L'intégrisme contre la République
Jean-François Revel, de l'Académie française
Est-ce l'islam français qui doit s'adapter à la République ou la République française qui doit s'adapter à l'islam ? Choisir le premier terme de cette alternative est, de toute évidence, approuver la solution républicaine. Mais, depuis une quinzaine d'années, les gouvernements de la République ont plutôt eu la faiblesse de glisser vers la deuxième orientation.
Ainsi, depuis 1989, la querelle du voile islamique à l'école n'a, quoi qu'on dise, guère progressé vers une entente conforme au droit. Cette année-là, le principal d'un collège de Creil fut, on s'en souvient, désavoué par le gouvernement et le Conseil d'Etat pour avoir, comme la loi l'y obligeait, fait rentrer chez elles trois jeunes musulmanes qui refusaient d'enlever leur foulard en classe. Quatorze ans après, notre ministre de l'Intérieur, le 19 avril dernier, s'est fait conspuer, lors d'un rassemblement de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF, liée aux Frères musulmans, fondamentalistes). Qu'avait dit Nicolas Sarkozy de si blasphématoire ? Il avait rappelé que la loi oblige à ôter son couvre-chef, y compris le foulard islamique, quand on pose pour une photo d'identité.
Car le conflit entre les islamistes et la République déborde par son ampleur cette dérisoire polémique vestimentaire, qui n'en est que le révélateur superficiel. Les intégristes, pas tellement « minoritaires » en France, contrairement aux affirmations de l'optimisme officiel, ne limitent pas au foulard leurs exigences. Ils incitent en outre les élèves à des revendications tendant à faire expurger les programmes et infléchir les horaires en fonction des dogmes, interdits et pratiques de l'islam. La culture et les institutions françaises sont parvenues, après des siècles de lutte, à soustraire l'enseignement public à la tutelle chrétienne. Et ce serait pour accepter la tutelle islamique ?
Concernant l'islam, on nous cache que l'Etat et les collectivités locales frôlent fréquemment les frontières de la légalité, voire les franchissent dans le mauvais sens, par exemple pour le financement de la construction des mosquées. (Voir Le Point n°1599 du 9 mai 2003). Mais qui le sait ? Bien peu de monde, car l'islam en France est une des réalités sur lesquelles nous sommes le plus mal renseignés. Pour mesurer l'étendue de notre ignorance, il faut lire le livre de Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, « La République et l'islam » (Gallimard, 2002), nourri d'informations précises et d'observations judicieuses.
Pour ne prendre qu'un seul chapitre, les auteurs montrent cruellement qu'il n'y a aucune évaluation fiable du nombre des musulmans en France. Dans la presse et les médias comme chez des chercheurs réputés, que de chiffres fantaisistes couvrent un éventail allant de 2 millions à 5, voire 6 millions ! Conjectures qui ne reposent sur aucune base scientifique, puisque nos recensements de population restent muets sur la religion des citoyens ou résidents recensés. Nous ne savons pas davantage quelle proportion des musulmans vivant en France sont effectivement pratiquants. Le Haut Comité à l'intégration même a tenté de la calculer dans son rapport « L'islam et la République », sans réussir à sortir du flou, et pour cause.
Et la démographie ne constitue que l'un des terrains où règnent de telles approximations sur l'islam français. Comment la République pourrait-elle définir sa politique islamique en avançant ainsi dans le brouillard ? Sans doute la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) est-elle une tentative pour y voir plus clair de la part du ministre de l'Intérieur. Mais, pour l'instant, elle a exacerbé les divisions entre groupes musulmans de France au moins autant qu'elle a fourni à la République une instance de consultation sereine.
Pourquoi ? Parce que l'objectif n'est plus seulement de faire coexister en paix au sein de la République plusieurs cultes différents, ce qui n'est pas inaccessible. Il est ou, plutôt, il serait d'obtenir des intégristes qu'ils deviennent des modérés, ce qui est contradictoire. La difficulté nouvelle, depuis quinze ans, c'est donc bien la montée de l'intégrisme. D'abord dans les pays musulmans eux-mêmes, du Pakistan au Maroc et de l'Algérie à la Turquie ou dans l'Afrique subsaharienne. Ensuite dans les pays européens, où les minorités musulmanes se radicalisent. Dès 1989, avant même la fatwa de l'imam Khomeyni, c'est en Grande-Bretagne, en France, en Belgique que l'on vit déferler des foules d'émeutiers islamistes brûlant « Les versets sataniques » de Salman Rushdie et réclamant la mise à mort de l'auteur et de ses éditeurs.
au mÊme moment est lancée l'offensive du foulard par des jeunes filles non pas soudain saisies d'un regain de leur foi, mais dûment chapitrées et manoeuvrées par des fanatiques islamistes. C'est pourquoi le foulard en milieu scolaire n'est pas un simple insigne religieux, indiquant la croyance de celles qui le portent. C'est le message que nous envoient les islamistes, décidés à mener l'assaut contre les valeurs occidentales. Et ce sont les musulmans sincèrement républicains qui, chez nous, dénoncent avec le plus de lucidité ce danger.
Nos dirigeants, au contraire, croient surmonter la difficulté en déclarant qu'elle n'existe pas. lls multiplient les propos apaisants, soucieux d'éviter un « conflit inutile », disent-ils, et pour ne pas « déclencher une guerre du foulard ». Mais le conflit est d'ores et déjà ouvert, et la guerre déclenchée, non pas de la République contre l'islam, mais de l'intégrisme contre la République -
© le point 16/05/03 - N°1600 - Page 41 - 870 mots