Chrétiens, juifs et islam
Bat Ye'or : « L'Europe s'est soumise à l'islam sans se battre »
Historienne britannique d'origine égyptienne, Bat Ye'or présente dans « Eurabia : l'axe euro-arabe » une analyse provocante des relations entre l'Europe et l'islam. Un essai paru en janvier 2005 aux Etats-Unis, édité par l'université Fairleigh Dickinson.
Propos recueillis par Monique Atlan
Et si la tolérance de l'islam n'était qu'un mythe ? Et si l'Europe, par peur du terrorisme, avait déjà renoncé à une partie de ses valeurs pour complaire à ses partenaires arabes ? Questions explosives que pose l'historienne Bat Ye'or dans « Eurabia : l'axe euro-arabe ». Son oeuvre majeure, « Face au danger intégriste, juifs et chrétiens sous l'islam », est rééditée en France par Berg International. Elle y décrit le statut des minorités non musulmanes dans l'Islam ancien.
Le Point : Votre dernier livre s'intitule « Eurabia », pour décrire la relation de l'Europe à l'islam, l'Europe devenant, selon vous, le « protégé » de l'islam ?
Bat Ye'or : Depuis trente ans, la France et l'Europe sont menacées par le terrorisme. Cela a commencé avec le terrorisme palestinien, puis islamiste. Le fait que les autorités refusent de nommer le mal ne signifie pas qu'il n'existe pas. L'Europe est devenue le nouveau continent de la dhimmitude, où on ne livre pas bataille parce que l'on s'est déjà soumis sans se battre. Cet engrenage s'est mis en marche dès 1974-1975, à l'instigation de la France, qui a milité pour une politique proarabe, afin de doter l'Europe d'un poids et d'un prestige qui rivaliseraient avec ceux de l'Amérique. Eurabia est à la fois un partenariat avec le monde arabo-musulman et une stratégie menée discrètement, en dehors des traités officiels, sous le nom bénin de Dialogue euro-arabe. Il s'agit d'une structure qui gère les aspects financiers, politiques, économiques, culturels et migratoires des relations euro-arabes, sous les auspices des chefs d'Etat européens et de leurs ministres des Affaires étrangères, en étroite collaboration avec leurs homologues arabes, et avec les représentants de la Commission européenne et de la Ligue arabe.
Les Arabes mirent plusieurs conditions à cette association : une politique européenne indépendante de celle de l'Amérique, la reconnaissance par l'Europe d'un Etat palestinien, le soutien à l'OLP, le retrait d'Israël sur les lignes d'armistice de 1949, la souveraineté arabe sur Jérusalem.
La condition dhimmie, qui est celle d'une insécurité perpétuelle, est aujourd'hui celle de l'Europe menacée par le terrorisme. L'esprit de soumission d'Eurabia découle d'un libre choix : obtenir, moyennant un alignement politique et le versement de fonds considérables par l'Union européenne, une protection factice.
Vous avez consacré toute votre vie à l'histoire du dhimmi. Pourriez-vous le définir ?
En arabe, dhimmi signifie protégé. Le terme a désigné durant treize siècles les juifs, chrétiens et autres non-musulmans des pays islamisés dès le VIIe siècle. Très souvent occulté, ce concept du dhimmi est fondamental ; il s'insère dans l'idéologie même du djihad, la guerre sainte de l'Islam, qui divise l'humanité en deux camps : les musulmans, représentant le camp de la paix, et les infidèles, celui des territoires de la guerre dar al-harb.
Invoquant le Coran et les hadiths (piliers de la loi islamique), le djihad prescrit à la communauté musulmane l'obligation de conquérir les pays non musulmans afin de les soumettre à la loi islamique. Le djihad peut être mené soit pacifiquement (prosélytisme, immigration), soit par la guerre. Toute résistance à la progression de l'islam constitue un casus belli.
Le dhimmi est l'infidèle qui, se soumettant sans combattre à la suzeraineté islamique, bénéficie d'une protection sur sa vie et ses biens. Des droits limités lui sont reconnus. En échange, il doit payer une rançon-capitation, la jiziya (Coran 9, 29). Ce paiement est assorti d'humiliations. Le refus de payer la jiziya, assimilé à une rébellion, abolit la protection et restaure automatiquement la loi du djihad.
De quand date ce système ?
