Quand Le Monde voit la criminalité à travers un prisme ethnique...
Reportage
Le retour de la mafia corse
LE MONDE | 22.05.06 | 15h01 • Mis à jour le 22.05.06 | 15h01
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Il n'est jamais bon pour un truand de s'absenter trop longtemps. En cavale ou en prison, il pense souvent que l'on attend son retour. Mais lorsqu'il revient, généralement, les choses se gâtent. Farid Berrhama, un caïd de 40 ans, surnommé "Gremlin" pour ses accès de fureur, en a fait l'amère expérience, le 7 avril, lorsque 14 balles lui ont transpercé le corps dans une brasserie à Marseille. Ses deux lieutenants ont reçu deux fois moins de balles, mais cela ne les a pas sauvés pour autant.
Berrhama avait fait ses classes dans la région de Tarascon et de Carpentras, auprès de Marc Monge, connu dans le milieu pour sa propension à monter les truands les uns contre les autres, ce qui lui vaudra d'être tué début 2000 à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis.
Machines à sous, trafic de stupéfiants, exécution des concurrents, le jeune Farid devient vite "le caïd de Salon-de-Provence" et grimpe les échelons d'un milieu dominé par le clan de Francis Vanverberghe, dit "le Belge", dont le charisme et la puissance de feu en font le seul véritable parrain du milieu français.
Attiré par la puissance dominante, Berrhama se place dans le sillage d'Antoine Cossu, dit "Tony l'anguille", alors beau-frère du Belge, et obtient une petite renommée grâce à sa spécialité: "la voiture barbecue". Après avoir tué sa victime dans une voiture, il place le corps dans le coffre avant d'y mettre le feu.
L'affaire "Topaze", nom de code d'une enquête sur un réseau international de trafic de cocaïne, dans lequel Berrhama est impliqué aux côtés de proches du Belge, l'éloigne, un temps, du terrain. Arrêté, en 2001, à Malaga, en Espagne, il est ensuite extradé en France. Il ressort de prison au mois d'août 2005, convaincu qu'une place de choix l'attend.
Mais les temps ont changé. La disparition du Belge, tué, le 27 septembre 2000, dans un bar-PMU des Champs-Elysées, à Paris, a entraîné la mort de tous ses fidèles qui voulaient le venger. Ceux qui ont fait savoir qu'ils ne "bougeraient pas" sont encore en vie.
Berrhama, dès sa sortie, remonte une équipe de malfrats venant, pour l'essentiel, de l'Etang-de-Berre pour s'approprier le marché des machines à sous et de la drogue à Marseille. Parmi les victimes de cette reconquête, un Corse, âgé de 36 ans, né à Marseille, Roch Colombani, tué dans sa Mercedes le 23 mars, est celle de trop. S'en prendre à lui, c'est aussi menacer ceux qui occupent aujourd'hui le haut du pavé du crime : les Corses. Mais cela, Berrhama n'en a cure. Il le paiera de sa vie.
Selon les spécialistes du grand banditisme, les Corses de Marseille et de l'île ont repris, depuis la mort du Belge, l'ascendant sur le milieu français. "Aujourd'hui, face à l'éclatement de la grande délinquance, ce sont les rares truands à être organisés. Ils sont plus discrets. Ils se parlent avant de s'entretuer et peuvent même s'entraider", explique un commissaire de police d'origine insulaire.
Ils avaient quitté le devant de la scène depuis l'exécution, en 1982, de l'empereur des jeux Marcel Francisci, soupçonné par les Américains de tremper dans le trafic de drogue, puis, celle, en 1985, de Paul Mondoloni, dit "M. Paul", dont l'austérité n'avait d'égale que sa capacité à échapper à la justice. Francisci appartenait à la lignée des parrains corses qui ont dominé Marseille depuis Paul Carbone dans les années 1930. Mondoloni fut son associé. Juge de paix, capable de réunir le gotha du milieu sur de grosses affaires de drogue, il faisait le lien entre les Corses et la mafia sicilo-américaine.
Après leur mort, les Corses n'ont pas disparu. Repliés, ils ont poursuivi leurs affaires dans l'ombre du Belge, qui s'est imposé en éliminant ses concurrents. Cet équilibre a duré pendant plus de dix ans, chacun faisant ses affaires ou s'associant dans des trafics de drogue, tels que "Topaze". Mais au fil du temps, le Belge a sans doute fini par oublier ses devoirs de parrain. Il ne bougeait plus guère de Paris, où ses lieutenants lui portaient, tous les quinze jours, une mallette d'argent liquide. Tout juste si les policiers ont relevé qu'en 2000 il s'était rendu sept fois en Corse. Pourquoi ? Mystère.
