"Ce crime est avant tout une affaire morale et sociale" : Entretien avec Aimé CESAIRE par Buata MALELA (Fort-de-France, décembre 2004)
14/02/2006
Dans le cadre de l’ouvrage collectif ESCLAVES NOIRS, MAITRES BLANCS. Quand la mémoire de l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur à paraître le 1er mars 2006 chez l’éditeur Homnispheres, qui déterre et reconstruit les nouveaux discours politiques négro-africains autour des pensées de Mongo Beti, Césaire, entre autres, le spécialiste des littératures nègres et comparatiste Buata Malela a rencontré le Nègre fondamental Aimé Césaire.
Le partenariat Afrikara-Homnispheres propose en primeur un des temps forts de cette production dirigée par l’historien et anthropologue Lomo Agée, dans une contribution au travail de mémoire sur l’histoire négrière, participant de l’émergence de questionnements et nouveaux regards sur l’altérité, la domination et la modernité contemporaine.
Votre dernier ouvrage paru s’intitule, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage. Que représente pour vous Victor Schœlcher ? Est-il simplement un abolitionniste ou plus que cela ?
Aimé Césaire : Il participait au mouvement général de la jeunesse. Il fréquentait pas mal Victor Hugo qui était devenu son ami. C’était le mouvement de la jeunesse française à cette époque, et bien entendu, il avait des idées qui étaient de gauche. Cet homme de gauche n’était pas du tout un réactionnaire : il a été mis au courant de la situation des colonies, en particulier des Nègres qui étaient esclaves dans les colonies. L’homme de gauche qu’il était, le libéral qu’il était, a été fort ému et il a décidé de faire une série de voyages et de reportages sur les colonies et de s’occuper des Nègres des colonies. Très frappé par l’exemple martiniquais, il a entrepris d’aider, de plaider pour la libération des Nègres et pour la suppression de l’esclavage. D’autant plus qu’il y avait déjà l’exemple anglais qui existait et la France était plutôt en retard d’un certain point de vue.
Remis dans son contexte, comment interprétez-vous les motivations réelles de Schœlcher ? Le situez-vous dans la même tradition que l’abbé Grégoire dans sa conception de l’égalité ?
Aimé Césaire : Je pense que c’est tout à fait la tradition de l’abbé Grégoire : liberté, égalité, fraternité. Il était toujours républicain. Vous avez raison. De plus, l’abbé Grégoire est le premier en France à agiter le problème.
Cependant lorsque Victor Schœlcher a voulu combattre l’esclavage, il avait une autre conception à la base que celle de l’abbé Grégoire dans la mesure où pour Schœlcher, l’abolition de l’esclavage était une faveur qu’on octroyait à l’homme noir, tandis que pour l’abbé Grégoire, il s’agissait d’un droit pour l’homme noir. Qu’en pensez-vous ?
Aimé Césaire : Je me réfère au discours que j’ai prononcé. Extrait : « Mesdames et Messieurs, il n’entre pas aujourd’hui dans mon propos de faire l’historique du décret d’avril. Mais il faut le dire parce que c’est la très exacte vérité, ce décret, Victor Schœlcher l’arracha [il y avait des résistances, ce n’était pas facile]. Le mot n’est pas trop fort, en tel nombre furent les opposants, attentistes comme Arago, colonialiste sournois comme Marrast, esclavagistes décidés comme les anciens délégués des colonies, un Pécoul [Pécoul est un des Blancs de la Martinique, commente Césaire, il y a encore chez nous à Saint-Pierre, l’allée Pécoul], un Reizet, un Froidefond-Desfarges, tous s’entendent à gagner ou perdre du temps comme on voudra, à faire du dilatoire jusqu’à la réunion d’une Assemblée constituante qu’ils escomptaient plus docile aux suggestions des colons, et la plupart d’entre eux, dans le cas le meilleur, vidant le concept d’émancipation de tout sens, de toute hardiesse, de toute vertu, cherchaient entre l’esclavage et la liberté, le compromis qui permettrait de maintenir le nègre fixé à la glèbe, à la discrétion de son maître d’hier transformé en patron. Bref, on acceptait de renoncer au mot esclavage, mais pas à la chose, et surtout pas aux facilités et aux bénéfices qu’elle assurait. Le fait capital ici, est que Schœlcher sut voir clair et couper court à toutes ces manœuvres. C’est lui qui, le 4 mars obtient d’Arago la condamnation de principe de l’esclavage. En avril, c’est encore lui qui se dresse farouchement contre tous ceux qui veulent attendre, patienter et ruser. 27 avril 1848. Décisive victoire de Schœlcher : celle-là même que nous célébrons aujourd’hui. Quelques jours après, le Gouvernement provisoire démissionnait, cédant la place à la Constituante, et à la Commission exécutive. J’ai souvent réfléchi à la séquence de ces événements [juste après le décret du 27 avril, l’assemblée disparaît et est remplacée par une autre assemblée]. Je me suis souvent demandé ce qu’il serait advenu du projet d’émancipation si l’on eût attendu comme le souhaitaient les hommes du National, l’élection d’une Constituante et la constitution d’un gouvernement régulier. Que fût-il advenu ? Vinrent les élections, vinrent les journées de juin. Vint Napoléon III, si bien que l’on peut affirmer que sans l’acte décisif, sans l’initiative fulgurante de Schœlcher, l’abolition de l’esclavage eût été reculée de trente ou quarante ans, et que dans ce domaine la France n’eût guère précédé les Etats-Unis ou le Brésil... » (1) Voilà où se situe l’importance de l’action de Schœlcher.
