Courrier international, no. 706
Moyen-Orient, jeudi 13 mai 2004, p. 33
ISRAËL
Existerait-il deux Etats juifs ?
Tzvi Barel
Ha'Aretz (Tel-Aviv)
Opacité, corruption, non-respect de l'Etat de droit... Le dernier rapport de la Cour des comptes israélienne montre que les colonies ont réussi à créer une sorte d'Etat séparé.
Le dernier rapport de la Cour des comptes révèle l'ampleur du pillage du budget de l'Etat par les implantations de peuplement [les colonies]. Décrivant en long et en large la poursuite de la construction illégale dans les Territoires, la Cour cite à titre d'exemple les réponses officielles des conseils régionaux du Matteh Binyamin [district juif de Ramallah] et du Goush Etzyon [district juif de Bethléem], ainsi que du conseil municipal de Beit-El [colonie au nord-est de Ramallah]. Les responsables des implantations y expliquent que, "selon la loi jordanienne, une demande de permis de construire peut n'être introduite qu'après travaux". Autrement dit, il ne serait pas nécessaire d'introduire une demande de permis avant de construire : la loi ne serait donc pas violée [par les constructions sans permis]. La Cour des comptes, bien entendu, réfute cette argumentation, estimant que "ce n'est pas une réponse adéquate de la part d'une autorité officielle".
Construction illégale, investissements incontrôlés
Cette bizarrerie, qui consiste à invoquer une loi jordanienne de 1966 comme source du droit régissant la planification et la construction en Cisjordanie, montre que nous avons affaire à deux Etats juifs : le premier est délimité par la Ligne verte [ligne d'armistice du 3 avril 1949] et régi par la loi israélienne ; de l'autre côté de cette ligne, le second obéit à une autre loi. L'un ne peut se soustraire à son propre droit, l'autre peut à sa convenance se référer à différents systèmes juridiques : la loi israélienne, la loi jordanienne ou les ordonnances militaires. Le fossé qui sépare ces deux Etats-nations juifs apparaît dans toute sa crudité lorsqu'on examine les autres données compilées dans le rapport de la Cour des comptes. Il ne s'agit pas seulement du montant des sommes investies dans les implantations de peuplement, mais aussi de la façon dont elles sont investies. Un petit graphique indique que, pour la période allant de 2000 à 2002, il existe un écart de 553 % entre le montant par habitant alloué par le ministère du Logement aux localités juives situées à l'ouest de la Ligne verte [dans les Territoires palestiniens] et à celles situées à l'est [Israël]. En clair, cela signifie que l'aide du ministère du Logement accordée aux résidents juifs des Territoires s'élève à 825 euros, contre 126 euros accordés aux Israéliens des zones socialement prioritaires. Construction illégale, investissements non contrôlés, opacité, non-remboursement généralisé des emprunts hypothécaires - toutes choses décrites à l'envi dans le rapport du contrôleur de l'Etat - sont d'excellents indicateurs de l'ampleur de la gabegie, de la négligence et de la bienveillance du ministère du Logement à l'égard des implantations. En un mot : il s'agit ici de corruption. Mais cette corruption ne se manifeste pas seulement dans l'énorme disparité existant entre les investissements réalisés dans les Territoires et à l'intérieur d'Israël. Cette disparité a une signification idéologique à long terme, qui ne peut pas seulement s'expliquer par la volonté d'indemniser des Israéliens vivant dans des zones à haut risque ou d'encourager une émigration juive destinée à créer des faits accomplis dans les Territoires. Cette disparité entraîne surtout la constitution d'une identité juive et d'une culture différentes de celles qui existent à l'intérieur d'Israël. La conception qui sous-tend cette judéité différente des Territoires est celle d'une élite méritant le meilleur et pour qui l'Etat d'Israël n'est qu'une vache à lait. La Cour des comptes s'alarme à juste titre de l'opacité entourant le processus de décision. A son grand regret, elle n'est pas habilitée à critiquer la nature politique de ces décisions. Pis, aussi impuissante que la Cour des comptes jordanienne face à la colonisation en Cisjordanie, elle ne peut que faire des prières pour que la loi israélienne s'applique à une population qui depuis toujours ne se fonde que sur la loi divine.
Les raisons de l'échec du réferendum du Likoud
En dressant le profil d'une culture coloniale, le rapport de la Cour des comptes vient de fournir l'explication la plus "scientifique" à l'échec du référendum interne du Likoud sur le plan de désengagement. C'est à tort que l'on attribue la victoire des colons à leur capacité à susciter la pitié. La vérité, c'est qu'il n'y aurait plus grand monde, au Likoud, pour pleurer la disparition de Mitzpeh Ramon [la ville la plus pauvre d'Israël] pour des raisons économiques. Les colons ont vaincu parce qu'ils sont parvenus à imposer l'idée qu'il était exclu de déraciner cette "greffe culturelle" pour la replanter en un lieu inconnu appelé Etat d'Israël, un lieu où il n'y aurait plus de différence entre eux et la racaille.
Encadré(s) :
Pauvreté
Courrier international
Dans Maariv, Yossi Grinstein révèle les conclusions d'une étude commandée par le ministère de l'Economie israélien. Si, tous secteurs confondus, le salaire moyen en Israël est de 1 258 euros par mois, 636 000 salariés (28 % des travailleurs du secteur privé) ne gagnent guère plus de 360 euros par mois. Par ailleurs, Ha'Aretz évoque les derniers chiffres de la sécurité sociale : le nombre de familles vivant sous le seuil de pauvreté en Israël s'élève désormais à 340 000, soit 1,2 million de personnes (environ 20 % de la population).