Le Devoir
LES ACTUALITÉS, vendredi 14 novembre 2003, p. A1
Des esclaves à Saint-Armand?
La polémique reprend de plus belle
Nadeau, Jean-François
Y a-t-il effectivement des dépouilles d'esclaves noirs enterrées près de Saint-Armand, dans les Cantons-de-l'Est, au pied de Nigger Rock? La question fait débat plus que jamais.
Cette fois-ci, c'est un des propriétaires du terrain où se trouveraient les dépouilles qui se fait entendre, une voix aussitôt contestée. Dans une longue lettre polémique diffusée au moyen d'Internet, Charles Benoit conteste l'expertise de l'anthropologue Roland Viau, qui vient de publier Ceux de Nigger Rock (Éditions Libre Expression), une enquête sur un cas d'esclavage près de Saint-Armand.
M. Benoit publie aujourd'hui dans Le Devoir, en page A 10, une version écourtée de son texte polémique. Il soutient de nouveau qu'«une fois gommées les conjectures stupéfiantes et les erreurs de fait flagrantes, il ne reste rien de l'enquête bâclée que Roland Viau expose dans son livre». Il montre tout particulièrement du doigt le manque de sources écrites à propos du cimetière, qui se trouverait sur son terrain.
Il affirme en outre que la présence noire à Saint-Armand n'a jamais été «dissimulée» mais que les sources documentaires n'attestent formellement la présence «que d'une seule personne» de couleur, «dont aucun texte ne précise le statut».
En entrevue, M. Benoit apparaît comme un homme extrêmement éloquent. Il affirme que sa famille n'a besoin de personne pour mettre en valeur ce lieu considéré par plus d'un comme un cimetière d'esclaves. «Nous y cultivons la terre depuis les années 50. Nous nous occupons très bien de notre terrain tout seuls. Personne ne va venir installer quoi que ce soit chez nous.»
Pour sa part, l'illustrateur spécialisé en histoire Francis Back s'intéresse au site depuis deux ans. Il est responsable de la recherche au Centre historique de Saint-Armand.
En entrevue, M. Back affirme que les preuves documentaires de la présence noire à Saint-Armand sont déjà indéniables. «Mais ces Noirs ne jouissaient d'aucune existence juridique, ce qui peut complexifier les recherches.» Il se dit cependant très heureux de la récente découverte de documents anciens qui confirment bel et bien la présence d'au moins sept Noirs dans les environs.
Francis Back a collaboré avec Roland Viau pour la réalisation de son livre, Ceux de Nigger Rock.
Un nouveau rapport
Devant les questions que soulève cette affaire depuis quelques années, le ministère de la Culture et des Communications avait commandé en 1997 une enquête à Roland Viau, attaché au département d'anthropologie de l'Université de Montréal.
M. Viau affirme avoir alors bénéficié de tout juste 5000 $ et de quelques semaines pour mener à bien ses recherches. «Je crois qu'ils ne s'attendaient pas à ce que, avec des moyens pareils, je trouve ça. Il est clair aujourd'hui que plusieurs familles de loyalistes des Cantons-de-l'Est possédaient un ou deux esclaves. Au sujet du cimetière noir de Nigger Rock, il faudrait pouvoir compter sur des archéologues. Il y a là aussi les vestiges d'une industrie et de lieux d'habitation qui seraient très riches pour connaître la vie de ces gens.»
Joint hier à l'Université de Montréal, M. Viau soutient qu'on pourrait aussi en apprendre davantage en allant de nouveau consulter des fonds d'archives américains, notamment à Albany. «J'ai dit au ministère de la Culture que j'étais prêt à aller là-bas gratuitement si seulement on me payait mes frais de déplacement et de séjour. Je n'ai jamais eu de nouvelles... »
Le rapport Viau a conduit à une reconnaissance partielle de l'esclavage par l'installation d'une plaque commémorative à Saint-Armand, quelques jours avant les dernières élections.
Mais le ministère de la Culture juge depuis que les preuves ne sont pas suffisantes pour aller plus avant. «Nous avons demandé un deuxième rapport afin d'avoir un éclairage complet sur toute la question. Nous voulons savoir s'il y avait effectivement des Noirs dans la région de Saint-Armand», explique Normand Ouellet, directeur général intérimaire au ministère de la Culture pour la région de la Montérégie.
Un chercheur, Raymond Dumais, ancien employé des Archives nationales, va entreprendre à cette fin de nouvelles recherches sous la supervision de Francis Back. Selon le ministère, ses conclusions devraient être connues au printemps.
Toute la lumière?
Pour faire toute la lumière comme il le souhaite, le ministère de la Culture souhaite-t-il demander des fouilles archéologiques sur les lieux et les environs du cimetière d'esclaves allégués? «Je serais très étonné que nous allions vers des travaux de fouille. Ce n'est pas dans nos pratiques.»
Dans sa lettre polémique diffusée sur Internet, Charles Benoit affirme pour sa part qu'il ira lui-même «fouiller sous les pierres - concrètement sur le terrain - pour vérifier la qualité des informations de l'anthropologue». En entrevue, visiblement embêté par cette phrase issue de sa plume, il dit plutôt qu'il n'aurait pas d'objection à ce que des archéologues procèdent à des fouilles selon les règles de l'art. L'agriculteur affirme d'ailleurs avoir été sollicité à plusieurs reprises à ce propos.
Comme l'explique l'archéologue Pierre Desrosiers, de la Direction du patrimoine, la loi exige que «toute activité sur le terrain qui a pour but de recueillir des informations archéologiques nécessite l'obtention d'un permis de recherche du ministère».
Depuis les années 50, le site de Nigger Rock a fait l'objet d'au moins trois déplacements de terrain à des fins autres que scientifiques. Au début des années 50, le père de l'agriculteur Charles Benoit a notamment mis au jour plusieurs ossements lors de travaux effectués avec un bulldozer. Charles Benoit le confirme en entrevue tout en précisant que cette histoire est bien connue dans sa famille.
Depuis la fin des années 90, la question de la nature de ce cimetière a refait surface dans l'actualité. Rappelons que l'esclavage a été légal au pays jusqu'en 1833.
L'historien émérite Marcel Trudel a déjà publié un volumineux dictionnaire des esclaves. Encore aujourd'hui, il ne s'explique pas comment le souvenir de cette réalité esclavagiste a pu disparaître de nos mémoires.
Roland Viau, tout en insistant sur la valeur des travaux de Marcel Trudel, affirme que ceux-ci ne sont pas complets, ce que l'historien n'a d'ailleurs jamais nié. «Trudel n'a pas fouillé notamment du côté des registres de Saint-Armand.» Pour sa part, Francis Back s'étonne de constater que plusieurs descendants de familles loyalistes interrogés dans le cadre de cette affaire «nient l'existence de l'esclavage ou ferment spontanément la porte aux hypothèses».