L'Actualité, no. Vol: 31 No: 8
15 mai 2006, p. 13
Bloc-notes
La couleur de l'emploi
Il y a 50 ans, l'État québécois a servi de levier à l'affirmation des francophones. Ce levier doit maintenant servir aux minorités.
Beaulieu, Carole
Parler de discrimination raciale au Québec, c'est pire que d'avoir à dévoiler son salaire. "Nous ne sommes pas racistes", me disait un collègue en voyant la couverture que nous préparions. Reste que les Noirs nés au Québec continuent d'enregistrer un retard criant dans le domaine de l'emploi ("Sommes-nous racistes?", p. 46). Appelons donc cela de la... frilosité.
Il est compréhensible que des immigrants de première génération vivent des difficultés. C'est le cas, au Québec, des membres des communautés arabes, arrivés en grand nombre récemment - comme les Pakistanais et les Indiens à Toronto - et dont le taux de chômage est semblable à celui des Noirs. Ce qui est anormal, c'est que l'écart persiste à la deuxième ou troisième génération! Le rêve de tout immigrant est de voir ses enfants prospérer. Pourquoi autant de Noirs n'y arrivent-ils pas?
En Ontario, le taux de chômage des Noirs de 15 à 24 ans atteint 25%, comparativement à 18% pour les jeunes d'autres origines. Au Québec, c'est 37% contre 17%! "La différence, c'est l'État", dit Jack Jedwab, directeur de l'Association des études canadiennes, qui s'occupe entre autres de sensibiliser la population aux réalités canadiennes. "La fonction publique québécoise est la moins ouverte aux minorités du pays."
Il y a 50 ans, les francophones ont utilisé l'État québécois pour combattre la discrimination dont ils souffraient aux mains des anglophones. Les salaires des deux groupes sont maintenant égaux. Pourquoi ne pas utiliser le même levier pour aider les minorités?
Les mesures annoncées récemment par Québec sont timides. Pourquoi ne pas être plus audacieux? Par exemple en confiant des postes politiques à des gens issus de minorités visibles, comme l'a fait Paul Martin en nommant Michaëlle Jean gouverneure générale?
On a tout de même fait des progrès, direz-vous. C'est vrai dans certains domaines. Il suffit de relire le dossier de L'actualité de 1992 pour le constater (www.lactualite.com).
Aujourd'hui, Didier Lucien joue dans Pure laine, émission brillante de Télé-Québec qui se moque allègrement des travers des uns et des autres. Corneille, Luck Mervil, Gregory Charles attirent les foules. Maka Kotto et Viviane Barbot sont députés, Juanita Westmoreland-Traoré est juge à la Cour du Québec.
Les enfants d'aujourd'hui sont moins ignorants que nous ne l'étions, petits francophones entrant à l'école primaire, il y a 40 ans, en ne connaissant des Noirs que ceux que l'on voyait dans l'émission américaine Daktari! Pourquoi personne ne nous a-t-il parlé, alors, de Mathieu Da Costa, l'homme noir arrivé en 1604 avec Samuel de Champlain? Ça nous aurait changé de Dollard des Ormeaux, qu'on a bien dû étudier 12 fois.
En 2006, les familles de toutes les couleurs, comme celle de Rosylien Senat, le comptable de 26 ans présenté en couverture, sont de plus en plus nombreuses. "Je ne pense jamais au fait que je suis noir, dit-il. Je le deviens seulement dans le regard de l'autre. Et pas souvent à Montréal."
Le Québec, c'est tout de même mieux que la Russie, où on brûle les résidences d'étudiants noirs. Mieux que la Chine ou le Japon, où le racisme ne se cache pas. En Europe, le retard des rémunérations est similaire à celui qui règne au Canada. Ici comme ailleurs, certains préjugés sont figés depuis des siècles.
Pour prospérer, le Québec n'aura d'autre choix que de combattre ces idées préconçues. La société dépendra beaucoup de l'immigration au cours des prochaines années. On prévoit qu'en 2010 Montréal comptera plus de 100 000 musulmans. Certains arabes, d'autres africains. De beaux défis en perspective. Différents de ceux de Vancouver, avec ses immigrants chinois.
Le sondage CROP montre bien que si les Québécois se disent prêts à accepter qu'un de leurs enfants épouse un Noir (voir p. 48), ils sont beaucoup moins d'accord lorsqu'il s'agit d'un Arabe.
Si, pour se développer, le Québec doit être une terre d'immigration, alors ses habitants devront s'imaginer francophones-d'Amérique-de-toutes-les-couleurs, priant des dieux différents et cuisinant mille épices. Pour les héritiers d'Étienne Brûlé et de Pierre-Esprit Radisson, ce ne sera pas toujours facile.
Des sociologues américains estiment que dans certains coins du monde les "races" seront bientôt tellement mélangées qu'on ne s'y retrouvera plus. Comment nommera-t-on un enfant du Lac-Saint-Jean dont un parent sera descendant d'un Haïtien canadien-français et d'une Arabe crie? Un Québécois!
Lun 15 Mai - 20:50 par mihou