Courrier international, no. 712
Enquête, jeudi 24 juin 2004, p. 38
VENEZUELA, NATION POLARISÉE
Pour ou contre Chávez
Juan Jesús Aznárez
El País (Madrid)
A Caracas, tout le monde a choisi son camp : soit on est avec, soit on est contre le président. Le 15 août, un référendum dira qui a gagné.
Ce jour-là, Caracas était en ébullition. La route entre l'aéroport de Maiquetía et la capitale en colère était aux mains de la foule qui venait de réinstaller Hugo Chávez à la présidence après le coup d'Etat du 11 avril 2002. Une Vénézuélienne blonde, manifestement terrifiée, cherchait protection auprès d'un groupe de correspondants étrangers. "Je peux venir avec vous ? Ces chavistes me font peur." Née dans la dentelle et la lavande, l'étudiante en droit à la peau blanche comme neige fut contrainte de passer la nuit dans la maison close qu'en cette nuit révolutionnaire les journalistes avaient prise pour un hôtel. Patricia n'a jamais oublié le lupanar sordide. Ni le tenancier avec son revolver à la ceinture. Son père non plus n'a pas oublié cette nuit-là, lui qui voulait alors envoyer un hélicoptère pour la sauver. Quelques jours plus tard, après que Pedro Carmona, El Breve [Le Bref], chef d'entreprise de son état [qui s'était autoproclamé président et ne le resta que quarante-sept heures], eut été délogé de sa présidence de facto, les habitants de Caracas trinquaient avec de l'eau-de-vie dans leurs bicoques. La famille reconnaissante de la blonde recevait les correspondants à dîner. La nuit était paisible, les invités étaient des gens cultivés et, depuis la terrasse de la maison, située dans le quartier résidentiel d'El Altillo, on pouvait voir les petites lumières des bidonvilles lointains. "Il n'y avait jamais eu de lutte de classes au Venezuela, mais ce zambo (fils de Noir et d'Indienne ou l'inverse, allusion à Chávez) l'a déclenchée", déplorait un chirurgien. Quiconque aurait tenté de trouver des excuses au Chávez redevenu président se serait fait lyncher. Les maisons, les quartiers, les parfums, les couleurs, la conversation, les vêtements et les centaines de signes que déploie cette ville sont, encore aujourd'hui, autant d'indices de l'affiliation politique des 4 millions d'habitants qui la peuplent. Pour simplifier le paysage social et urbain de Caracas, on trouve Patricia, les Harley-Davidson et l'opposition aisée à l'est, où de nombreux quartiers exhibent une architecture moderne et futuriste. Le "pauvre type" partisan du gouvernement, les friperies et la pègre sont à l'ouest et dans les maisons de brique et de tôle ondulée qui se dressent sur les collines alentour. Seules 32 % des personnes interrogées par l'institut de sondages Datanálisis se sont dites "modérées", c'est-à-dire capables d'écouter l'adversaire sans lui sauter à la jugulaire. Ici, pas de demi-teintes. Tout fonctionnaire qui oserait prendre un café près du Country Club ou à Los Palos Grandes s'exposerait à être passé par les armes. "Nous ne pouvons pas rester de marbre alors que ce fou nous conduit à la ruine", résument les antichavistes. Je me souviens encore en tremblant du mauvais moment qu'a passé Alfredo Peña, maire de Caracas et farouche opposant, à l'époque où il était ministre du président Chávez. "Lâche ! Hors d'ici !" lui avait crié une dame depuis sa table dans un délicieux restaurant fréquenté par l'opposition bourgeoise. "Il n'y a donc pas un seul homme, ici ?" demandait-elle à la ronde. Craignant de périr enseveli sous une pluie de langoustes thermidor, Peña avait opté pour la fuite. La capitale de l'exaspération a été construite au pied d'El Avila, une montagne haute de 2 600 mètres. Elle regorge de musées et de chefs-d'oeuvre coloniaux. Ses cinq mairies disposent de cinq polices, qui ont leur rôle à jouer dans le chambardement national : elles rossent ou protègent les manifestants en fonction de l'appartenance politique du conseil municipal. Mais, à Caracas, tout n'est pas confrontation. Les habitants de la capitale, quels qu'ils soient, préfèrent les culebrones [feuilletons télévisés à l'eau de rose] à la musique symphonique. Ils continuent d'aller au musée d'Art moderne Sofía Imbert, de fréquenter les grands magasins Sanbil et les quatre universités métropolitaines. Ils utilisent en masse un métro bien entretenu et efficace, et fraternisent autour d'une hallaca, ragoût de porc, de boeuf ou de poule préparé avec des oignons, de l'ail, des tomates, des poivrons, des herbes aromatiques et des épices, et enveloppé dans des feuilles de bananier. A la base, il ne s'agit pas d'un problème racial. Il n'empêche : l'avant-garde populaire du président a la peau plus foncée que blanche. Elle vit dans la vieille ville, à El Petare, à La Vega ou dans les collines et les faubourgs. Elle tient les quelque 100 000 postes de vendeurs ambulants de Sabana Grande et du centre-ville, dont la marchandise provient essentiellement de la contrebande. Ses activistes arborent des tee-shirts ou des