Dans votre production littéraire (Une Tempête, Armes miraculeuses, Ferrements, etc.), l’esclavage occupe une place centrale (2), me semble-t-il. Etait-ce pour conscientiser le peuple martiniquais et le monde, de la tragédie qu’ont vécue les peuples des Antilles ?
Aimé Césaire : Si vous voulez. Une chose importante : il faut que les Martiniquais et les Antillais de manière générale et plus spécialement les Martiniquais, puisque je suis martiniquais, prennent conscience de leur histoire et connaissent leur histoire. Vous savez, quand j’étais gosse, j’étais à l’école primaire à Basse Pointe tout au Nord de la Martinique. Mais j’avais entre les mains des livres de mes petits camarades de France, il n’y avait pas de différence. Je me rappelle même d’une chose incroyable ; une époque assez typique, il y avait à côté de moi un petit camarade qui était en train d’apprendre une leçon d’histoire qu’il lit : « nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds et les yeux bleus. » Et il continue. Je lui dis : « espèce d’idiot que lis-tu comme cela. » Il répond : « Mais oui ce qui est écrit dans le livre » Je lui dis : « espèce de petit imbécile, tu ne te rends pas compte que ce livre n’a pas été écrit pour toi, le livre a été écrit pour le petit français de France. C’est le même livre. Je lui ai dit : n’écoute pas le livre, va te regarder dans une glace dis-moi si tu es blanc, dis-moi si tu as les cheveux blonds, dis-moi si tu as les yeux bleus. Non, il faut que tu comprennes que nous venons d’Afrique. Et que le livre est écrit par le colonisateur. Voilà où on en était. C’était le système colonial français. On appliquait aux colonies et en particulier à la Martinique les lois françaises, sans particularisme et sans exception particulière à notre situation. Tout mon effort a été de faire comprendre aux Martiniquais qu’ils sont avant tout des Martiniquais, qu’ils sont des Antillais. Et qu’il y a la France que nous aimons bien, mais que nous sommes avant tout des Martiniquais. Et qui dit Martiniquais, et bien, c’est un peuple composite avec tant de mélanges de cultures. Mais la partie essentielle du peuple martiniquais est formée d’Africains. Nous venons d’Afrique. Nous sommes des fils d’hommes qui étaient faits prisonniers, arrêtés, embarqués, transplantés, fixés à la Martinique et opprimés sous le joug. Voilà, il ne faut pas se faire d’illusion ! Et qui ont lutté pour obtenir leur liberté.
Je me fais un peu l’avocat du diable. N’est-ce pas d’ailleurs paradoxal que de revendiquer « l’africanité » comme fondement de votre identité martiniquaise, au regard de la responsabilité complice d’une certaine Afrique dans la traite négrière, aspect que l’on retrouve peu dans votre production ?
