La Presse
Nouvelles générales, dimanche 30 avril 2006, p. A14
La personnalité de la semaine
Elrie C. Tucker
Richer, Anne
Il se souvient avec émotion que sa mère a élevé seule ses quatre enfants, après que leur père les eut abandonnés. Il raconte qu'elle devait faire de menus travaux durs et humiliants pour offrir le minimum vital à ses enfants. Il témoigne surtout de son formidable courage et de son obsession: que ses enfants soient instruits et tiennent éloignée cette misère qui fut leur lot dans les premières années de leur vie.
Le Dr Elrie Tucker est originaire de Trinidad. Il a immigré au Québec au début des années 50. Fort de son talent et de son ambition, fier et déterminé, il s'est inscrit à l'Université McGill pour obtenir d'abord un baccalauréat en sciences avant d'entreprendre ses études à la faculté de médecine. Première personne de race noire à y accéder, le médecin pose aujourd'hui un regard sans amertume sur son passé. Il se préoccupe davantage du présent et de l'avenir. Il y a 15 ans, il a fondé l'Association médicale des personnes de race noire du Québec. C'était sa manière de permettre à des jeunes gens talentueux mais sans ressources d'accéder à des études supérieures et de ne pas avoir à vivre les difficultés qu'il a traversées. Depuis 1992, près de 300 étudiants ont pu ainsi, grâce à une bourse, réaliser leur rêve. Le 5 mai prochain, les bourses seront remises sous la présidence du ministre Philippe Couillard.
La Presse et Radio-Canada soulignent cette initiative extrêmement positive du Dr Tucker auprès des communautés noires et de la société québécoise en général en le nommant Personnalité de la semaine.
Courage et opiniâtreté
Bien sûr, il est arrivé ici sans argent. Bien sûr, le Québec de 1953 le regardait vivre avec étonnement. Que faisait donc ce grand Noir parmi nous? Et ce médecin qui a osé choisir comme spécialité l'obstétrique-gynécologie? Pour les têtes bien faites de la direction de McGill à l'époque, il s'agissait sans aucun doute du summum de l'inconscience, voire de l'insolence. "Je ne sais pas ce que les maris des femmes de Westmount vont dire!" lui a servi un haut responsable. Au cours des cinq années qui ont suivi, ironiquement, aucune de ses patientes n'était noire. Sa réputation comme médecin spécialiste lui permettait de soigner des patientes blanches, qui avaient en lui une totale confiance.
En 1966, lorsqu'il a fait sa demande pour être rattaché à l'hôpital Royal Victoria, la direction lui a dit: "Je ne crois pas que cela soit possible. Vous savez, vous pratiquez une spécialité très... disons délicate. Ce n'est pas comme la cardiologie ou la dermatologie..." Bien sûr, ceux qui le connaissaient, ses supérieurs, ont vite fait de renverser ces odieux préjugés.
Le Dr Tucker a poursuivi sa route. Sans brandir le poing, sans esclandres. Sur le plan professionnel, il est devenu rapidement une sommité. "Je suis devenu un gynécologue à succès", dit-il en riant. Il pratique maintenant trois jours par semaine, et sa clientèle reconnaît son humanisme et sa gentillesse. Sur le plan social, il n'a jamais ménagé sa générosité. À 74 ans, il se réjouit du chemin parcouru et se raconte, conscient du modèle qu'il offre aux jeunes Noirs du Québec.
Venir d'aussi loin
La première fois que le jeune Trinidadien a posé les pieds sur le sol québécois, il a failli s'évanouir de surprise. "Un homme blanc a porté ma valise! Un autre homme blanc conduisait mon taxi!" Pour ce déraciné qui n'avait connu que le joug colonialiste (Trinidad est maintenant une république), il était clair que le Québec représentait les plus grands espoirs de réussite.
Il n'a pas hésité à laver des autos, à faire partie de l'armée canadienne de 1953 à 1956, à solliciter des bourses, à se concentrer uniquement sur ses études à l'université. Mais le jeune homme en début de vingtaine a été distrait et séduit par une jeune beauté blanche de 19 ans, étudiante elle aussi mais en dentisterie, originaire d'Angleterre. Lorsque ses parents ont appris qu'elle voulait se marier (et, qui plus est, avec un Noir), ils lui ont coupé les vivres. Elrie Tucker a dû multiplier les petits boulots pour s'en sortir, jusqu'à porter la casquette rouge des employés du chemin de fer. Lui et sa femme ont eu trois enfants.
L'idée de fonder l'Association médicale des personnes de race noire du Québec vient de cette volonté: "Je ne voulais pas que d'autres étudiants noirs passent par là où je suis passé."
Avec le temps, le couple a remboursé ses dettes. Vinrent ensuite la somptueuse maison à Westmount, la maison de campagne, la Mercedes, bref, tout ce que le succès matériel peut apporter. "Le succès change notre vision des choses, mais on n'oublie pas ses origines." Au point qu'il est incapable de résister aux demandes des clochards. Il n'a jamais oublié la cambuse où il est né, ni sa mère, qui n'a pu, malheureusement, profiter bien longtemps de cette manne puisqu'elle est décédée. "Mes enfants ont grandi à Westmount et, même si je les ai amenés à Trinidad, que je leur ai montré la misère, je ne crois pas qu'ils puissent arriver à s'imaginer tout ce que j'ai vécu. Mais ils ont appris à aider, à contribuer à l'Association, et ils sont toujours présents." Une crise cardiaque il y a 13 ans a entraîné un changement de cap dans la vie du Dr Tucker. "Mes valeurs ont changé, je n'ai plus le souci des biens matériels et j'apprends à vivre des choses qui en valent la peine. Avoir du plaisir, être bon pour ma famille et aider ceux qui en ont besoin."
Pour lui, la bonté est au-delà même de toute religion.