La France et les Juifs
Deux cents ans d'histoire
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Le libéralisme de 1791, l'affaire Dreyfus, le statut des juifs, la tendance au communautarisme
Laurent Theis
Al'Assemblée constituante, le 23 décembre 1789, les débats furent passionnés. Ils portaient sur l'accession aux emplois publics. Aucun citoyen, proposait une motion, ne peut en être exclu « à raison de sa profession ou du culte qu'il exerce ». La profession, ce sont les comédiens ; le culte, les protestants. Et les juifs ? Dans son intervention, le comte de Clermont-Tonnerre eut une phrase qui passa presque inaperçue : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. » L'aristocrate libéral, dont la proposition ne prit force de loi qu'en septembre 1791, venait de faire entrer les juifs dans l'histoire de la France moderne, et c'est pourquoi son propos demeure si souvent invoqué.
La Constituante, en supprimant toute possibilité pour les juifs de se distinguer en communauté particulière, définissait strictement le judaïsme comme une religion dont l'exercice relevait de la seule sphère privée. C'était répondre autoritairement à une question en réalité insoluble : l'identité juive est-elle contenue tout entière et exclusivement dans l'appartenance confessionnelle ? Ce principe abstrait, dont la pratique dut supporter quelques entorses, représentait un progrès presque unanimement apprécié. Après que le premier Empire eut organisé et réglementé en 1806-1808 l'exercice de la religion juive comme il le fit pour les autres, le dernier vestige légal du particularisme d'Ancien Régime disparut en 1846, avec la suppression du serment « more judaïco », obtenue par l'action d'Adolphe Crémieux, parangon de l'émancipation réussie et ministre de la République en 1848, puis encore en 1870-1871. Nulle part ailleurs qu'en France il n'y eut avant 1850 de député ni de membre du gouvernement de confession israélite.
S'est ainsi formé, en quelques décennies, un franco-judaïsme dont Dominique Schnapper souligne la puissance, sinon la vertu assimilatrice (« Juifs et israélites», Gallimard). Son âge d'or se confond avec la IIIe République, à l'exclusion de ses toutes dernières années. Cette république, les Juifs français ont contribué à l'affermir d'une façon comparable aux protestants, ce qui leur vaudra des attaques analogues. Contrairement aux prévisions pessimistes des plus traditionalistes d'entre eux, leur présence au sein de la société française n'a pas régressé, au contraire. De 45 000 environ en 1810, leur nombre est passé à 90 000 en 1870, avant donc la perte de l'Alsace-Moselle, où ils sont relativement nombreux, mais dont une partie appréciable choisira en 1871 de rester français ; avant aussi le premier mouvement significatif d'immigration des deux dernières décennies du siècle. Ces citoyens affichent leurs convictions sans ostentation, mais sans complexe, car être juif procède d'un choix individuel. Le souhait des Français juifs est que le processus d'émancipation issu de 1789 s'étende et profite à leurs coreligionnaires d'autres pays moins avancés. C'est dans cet esprit qu'est fondée à Paris le 17 mai 1860, par dix-sept personnalités françaises, l'Alliance israélite universelle, que son président Koenigswarter, futur baron d'Empire, place sous le signe du progrès et de la civilisation. La création d'écoles de l'Alliance, dans les Balkans et au Proche-Orient, contribue grandement au rayonnement de la langue française. On comprend que la laïcité légalement consacrée en 1905 soit accueillie très favorablement.
Ce modèle français d'intégration désormais centenaire, le grand rabbin de Paris le salue, comme en écho à Clermont-Tonnerre et à l'abbé Grégoire, le 11 mai 1889 : « Les israélites, par leur dévouement à la patrie française et leur empressement à aborder toutes les carrières, ont justifié la générosité éclairée des hommes de 1789. » Face à lui, au premier rang dans la synagogue, le président de chambre à la Cour de cassation Bédarridès et le général Sée, tous deux actifs au Consistoire, approuvent. Ces juifs d'Etat se comptent désormais par centaines, et l'attachement des israélites à la république incarnant la nation ne paraît comporter aucune exception. La vague d'antisémitisme des années 1885-1900 se solde par la victoire de l'intelligence et de la justice, l'affaire Dreyfus par la confusion et le châtiment des calomniateurs et des véritables traîtres. Ainsi en juge le père d'Emmanuel Levinas : « Une nation capable de se diviser en deux et qui est prête à la guerre civile pour réhabiliter un officier juif, c'est une nation où il faut se dépêcher de nous rendre. »
L'entre-deux-guerres
Cette France-là, idéalisée sans doute, les Juifs français achèvent, s'il en était encore besoin, de s'y fondre à la terrible faveur de la Grande Guerre, celle où le rabbin Bloch est frappé à mort en tendant un crucifix à un blessé. Le soupçon de ne pas posséder de sang gaulois, comme on dit alors à l'extrême droite, est effacé par le sang indistinctement versé pour la patrie, définitivement intégrateur.