Est-il intervenu en défaveur des intérêts corses? A-t-il oublié de partager certaines prébendes? Ses protections sont-elles tombées? En tout cas, il ne s'attendait pas à ce qu'un tueur casqué vienne l'éliminer dans ce bar-PMU des quartiers chics de Paris, où il rachetait les tickets gagnants pour blanchir son argent de poche.
En 2006, les policiers, un temps égarés sur la piste des caïds de banlieue, s'accordent, désormais, pour dire que "son exécution profite aux Corses". Déjà, le 3 juin 2003, une note des renseignements généraux (RG) indiquait "qu'il y aurait une entente entre une partie des Bastiais de la Brise de mer, les Corses de Marseille et un Italo-Marseillais pour prendre le contrôle des affaires du Belge".
On sait désormais que la jeune garde de la Brise de mer, ce fameux gang basé en Haute-Corse, qui occupe, depuis plus de vingt ans, une place centrale dans le banditisme français, n'est pas étrangère à tous ces bouleversements. Parmi ces nouvelles têtes brûlées figurent notamment José Menconi, grand costaud aux cheveux longs, excellent motard, connu pour ses évasions spectaculaires et ses talents de braqueur. Proche d'un autre braqueur et célèbre fugitif, Antonio Ferrara, Menconi fonctionne depuis longtemps en duo avec Jacques Mariani, fils d'un baron de la Brise de mer.
En 2003, l'Office central de répression du banditisme (OCRB) avait mis en place un dispositif de surveillance près de la plage Ocoa, à Saint-Tropez, après avoir appris que les patrons des principales boîtes de nuit y étaient parfois convoqués par la nouvelle puissance dominante. En vain. Selon les RG, chaque premier mercredi du mois, vers 14 heures, deux hommes à moto travaillant pour les Corses faisaient le tour de Saint-Tropez pour récolter les fruits du racket. Non loin de là, à Toulon, la chute des Perletto, alliés du Belge, dans l'affaire Topaze a fait place nette. Cohabitant jusque-là avec les Perletto, considérés comme les patrons du Var, la famille Barbieri menait ses propres affaires mais restait dans l'ombre. Là aussi les choses ont changé. Fin septembre 2005, les policiers ont incarcéré Antoine Barbieri et ses complices pour 40 kg de cocaïne.
Le lieu d'arrestation, un appartement du Val-de-Marne, dissimulait un laboratoire de transformation de la drogue. Les Barbieri sont originaires du même village, Moltifao, au-dessus de la Balagne (Haute-Corse), que les Costa, piliers historiques de la Brise de mer. Quasiment un lien de sang...
L'avancée des Corses n'est cependant pas uniforme. Les écoutes, dans l'affaire de cocaïne des Barbieri, ont permis d'apprendre qu'ils avaient des griefs à l'encontre de l'activisme de l'équipe Menconi dans le Var. Le même Menconi, alors en cavale, sera d'ailleurs arrêté en 2003, à Aubagne, grâce à un tuyau donné par des voyous... à la brigade de recherche et d'intervention (BRI) de Marseille.
En dépit de ces aléas, les Corses renforcent leurs positions. A Saint-Laurent-du-Var, des fidèles de la Brise de mer, très liés à des élus locaux, sont aujourd'hui présents dans les sports nautiques et se retrouvent dans un établissement balnéaire à la mode dont ils ont fait leur QG. Le jeune Jacques Mariani aurait acheté en sous-main une brasserie de la ville.
Même s'il n'accepte généralement guère les intrusions étrangères, le milieu niçois, tout proche, a laissé faire. Il est vrai que les Corses ont toujours disposé à Nice de bases solides sans prendre part aux affaires de la pègre locale. Pourtant, là aussi, si les policiers locaux estiment qu'"il n'y a pas vraiment de nouveau depuis la mort du Belge", ils s'intéressent de près à la famille Agostini, brasseurs proches de notables locaux dont les appétits commencent à faire jaser. La PJ travaille ainsi sur les liens entre l'un des rejetons de cette famille et une nouvelle bande qui tente de percer dans le milieu de la nuit niçoise.
En février 2002, le parquet de Nice s'était penché sur la tentative de reprise du club de football de la ville par les fils de Rolland Cassone et de Roger Mouret, figures du grand banditisme marseillais. Mouret, originaire de Grenoble, serait un affidé de Cassone, Italo-Marseillais présenté comme l'un des juges de paix du milieu marseillais. Cassone, lié au milieu de la nuit, n'est pas n'importe qui. Vieille relation de Jean-Jérôme Colonna, dit Jean-Gé, ancien de la French Connection et figure incontournable du milieu de Corse-du-Sud, son réseau s'étend de l'Italie à la Corse.
