Courrier international, no. 728
Economie, jeudi 14 octobre 2004, p. 64
MONDIALISATION
Les paradis fiscaux sous la loupe des fiscalistes
Duncan Campbell
The Guardian (Londres)
Une nouvelle organisation, le Réseau mondial pour la justice fiscale, entend lutter, avec l'ONU, contre les détournements financiers. Au Sud comme au Nord.
L'argent détourné vers les sociétés paravents et les paradis fiscaux représente des milliards d'euros. Selon l'ONG OXFAM, ce montant est six fois supérieur au coût de l'instruction élémentaire dans les pays en développement et trois fois supérieur à celui des soins de santé primaires.
Près de 150 000 sociétés paravents sont créées chaque année. Dans les années 1970, on dénombrait 25 paradis fiscaux ; aujourd'hui, il en existe au moins 63, environ la moitié étant des protectorats britanniques ou d'anciennes colonies. L'évasion fiscale, pour la seule Grande-Bretagne, oscillerait entre 25 et 85 milliards de livres [entre 36 et 123 milliards d'euros].
En septembre, le Réseau mondial pour la justice fiscale*, formé l'année dernière par des économistes et des fiscalistes préoccupés par cette dérive, a créé un secrétariat international à Londres. Il oeuvrera avec l'ONU et d'autres organismes internationaux à lutter contre le phénomène. John Christensen, coordinateur du secrétariat, explique : "De nombreux pays en développement sont aujourd'hui dominés par des élites qui se servent des paradis fiscaux. En fait, depuis quelques années, la situation s'est aggravée." Avec l'apparition de nouveaux venus sur ce marché, les anciens paradis fiscaux proposent des solutions plus avantageuses. John Christensen assure que ces pays se livrent "une concurrence acharnée. Ils se plaisent à dire qu'ils lubrifient les rouages du capitalisme mondial, mais l'argument ne tient pas. La réalité, c'est qu'ils rejettent le fardeau fiscal du capital sur les travailleurs et les consommateurs." Selon lui, "les solutions doivent être mondiales et l'ONU est le seul organisme qui puisse agir à cette échelle. L'Organisation internationale du travail a échoué."
Les paradis fiscaux ont aussi attiré l'attention de John Kerry, le candidat démocrate à la présidence américaine. Il a déclaré que, s'il était élu, il poursuivrait les sociétés qui dissimulent leurs bénéfices à l'étranger. En avril, l'US General Accounting Office [équivalent de la Cour des comptes] affirmait que 61 % des entreprises américaines ne s'étaient pas acquittées de l'impôt fédéral sur les sociétés à la fin des années 1990. Les paradis fiscaux ne représentent que 1,2 % de la population et 3 % du PNB mondiaux, mais ils abritent 26 % des biens et 31 % des bénéfices des multinationales américaines.
Presque tous les pays du monde ont aujourd'hui accès aux paradis fiscaux. Les Européens peuvent utiliser les plus anciens, comme Jersey et le Liechtenstein, ou les plus récents, comme Chypre et Malte ; l'Asie-Pacifique dispose des îles du Pacifique et de Singapour ; l'Inde et l'Afrique du Sud ont les Seychelles et l'île Maurice ; l'Amérique du Nord peut faire appel aux Antilles et à l'Amérique centrale. Parmi les personnalités politiques qui ont eu recours à ce système, on peut citer l'Haïtien "Bébé Doc" Duvalier, le président zaïrois Mobutu, Sani Abacha, l'ancien président du Nigeria, et Raúl Salinas, le frère de l'ancien président du Mexique. M. Abacha, du temps où il était président, faisait virer automatiquement sur son compte en Suisse 15 millions de dollars [12,15 millions d'euros au taux actuel] par jour de fonds volés.
En 1999, The Economist estimait que les dirigeants africains détenaient 20 milliards de dollars dans des comptes en Suisse, soit deux fois le montant de ce que dépense l'Afrique subsaharienne pour rembourser sa dette. La Somalie fait partie des tout derniers pays à proposer ce type de services. Pour John Christensen, elle fournit "un bon exemple de ce qui peut se passer si on n'éradique pas ce fléau". Il estime que la principale fonction des marchés financiers en Somalie sera le blanchiment d'argent.
L'évasion fiscale engendre aussi d'autres pratiques contraires à l'éthique : en 2001, quand Enron a fait l'objet d'une enquête, on a découvert que cette société avait 881 filiales offshore, dont 692 enregistrées dans les îles Caïmans. Cette évolution a bénéficié des progrès technologiques dans les communications et de la libéralisation des marchés. "Chaque fois qu'on enquête sur la corruption dans l'industrie pétrolière, on s'aperçoit que l'argent public pillé a été blanchi dans des paradis fiscaux", commente Gavin Hayman, de Global Witness [organisation qui enquête sur les liens entre l'exploitation des ressources naturelles et les violations des droits de l'homme].
Si l'on en croit John Christensen, les paradis fiscaux sapent les économies nationales de trois manières. Primo, la capacité des Etats à s'assurer des recettes fiscales s'en trouve réduite, si bien qu'un pays pauvre aura du mal à financer ses investissements dans la santé et l'éducation ; secundo, l'existence des paradis fiscaux favorise le blanchiment d'argent et le trafic d'armes ou de diamants ; tertio, ce système contribue à l'instabilité financière, laquelle a débouché sur les crises des économies indonésienne et thaïe dans les années 1990.
* <WWW.TAXJUSTICE.NET>.
Encadré(s) :
Au Delaware
Courrier international
Plusieurs Etats d'Europe orientale (Russie, Ukraine, Lituanie, Hongrie...) ont présenté une centaine de demandes d'information à la justice américaine à propos d'opérations de blanchiment d'argent effectuées par des criminels de leurs pays via de mystérieuses entreprises enregistrées
dans le Delaware. Dans cet Etat, la législation sur les sociétés garantit un strict secret, qui assure l'anonymat des gérants et des actionnaires, explique The Wall Street Journal. Le Delaware serait ainsi devenu un paradis de la fraude financière en tout genre.
Ven 19 Mai - 0:23 par mihou