La très forte immigration juive de l'entre-deux-guerres en provenance d'Europe centrale modifie le paysage du judaïsme en France. En 1939, on dénombre environ 200 000 Juifs français, et 140 000 étrangers, dont les israélites de vieille souche cherchent parfois à se distinguer et que les publicistes antisémites, à la fin des années 30, prennent principalement pour cible.
Au sein de la population juive qui se diversifie ainsi fortement, les personnes issues du processus d'intégration forment un groupe relativement homogène. Jean Daniel en présente un des éléments les plus brillants dans sa belle évocation de Pierre Mendès France. Ce dernier, né en 1907, est l'un des fruits exemplaires du franco-judaïsme, illustré avant lui par Léon Blum, de trente-cinq ans son aîné, Jules Isaac, Marc Bloch, mobilisé à 27 ans en 1914, engagé volontaire en 1939 et résistant fusillé en 1944, Robert Debré, Raymond Aron et tant d'autres.
A ceux-là, souvent non pratiquants, détachés de toute tradition mosaïque et dépourvus de culture biblique, éloignés du sionisme naissant comme le sont aussi les israélites confessants, Vichy et les statuts des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941 infligent une surprise et une blessure que Dominique Schnapper estime définitives. Au début des années 20, Joseph Reinach, l'ami de Clemenceau, écrivait : « Pour parler d'une race juive, il faut être ignorant ou de mauvaise foi. Depuis la Révolution, il n'est plus permis de parler de Juifs français. Il y a des Français qui sont juifs comme d'autres Français sont catholiques ou protestants. » Or le régime issu du vote de l'Assemblée retire à ceux que la naissance, et rien d'autre, a faits juifs la qualité de citoyens à part entière, de Français de plein droit. L'Etat français a cessé de les protéger, de garantir à chacun l'égalité civile, alors qu'ils sont français autant que quiconque, autant que le vainqueur de Verdun, auquel bien des anciens combattants demeurent attachés. La réaction du général Boris, le plus ancien dans le grade le plus élevé des officiers israélites, est celle de beaucoup d'autres : « J'ai l'honneur de déclarer que je suis pour vous un "juif" et, pour mes nombreux camarades et amis dans l'armée, un Français israélite. Je ne désire pas accepter le bénéfice de l'article 8 [qui ouvre certaines dérogations] du statut des juifs bien qu'appartenant à une famille française depuis au moins deux siècles. Ce serait reconnaître implicitement que ma qualité de citoyen français ayant les mêmes droits que les autres Français peut être discutée, et cela ma raison et mon coeur s'y refusent. »
Le rapport entre les juifs et la République française ne sera jamais plus le même, puisqu'il a été prouvé, de la pire façon, que leur appartenance à la nation pouvait n'être pas tenue pour incontestable et irréversible. Aussi le judaïsme français d'après guerre prend-il, pour partie, un visage nouveau, du fait aussi de la venue en métropole de milliers de juifs d'Egypte en 1956-1957 et de dizaines de milliers de juifs d'Afrique du Nord au tout début des années 60.
Le sentiment communautaire
La conscience d'être juif au sein de la société française fait désormais appel à une palette de critères plus vaste : l'affirmation religieuse, globalement en recul comme partout en France, mais réactivée dans certains segments de la population ; aussi, c'est un élément nouveau, le lien avec l'Etat d'Israël, avivé par la guerre de 1967, même si la France fournit assez peu de candidats au retour ; enfin la mémoire du génocide, qui s'exprime fortement chez les générations plus jeunes, vivifiée par les travaux des historiens, des films comme « Shoah » de Claude Lanzmann, ou les procès Barbie et Papon. La création du CRIF à la Libération, dont un document de 1977 est titré « La communauté juive dans la cité », expression d'un sentiment identitaire différencié, celle du Fonds social juif unifié en 1949, qui propose « la reconnaissance d'une identité juive qui aurait droit de cité à l'extérieur des synagogues », enfin la naissance en 1979 du Renouveau juif, à l'initiative de Henri Hajdenberg, dont l'organisation des « Douze heures pour Israël » remporta un grand succès, sont autant de signes que le modèle franco-judaïque d'assimilation développé et maintenu durant un siècle et demi est battu en brèche par beaucoup de juifs, même s'ils ne sont sans doute pas les plus nombreux et s'il n'existe pas d'opinion ou d'idéologie juives particulières. Cette évolution n'est d'ailleurs pas propre à cette partie de la population française. Le modèle traditionnel d'appartenance à la nation par la citoyenneté individuelle bat partout de l'aile, au profit d'une communautarisation qui pourrait s'avérer redoutable. Français juifs, juifs de France, juifs en France ? On n'en est pas là.
« Les juifs et le XXe siècle. Dictionnaire critique », sous la direction d'Elie Barnavi et de Saul Friedländer (Calmann-Lévy, 816 p., 395 F). Voir aussi : « Les juifs de France, de la Révolution française à nos jours », sous la direction de Jean-Jacques Becker et Annette Wieviorka (Liana Levi, 446 p., 250 F).
© le point 20/10/00 - N°1466 - Page 68 - 1605 mots