Le paysage marseillais compte également deux familles dont les liens avec la Corse n'ont pas échappé aux enquêteurs. Souvent citées et peu condamnées au regard des faits qu'on leur impute, les Baresi et les Campanella sont des fratries dont le nom est redouté chez les voyous, à Marseille comme à Paris.
L'un des frères Baresi, poursuivi dans des affaires de racket sur le port de Marseille et de commissions occultes dans le football professionnel, illustre un mélange des genres très local. Proche de l'homme d'affaires Bernard Tapie, ami de Renaud Muselier, député (UMP) et maire adjoint de Marseille, qui ne le dément pas, il sait se faire discret à l'instar de ses autres frères. Pourtant, le nom des Baresi apparaît régulièrement dans les notes de renseignements de la police sur le milieu phocéen et leurs contacts avec la famille Mariani de la Brise de mer sont connus.
En 2003, tandis qu'ils surveillaient un Corse, ex-garde du corps du leader nationaliste François Santoni, les policiers rapportèrent, par écrit, à leur hiérarchie qu'il s'était vu proposer la gestion de 200 machines à sous sur Paris et sa région par un homme qui prétendait représenter les Baresi. Son refus les empêcha d'en savoir plus mais l'épisode laissait entrevoir la dimension présumée des Baresi.
Chez les Campanella, Michel, âgé de 44 ans est considéré comme "l'un des plus dangereux malfaiteurs de la région". Le 27 mars, la BRI de Marseille a sablé le champagne après son arrestation en douceur. Ayant purgé dix ans de prison pour des braquages, il était, notamment, recherché pour des règlements de comptes dans la région de l'étang de Berre. Il pourrait, sans doute, éclairer la justice sur l'affaire Berrhama, mais le détenu est du genre taciturne...
Solidement installés dans leurs bastions depuis la mort du Belge, les Corses n'ont pas traîné à pousser leur avantage sur Paris. Machines à sous, trafic de drogue, les voyous insulaires ont retrouvé leur implantation du passé. Face à la dispersion du milieu, ils sont les seuls, à l'exception des Gitans de Seine-Saint-Denis, à offrir un front uni à tout ennemi potentiel.
Les autorités constatent que les Corses progressent même, de manière tout à fait légale, sur leur terrain de prédilection, les cercles de jeux. Longtemps fermé, le Cercle Concorde, établissement de jeu parisien, doit rouvrir prochainement. Son futur directeur, Paul Lantieri, s'était exilé à Aix-en-Provence après que sa discothèque, l'Amnésia, à Bonifacio (Corse-du-Sud), l'une des plus grandes d'Europe, eut été rasée, en 2000, par un attentat attribué au milieu. Paris, Marseille, le Var, il n'y a que Lyon d'où les Corses semblent aujourd'hui absents. La nouvelle donne touche même leur île natale. La Corse-du-Sud est encore sous le choc des assassinats qui ont frappé l'île ces derniers mois. Parmi les victimes figuraient des personnalités n'appartenant pas au milieu. L'élimination en mars de Robert Felicciaggi, homme d'affaires ayant fait fortune en Afrique avant un retour sur l'île pour une carrière politique, a plongé les observateurs dans une grande perplexité.
La situation est si instable que Jean-Gé, personnalité de l'histoire criminelle insulaire, qui affirmait en 2002 s'être retiré des affaires, a remonté une équipe pour se protéger des mauvaises surprises. Il aurait même demandé à ses sbires de découvrir les commanditaires de l'élimination de Feliciaggi dont il était proche. Reste la très fantasmatique Brise de mer, dont les fondateurs, devenus de très riches retraités de 50 ans et plus, évitent de monter en première ligne. En revanche, leur influence, leurs alliances en France et à l'étranger et la crainte que suscitent leurs jeunes successeurs leur assurent un rôle majeur sur le milieu français.
Membre historique de la Brise de mer, Richard Casanova, autre mythe insulaire, a été arrêté début mars dans l'affaire du "casse du siècle" de l'UBS, à Genève, après seize ans de cavale. Atypique, lié à certains chefs d'Etat africains, associé dans les jeux sur ce continent, interlocuteur de certains services de l'Etat, il rappelle ces personnages sulfureux des affaires troubles de la Ve République. Il ne manquait que cette touche du passé pour parfaire le retour en force des Corses sur le marché du crime.
Jacques Follorou
Article paru dans l'édition du 23.05.06
Ven 26 Mai - 10:06 par mihou