacres de masse commencent avec la première croisade qui détruit les communautés juives de la vallée du Rhin. Les pogroms les plus meurtriers auront lieu en Espagne (Ecija 1391, le siècle qui suivra sera une lente agonie pour le judaïsme espagnol) et en Ukraine au XVIIe siècle avec les Cosaques de Khmelnitski.
L'histoire des Juifs espagnols préfigure l'antisémitisme moderne. La transformation de l'Espagne en état moderne centralisé se traduit par le massacre, la conversion forcée ou l'expulsion des Maures et des Juifs. En 1492, les Juifs doivent quitter un pays où ils avaient formé jusqu'à 10% de la population et dont ils avaient adopté la langue. Leurs descendants devenus chrétiens (les Marranes) seront pourchassés par l'Inquisition au nom d'une « pureté de sang » qui préfigure le racisme moderne.
Y a-t-il eu persécution des Juifs dans le monde Arabo-Musulman avant le colonialisme et le sionisme ? Clairement, rien de comparable avec ce qu'ils ont subi en pays chrétien. Comme d'autres « religions du livre », dans le monde musulman, les Juifs ont un statut, certes « inférieur » [3], mais qui est quand même une forme de protection. Il y a eu des moments de tension comme au moment de l'invasion Almohade en Andalousie (qui a provoqué l'exode de nombreux Juifs Andalous vers l'Espagne Chrétienne), mais ces tensions n'ont eu aucun caractère spécifique anti-Juif.
L'antisémitisme racial
C'est paradoxalement « l'émancipation » des Juifs, leur sortie du ghetto et leur accès à la citoyenneté, phénomène qui commence en Allemagne puis en France au XVIIIe siècle qui vont permettre le passage de l'antijudaïsme chrétien à l'antisémitisme moderne tout en conservant les stéréotypes anciens sur l'argent, le cosmopolitisme, la volonté de diriger le monde ...
Des Juifs se convertissent ou s'éloignent de la religion. On peut donc dire qu'en Europe, l'identité juive n'est plus essentiellement religieuse depuis plus de deux siècles. Devenus « invisibles », les Juifs représentent un obstacle face aux différents nationalismes européens qui émergent dans les empires multinationaux et rêvent de construire des nations ethniquement pures. Le Juif est à la fois celui qui est très proche par le lieu de vie, par la langue, par la culture et qui a en même temps une insupportable différence et est considéré comme « inassimilable ». Tous les nationalismes qui privilégient la Nation et l'ethnie par rapport à la citoyenneté, sont antisémites. C'est à cette époque que naît la classification des peuples en « races », la « race sémitique » étant considérée comme inférieure à « l'Aryenne ».
Dans l'Empire Russe où vivent 60% des Juifs du monde entier vers 1880, ceux-ci sont massivement des prolétaires (ouvriers, artisans, colporteurs) et beaucoup d'entre eux sont gagnés par les idées révolutionnaires. L'antisémitisme s'ajoute à un véritable conflit de classe. Le régime tsariste organise des pogroms meurtriers pour essayer de détourner la colère populaire. En France, l'affaire Dreyfus fait de l'antisémitisme une question nationale. On peut en tirer deux conclusions : à cette époque, la moitié de la société est antisémite. On peut aussi constater qu'il est possible de vaincre les antisémites.
Après la guerre de 14, un véritable consensus s'installe en Europe. Les Juifs sont considérés comme responsables de tout : la guerre, la crise économique, la corruption, la Révolution ... Un grand nombre d'intellectuels délirent sur la pureté et rivalisent dans l'antisémitisme le plus agressif. Les lois permettent cette explosion publique de haine. L'avènement du Nazisme a lieu dans un large consensus et dans ce consensus, il y a l'élimination des Juifs. Le Nazisme triomphe dans un pays dont les Juifs avaient adopté la culture et où ils formaient une partie importante de « l'intelligentsia ». Pour s'imposer, les Nazis ont fréquemment assimilé les Juifs et les Bolcheviques. Aucune tentative de minimiser, de relativiser ou « d'euphémiser » le génocide nazi n'est tolérable. Il s'agit bien du rassemblement de toute l'énergie d'un état moderne pour exterminer un peuple et la moitié des Juifs européens y ont perdu la vie. Parmi les morts, beaucoup étaient peu ou pas du tout croyants. La question religieuse a joué un rôle secondaire dans la rationalité meurtrière des Nazis. Auschwitz symbolise l'aboutissement de l'antisémitisme racial et c'est bien parce que la réalité est « indicible » qu'une poignée de révisionnistes essaie aujourd'hui de la nier. Les Juifs en ont gardé un immense traumatisme et la peur « que ça recommence ».
Mar 30 Mai - 6:34 par Tite Prout