Aimé Césaire : Il ne faut pas oublier comment était l’Afrique. Comme dans tous les pays, il y avait des gouvernants et des gouvernés. Il y avait une classe ou une petite clique dirigeante et puis il y avait le peuple. Il y avait un prêtre, sa famille et il y avait des commerçants. Il faisait du commerce. Et qu’est-ce qu’il vendait ? Il vendait des Nègres parce que [c’était] le seul produit qui intéressait les Européens Ils vendaient des Nègres comme ils auraient pu vendre des bœufs ou des vaches. Ce qui intéressait les Européens, ce n’était pas le pétrole, mais des travailleurs ! Des Français, des Européens ils avaient mis mains basses sur les terres, mais il fallait encore les cultiver et comme il n’y avait pas suffisamment de Français et très peu de choix, ils ont compris qu’il y avait des hommes en Afrique et qu’on pouvait par conséquent les acheter, les prendre et les faire venir comme travailleurs pour mettre les colonies en valeurs. C’est ça le travail ! Bien entendu, vous me direz : « alors les Blancs sont responsables, mais les Nègres aussi. » Bien sûr, il ne faut pas exagérer. Les dirigeants nègres ont vendu les Africains parce qu’il y avait une clientèle, c’est cela que demandaient les Blancs et il n’y avait que cela. J’ajoute d’ailleurs qu’il faut voir de très prêt cette histoire. En général (ce n’est pas pour les excuser) ce n’était pas leur compatriote immédiat qui les vendaient : par exemple au Dahomey, ils allaient à côté, c’était comme s’ils allaient à la chasse dans le territoire voisin parce qu’il n’y avait pas de séparation : ils ramassaient tout ce qu’ils pouvaient, puis ils les ramenaient au Dahomey pour les vendre. Vous voyez ce que je veux dire ? Je pense que l’Afrique était très divisée. Les gens, les Dahomey, autrement dit les actuels Béninois, les princes du Bénin, ce n’était pas les Béninois qui vendaient. Ils allaient à côté à la frontière des Maliens, des peuples avec lesquels ils étaient plus ou moins en guerre. Ils raflaient tout ce qu’ils pouvaient et puis les ramenaient au Dahomey et les vendaient aux Blancs qui attendaient. C’est cela le système. Alors, c’est beaucoup exagérer de dire que l’Afrique aussi était responsable de la traite. On ne peut pas nier qu’il y ait eu une implication africaine, mais ce n’est pas celle que l’on croit. Elle n’est pas celle des peuples africains, mais c’est celle des gouvernants avides de profit et d’argent.
Justement la loi française (3) a reconnu récemment la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité...
Aimé Césaire : Bien sûr, heureusement. Il était quand même temps, non ? C’était déjà l’avis de Victor Schœlcher et il a été l’un des précurseurs.
Cependant, ladite loi n’a pas reconnu de responsabilité particulière.
Aimé Césaire : Tout le monde était responsable ! C’est une idée générale. Les Anglais, les Américains, les Allemands, ils considéraient qu’ils avaient le droit de partir à la chasse, de prendre des lions, des loups, etc. C’est une civilisation qui était responsable.
Or si tout le monde est responsable, pourquoi aucun processus d’indemnisation n’a été entamé comme certains le réclamaient.
Aimé Césaire : Ce n’est pas mon genre. Je ne ramène pas tout à des questions d’argent. Je sais que certains de nos amis ont demandé réparation et par réparation, ils entendent avant tout l’indemnité. Je ne veux pas m’opposer, mais je ne défendrais pas tellement cette idée, moi personnellement. Vous savez pourquoi ? Comme ce serait facile ! Pour moi, ce crime est avant tout une affaire morale et sociale. Comme ce serait facile : « Dis donc, ton arrière arrière-grand-père nous a volés tant de Nègres, allez, finissons-en, aboule le fric et n’en parlons plus. » Et bien, moi, je pense que c’est impardonnable. Ce n’est pas uniquement une affaire d’argent. Mais non. C’est beaucoup plus grave que cela. Comme ce serait facile : « Tu m’as pris cent milles nègres. Combien de Nègres ? Faites la multiplication : deux milles ! » Mais non, ce n’est pas cela ! Réparation oui. Il faut que l’Europe reconnaisse ses torts et reconnaisse qu’il est de son devoir d’aider l’Afrique dans les difficultés qu’elle connaît à l’heure actuelle. Difficultés qui sont en grande partie la conséquence de la politique coloniale subie par les Africains.
Pensez-vous que l’Europe soit entrée dans ce processus d’aide au regard de ce qui se fait actuellement ?
Aimé Césaire : Il faut bien comprendre ce qu’est l’Europe. C’est une série de pays dont les réactions sont différentes. Il n’y a pas une politique européenne jusqu’à présent quand l’Europe n’est même pas faite. Alors en Europe, il y a des pays différents qui ont des particularités et qui ont des traditions différentes. La politique coloniale des différents pays est très particulière. Il faut tenir compte de la diversité des pays et tenir compte également de la mentalité des différentes époques que nous avons connues depuis 1948. Croyez-moi, du temps de la colonisation, la plupart des Blancs ou des gouvernements croyaient qu’en allant coloniser tel pays on leur rendait service. Il faut bien comprendre cela : « nous leur apportons la paix et la civilisation », c’était ça leur mentalité colonialiste. Ils n’ont pas du tout eu l’impression qu’ils étaient des brigands, des salauds. Quelques-uns, oui. Mais beaucoup d’entre eux étaient persuadés que la colonisation était un bien fait pour l’homme noir.
Jeu 11 Mai - 23:39 par mihou