drapeaux avec le portrait de Che Guevara. Le président a promis de les rendre propriétaires des terrains périphériques de Caracas, où des centaines de milliers d'entre eux édifient depuis quarante ans des logements insalubres avec des matériaux de récupération. Presque 80 % des Vénézuéliens sont pauvres. Voilà la base électorale de Chávez, qui va devoir affronter [le 15 août] le référendum organisé par l'opposition en vue de le destituer. Actuellement, la popularité de Chávez est en baisse parce qu'il n'a pas éliminé la corruption officielle, ni assuré la sécurité des habitants, ni créé d'emplois. Le caudillo bolivarien reste malgré tout pour beaucoup un objet d'idolâtrie. Dans les quartiers ouvriers et dans les bidonvilles, où abondent les lecteurs DVD, magnétoscopes et chaînes hi-fi dernier cri, on n'hésite pas à se porter volontaire pour secourir Chávez. "Il parle la même langue que nous. Il nous a donné l'eau, le téléphone, une Constitution, et il y a davantage d'enfants dans les écoles", répètent à qui mieux mieux les habitants. Les masses noires et métisses, les chômeurs - qui attribuent leur malheur aux ploutocrates accapareurs de pétrole -, les curés de paroisse et les théologiens de la libération forment le gros des bataillons qui soutiennent le pouvoir. Les classes moyennes et aisées craignent qu'un jour ils ne descendent de leurs taudis pour les massacrer. A preuve, les barbelés électrifiés, les guérites, les carabines et les pistolets cachés dans les salons d'Altamira, de La Florida, de Prados del Este, de La Lagunita, de Valle Arriba ou de Terrazas del Avila. Pour le sociologue Miguel Angel Hernández, les classes moyennes et supérieures se caractérisent par "leur conservatisme et leur inexpérience politique (à l'exception des secteurs issus de la gauche), et aussi par un très faible niveau de culture générale". Elles ont bénéficié de niveaux de vie très élevés, mais la crise économique, latente depuis quinze ans et qui s'est aggravée au cours de la présidence de Chávez, a réduit leur pouvoir d'achat. "Ces milieux assistent, avec une terreur exacerbée par les médias, à l'apparition d'un acteur social et d'un discours qui réveillent leur conservatisme et leur anticommunisme viscéral", explique-t-il. Peur de l'avenir, ras-le-bol ? Des milliers de familles se massent devant les consulats d'Espagne, d'Italie et du Portugal pour quitter le Venezuela ou pour obtenir un passeport qui leur donnera la possibilité de le faire plus tard, si le climat se détériore. Les habitants de Caracas sont d'habitude gais, aimables et hospitaliers, mais l'épuisement de la manne pétrolière et la crispation politique ont accru leur frustration : on n'a jamais autant vendu de médicaments contre les maux d'estomac. C'en est bien fini du "modèle saoudien" : à l'époque, les Vénézuéliens achetaient à tour de bras dans les boutiques de Miami ou des Caraïbes. Ils sont toujours des milliers à se rendre en Floride, mais, ces dernières années, près de 50 000 ne sont jamais revenus. Pendant ce temps, à Caracas, on décharge sa bile. "Ici le lumpen part à l'assaut au cri de : 'Vive Chávez !' Ces gens sont à tuer !" fulmine le médecin d'un hôtel cinq étoiles qui vient de me demander 100 dollars pour m'avoir prescrit des pansements et de la soupe à l'ail. Il s'en va en proférant des imprécations. La femme de chambre, qui l'a salué avec un regard méprisant, vide alors son sac. "C'est lui et ceux qui lui ressemblent qu'il faudrait tuer. Ils n'ont rien fait d'autre que voler." Le dialogue entre le gouvernement et l'opposition - et entre les citoyens eux-mêmes - est stérile car personne ne veut démordre de son avis : pour les uns, Chávez est un rustre communiste qui cherche à faire du Venezuela un nouveau Cuba ; pour les autres, un simple provincial qui a instauré des lois contre l'oligarchie vorace. Les reproches réciproques n'en finissent plus, les amis de toujours se disputent et les institutions grincent. La grève qui a touché le secteur du pétrole de décembre 2002 à février 2003 avait pour but d'asphyxier le gouvernement et d'encourager un coup d'Etat militaire. Elle a provoqué un effondrement du PIB de quinze points. Les appels au meurtre contre le chef de l'Etat n'étonnent plus personne. La Société vénézuélienne de psychiatrie s'est ralliée à l'opposition. Elle a expliqué dans un communiqué que le président souffrait de troubles du comportement qui "engendrent la discorde, ainsi qu'une incapacité à s'intégrer dans la société". La fracture que le gouvernement a provoquée dans la société vénézuélienne est cependant plus verticale qu'horizontale. Certes, Chávez a aussi perdu des légions de partisans dans les faubourgs. Mais cela ne veut pas dire que le désenchantement des humbles se traduira par un soutien à la plate-forme de l'opposition. Rassemblée pour expulser le président, celle-ci reste morcelée par les divergences stratégiques et tactiques, et par les ambitions personnelles.