Souveraineté des Etats et souveraineté des peuples
Par Nuri Albala
Avocat, responsable international de Droit-Solidarité, membre du conseil scientifique d’Attac.
Comment a pu naître une notion aussi étrange et contestable que le prétendu « droit d’ingérence », quand la notion de souveraineté est au cœur du système des Nations unies, destinée à protéger les Etats d’interventions extérieures et, ainsi, à sauvegarder la paix ? Les défenseurs des droits de l’homme estimaient, dès les années 1960, que l’interdiction de toute ingérence ne les concernait pas puisqu’elle ne s’appliquait qu’aux relations d’Etat à Etat. Puis, au lieu d’affirmer qu’en se portant au secours des victimes de crimes ou de catastrophes ils ne commettaient aucune ingérence, ils choisirent de légitimer la leur au nom de ses motifs(les droits humains). Enfin, certains se mirent à affirmer que, dans de tels buts, un droit d’ingérence appartenait aux Etats eux-mêmes...
L’Assemblée générale des Nations unies (ONU) avait cru ne soulever que très prudemment le couvercle lorsqu’elle adopta, le 8 décembre 1988, la résolution 43/131 autorisant les organisations intergouvernementales et non gouvernementales(ONG) à porter assistance aux « victimes des catastrophes naturelles et de situations d’urgence ». Cependant, la mise en pratique de ce « droit d’ingérence » nécessitant des moyens, ce sont les pays dominants qui en font usage à leur guise. Très vite, dans l’ex-Yougoslavie comme en Irak, les grandes puissances (et spécialement les Etats-Unis) s’engouffrèrent dans la brèche avec l’appui de l’ONU (1)...
Pour l’application des accords de Dayton (2), c’est le Conseil de sécurité qui donne mandat à l’Alliance atlantique de maintenir la paix (c’est-à-dire de faire ce pour quoi l’ONU avait été fondée), et la Force multinationale d’interposition (IFOR) est placée sous commandement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), le tout en contradiction flagrante avec la Charte et son article 53 (3). Ainsi le prétendu droit d’ingérence, que seuls peuvent réellement exercer les Etats les plus puissants, rétablit-il le vieil impérialisme d’antan en le couvrant d’une teinture morale (4).
Or la souveraineté constitue encore, dans bien des pays du Sud, en Afrique ou en Amérique latine, une revendication des populations qui combattent l’injustice sociale ou l’impérialisme de puissants voisins ou parrains. Le Forum social africain revendique ainsi la souveraineté des peuples sur les richesses naturelles et le renforcement de l’Etat comme puissance publique protectrice. En effet, l’Etat représente encore souvent le cadre, au moins potentiel, d’exercice du pouvoir démocratique et d’affirmation des peuples. Il peut, en outre, constituer un obstacle à la pénétration des entreprises transnationales : tantôt parce que, doté de structures solides de défense des droits des citoyens, il résiste à cette intrusion – comme le montrent à l’occasion les mesures prises en Amérique latine contre les multinationales de l’eau ou du pétrole (5) ; tantôt, au contraire, parce que totalement inefficace, inorganisé, il est d’une instabilité et d’une imprévisibilité redoutables (c’est souvent le cas en Afrique notamment). C’est pourquoi le libre marché et les gouvernants à son service poussent à la stabilisation institutionnelle dans les Etats affaiblis, et aux abandons de compétences dans les Etats « forts ». Cependant, un Etat (les Etats-Unis) semble jouir de tous les attributs classiques de souveraineté.
En fait, le principe de souveraineté n’a de sens que si l’on précise à qui il s’applique : les Etats ou les peuples. Lorsque, en 1789, l’Assemblée nationale française proclame que la souveraineté réside « essentiellement dans la nation (6) », son choix est clair. Or les deux siècles suivants ont consacré progressivement une « souveraineté des Etats ». Ce glissement a été facilité par le développement des conquêtes coloniales et impériales aux XIXe et XXe siècles : les conquérants prétendaient faire bénéficier de structures étatiques les peuples qui n’étaient pas « capables » d’en concevoir eux-mêmes.
