Quels sont les sujets institutionnels les plus conflictuels entre les Quinze ?
Il y en a deux. Outre l’extension de la majorité qualifiée, il s’agit de la question de la gouvernance économique et sociale. Quelle convergence budgétaire, fiscale, économique, sociale veut-on, et comment y parvenir ? On trouve dans les Etats membres de l’Union des conceptions très différentes sur ce sujet. Qui aura les nerfs assez solides pour l’emporter ? La réforme des traités va sans doute accoucher d’un supplément de coordination économique et sociale, mais ce sera certainement insuffisant. Il faut avoir une vision sur le long terme. Il faudra du temps à l’Europe pour connaître une vraie convergence économique et sociale, comme il en a fallu aux Etats-nations. L’Europe sociale, de même d’ailleurs que la politique étrangère commune, telles qu’elles existent, sont absolument insuffisantes. Mais si on compare avec ce qu’elles étaient il y a quinze ans, c’est comme comparer le jour et la nuit. Les citoyens ont du mal à faire cette nécessaire mise en perspective historique, et les politiques en portent la responsabilité. Toutes les critiques portant sur la faiblesse démocratique de l’Union européenne sont dans le vrai, et c’est pourquoi on se bat afin que la Convention corrige les lacunes. Mais le combat ne sera pas achevé en 2003.
Propos recueillis par Françoise Cazals,
© Courrierinternational.com
Les droits de l'homme pour credo commun
Plutôt que d'invoquer l'héritage religieux du continent, mieux vaut mettre en avant la laïcité, estime le leader du groupe socialiste au Parlement de Strasbourg.
EL PAÍS
Madrid
CONTEXTE
Enrique Barón Crespo réagit ici à l'audience qu'a accordée le pape le 31 octobre au président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, Valéry Giscard d'Estaing, et au discours que Jean-Paul II, a prononcé, le 14 novembre, devant le Parlement italien. Le souverain pontife, à l'occasion de cette visite historique, s'était en effet écrié : "Europe, au seuil d'un nouveau millénaire, ouvre tes portes au Christ !" Par ailleurs, le Parti populaire européen (PPE), le groupe majoritaire au parlement de Strasbourg, a présenté un avant-projet de Constitution où il fait explicitement référence à ce que l'Europe "doit à son héritage religieux", lequel fait l'objet de trois articles.
La question confessionnelle vient de faire une entrée fracassante dans le débat constitutionnel européen. Il ne s'agit pas de proclamer une foi ou une Eglise particulière comme étant la seule officielle, mais de mettre en avant la référence au religieux. Cela suppose une réelle volonté de changement par rapport à une construction politique qui, dès ses débuts, se voulait laïque, et qui, à mon sens, doit continuer à l'être.
Dans le groupe des pères fondateurs [de l'Europe] figuraient d'importants leaders démocrates-chrétiens, ainsi que des sociaux-démocrates et des libéraux. Toutefois, les textes des traités ne consacrent pas une ligne aux valeurs religieuses et ne font aucune allusion à un quelconque héritage. Lourd héritage, pourtant, que celui des fondateurs, issus, comme tous les Européens, de cette histoire d'enfer et de paradis, qui, selon la formule de Braudel, est celle de l'Europe. Leur objectif partagé était de construire l'avenir à partir d'une affirmation commune des valeurs de la démocratie en tant que système politique. Un seul credo : le respect des droits de l'homme, avec notamment les libertés de pensée, de conscience, de religion et de culte. Ces valeurs devaient permettre de dépasser, grâce à l'effort commun, dans un esprit de tolérance et de respect du passé, les différences, souvent source de persécutions, entre des religions - essentiellement les trois religions du Livre - qui sont d'ailleurs davantage une importation du Proche-Orient qu'une création européenne.
S'il s'agit d'évaluer notre héritage, d'autres traditions ont joué un grand rôle dans la formation des valeurs de l'Europe unie, en particulier la philosophie classique grecque, celle des Lumières et le droit romain. On peut affirmer, sans crainte d'exagération, qu'au cours de ce demi-siècle les Européens se sont unis pour créer un espace de tolérance sans précédent dans leur histoire. La vie des institutions communautaires témoigne quotidiennement de ce climat de coexistence, à commencer par le Parlement européen. Sur les bancs de cette assemblée, une protestante française, un catholique allemand, une juive belge, un hindou britannique, un orthodoxe grec, un franc-maçon portugais, un agnostique espagnol et un réformé suédois, par exemple, se côtoient et travaillent ensemble. Or, et c'est significatif, nul n'affiche ses croyances, comme c'est le cas aux Etats-Unis, où la première chose qui apparaît sur le CV d'un membre du Congrès est une déclaration publique de sa foi religieuse. Sans aucun doute, cette sorte de pudeur qu'ont les Européens traduit un choix, celui de considérer la religion comme relevant de la sphère personnelle et privée. Une chose est sûre, les croyances religieuses n'ont plus, comme par le passé, valeur de lignes de fracture, même s'il est incontestable que, sur certaines questions de moeurs, le vote puisse être orienté par le poids des croyances. Cela s'est produit lors de l'adoption de résolutions condamnant l'intégrisme et son influence sur la condition féminine, ou face à des conflits complexes comme ceux des Balkans, qui mettaient aux prises non seulement des chrétiens et des musulmans (Serbes, Croates et Bosniaques), mais aussi des orthodoxes et des catholiques (Serbes et Croates). Malgré tout, la volonté d'oeuvrer ensemble vers un même destin est plus forte que la volonté d'exacerber les tensions.
La différentiation entre le spirituel et le temporel est justement un acquis fondamental des démocraties européennes modernes, et c'est la principale critique adressée au monde musulman, qui tend à confondre les deux sphères. Il a fallu de nombreux siècles à l'Europe pour mener à bien ce processus, depuis la proclamation par Constantin du christianisme comme religion d'Etat. Les empereurs qui ont voulu unifier l'Europe - depuis Charlemagne et les Otton avec le sacre impérial jusqu'à Charles Quint et sa monarchie universelle - aspiraient à une union entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. La conséquence des guerres de religions nées de la Réforme fut l'application du principe "cujus regio, ejus religio" [telle est la religion du prince, telle celle du pays], qui définissait la religion du sujet en fonction de celle du seigneur temporel. Toutefois, l'enracinement de la démocratie parlementaire est tel que, par exemple, l'éventualité d'un mariage de l'héritier de la maison de Windsor, et futur chef de l'Eglise anglicane, avec une femme divorcée, loin de défrayer la chronique politique ou religieuse, intéresse davantage les pages société des journaux. On n'est plus au temps d'Henri VIII.
La citoyenneté européenne, en vertu de laquelle nous sommes tous égaux indépendamment de nos croyances, est un fait récent : elle date du traité de Maastricht et n'a pas encore atteint son plein développement. La Charte des droits fondamentaux, proclamée à Nice, représente un réel progrès en ce sens : elle garantit dans son article 10 le droit de toute personne à "la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites".
S'il s'agit véritablement d'assumer le meilleur héritage européen, il importe de se référer aux précédents éthiques, philosophiques et spirituels qui ont façonné l'Europe. On respectera ainsi l'obligation évangélique faite aux chrétiens de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, tout en consacrant dans une Constitution laïque le respect et la protection des libertés de pensée, de conscience et de religion. Et cela, c'est plus qu'un héritage, c'est une vision d'avenir.
Enrique Barón Crespo*
* Président du groupe parlementaire du Parti socialiste européen au Parlement européen.