La Charte des Nations unies consacre cette vision en créant un regroupement d’Etats (chapitre2, articles 3 et 4), même si le préambule de la Charte commence par la célèbre formule « Nous, peuples des Nations unies ». Les textes fondateurs de l’organisation évoquent tantôt les peuples (dans le préambule), tantôt les nations, tantôt les Etats (7). Si les rédacteurs n’ignoraient pas les débats que soulevaient ces notions, ils ne ressentaient pas le besoin de s’y arrêter. Ce flou leur permettait, entre autres, de ne pas aborder la question des peuples colonisés et des minorités autochtones.
Et c’est notamment parce que l’ONU a pour membres des Etats que l’article 2, paragraphe 7, de la Charte pose le principe que rien « n’autorise les Nations unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ». Quant à l’article 53, il précise qu’« aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux ». L’interdiction de toute atteinte à la souveraineté est donc clairement comprise comme souveraineté des Etats et s’impose même à l’ONU (sauf en ce qui concerne le chapitre 7 de la Charte et les actions en cas de menace pour la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression).
Le hiatus entre souveraineté des Etats et souveraineté des peuples se retrouve dans le débat sur les abandons de souveraineté. Si les Etats se défont de certaines de leurs prérogatives, ce n’est pas au profit de structures démocratiques. Les gouvernements sont beaucoup moins sourcilleux lorsqu’il s’agit de concéder des pouvoirs à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’aux Nations unies elles-mêmes ou aux tribunaux internationaux protégeant les droits humains.
Les réglementations européennes qui empêchent de soutenir les services publics ont toutes été consenties par des gouvernants au profit d’institutions non démocratiques et de la « régulation par le marché ». En fait, ce que les Etats abandonnent, ce n’est pas leur souveraineté, c’est le pouvoir des peuples de contrôler (au moins un peu !) le monde en construction. La remise en cause du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est ainsi au cœur de la construction européenne.
Cependant, le monde n’est pas condamné à n’être qu’un face-à-face entre des Etats de moins en moins souverains. Des acteurs nouveaux ont fait irruption sur la scène internationale : associations, organisations non gouvernementales, mouvements sociaux. Ils sont de plus en plus présents dans les enceintes onusiennes, à la sous-commission des droits de l’homme par exemple. « L’Etat, dans sa forme classique, héritée des Lumières, ne peut plus prétendre être le seul lieu légitime du débat politique et de l’action collective (
. »
Pourtant, si les associations, les syndicats et les ONG peuvent ainsi contribuer à résister à la mondialisation libérale, la « société civile », par définition hétérogène et inégalitaire, ne saurait se substituer aux peuples et n’a pas vocation à les représenter. Il ne faut pas y voir une opposition entre le monde associatif et les Etats, représentants officiels des nations et des peuples, mais plutôt les germes d’une nécessaire coopération.
Nuri Albala.
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(1) La première guerre du Golfe, justifiée par une annexion de territoire, n’était pas fondée sur l’ingérence humanitaire.
(2) Le 21 novembre 1995, sur la base américaine de Dayton, les présidents serbe, croate et bosniaque signent un accord qui maintient la Bosnie-Herzégovine dans ses frontières internationalement reconnues, mais entérine le partage de celle-ci en deux entités : la République serbe et la Fédération croato-musulmane.
(3) Lire Nils Andersson, « Organisation des Nations unies ou Organisation des Nations soumises ? », dans Contributions de l’IRDP au Forum social européen de Paris-Saint-Denis, juillet 2003.
(4) Lire « Les limites du droit d’ingérence », Manière de voir, no45, « La nouvelle guerre des Balkans », mai-juin 1999.
(5) Lire Jacques Secretan, « Privatisations hors la loi en Uruguay », Le Monde diplomatique, décembre 2004.
(6) Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, article 3.
(7) Ainsi, la déclaration interalliés de Londres du 12 juin 1941.
(
François Crépeau, introduction à Mondialisation des échanges et fonctions de l’Etat, Bruylant, Bruxelles, 1997.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | septembre 2005 | Pages 22 et 23
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/09/ALBALA/12771