Du VIIIe siècle. Mais les jurisconsultes musulmans le font remonter au traité entre Mahomet et les cultivateurs juifs de Khaybar, une oasis à 140 kilomètres de Médine.
La conquête par le djihad a islamisé d'énormes territoires, du Portugal à l'Indus. Les juristes théologiens fondateurs du droit musulman ont alors formulé, au VIIIe siècle, le statut des millions d'indigènes non musulmans.
Quel était le prix de leur sécurité ?
Tout d'abord, l'expropriation. Ces pays devenus le butin (fay) de la communauté musulmane appartenaient au calife, qui les gérait au bénéfice des musulmans et favorisait une intense colonisation arabe. Ce fut le cas de la Terre sainte, terre de butin enlevée aux dhimmis expropriés. La quasi-totalité du sol palestinien appartenait encore au sultan turc jusqu'en 1917. Les fellahs en étaient les simples métayers, ils n'en avaient pas la possession.
A quelles contraintes leur vie quotidienne était-elle soumise ?
L'interdiction de porter des armes les rendait très vulnérables. Il leur était interdit de construire ou de réparer leurs lieux de culte. Leurs vêtements discriminatoires obligatoires les exposaient à la vindicte et aux insultes dans la rue (pièces de couleur cousues sur les vêtements). C'est d'ailleurs là l'origine de la rouelle imposée aux juifs en 1215 par le Concile de Latran.
Dans la rue, les dhimmis devaient marcher rapidement, les yeux baissés, passer à la gauche des musulmans, c'est-à-dire du côté impur, et enterrer leurs morts en courant. Leur culte devait être silencieux et les processions étaient interdites. Ils vivaient dans des ghettos dont on fermait les portes le soir. Le mariage d'un dhimmi avec une femme musulmane et le blasphème contre l'islam étaient évidemment punis de mort.
Paradoxalement, cette vulnérabilité attisait les conflits entre les victimes, notamment entre chrétiens et juifs ?
Oui, les chrétiens étaient souvent plus vulnérables que les juifs. Les chrétiens étaient assimilés aux ennemis de l'extérieur. Cela provoquait représailles et massacres. Mais, par ailleurs, ils pouvaient aussi bénéficier de la protection des rois chrétiens, dont les cadeaux au calife leur assuraient certains privilèges. Souvent accusés de collaborer avec les chrétiens de l'extérieur, les dhimmis chrétiens tentaient de détourner la colère islamique contre les juifs.
Vos recherches vous ont amenée à élaborer la notion de dhimmitude...
La dhimmitude représente l'ensemble des comportements et de l'histoire de peuples se chiffrant par millions et rassemblant une infinie variété de groupes ethno-religieux, d'Europe, d'Orient, d'Asie. Chacun évolua à sa manière, mais dans le même univers juridique. Cette histoire s'étend du Portugal aux Indes et du sud de la Pologne jusqu'au Soudan. Elle se poursuit encore aujourd'hui sous nos yeux. Certaines sont toujours valables dans les pays musulmans, même en Turquie. Pourtant, cette histoire qui a affecté une si large proportion de l'humanité n'est même pas étudiée dans les universités. Elle est ignorée, alors qu'elle exige d'être examinée dans sa globalité et sa complexité. C'est une histoire de violence, d'esclavage, de souffrance, de viols, de déportations, d'humiliation. C'est toute une humanité qui vibre, souffre, lutte pour survivre et se libérer, et qui non seulement combat les ennemis extérieurs, mais aussi la corruption des siens.
Pourquoi cette occultation ?
Cette histoire a été effacée quand l'Europe a fondé ses relations avec le monde arabo-musulman sur le partenariat politique, économique et culturel. L'Europe a alors élaboré le mythe andalou comme modèle de civilisation multiculturelle, âge d'or des trois religions. Tout ce qui concernait le djihad et la dhimmitude a été éliminé. La mémoire dhimmie est fragmentée, interrompue au rythme de massacres, de destruction d'églises, de synagogues, gardiennes des archives. L'histoire n'est possible qu'avec la liberté. Tant que le dhimmi vit dans l'oppression, il ne peut avoir d'histoire, puisqu'il ne peut critiquer le gouvernement qui l'opprime. Il est obligé de louer la tolérance islamique et de perpétuer son aliénation. Il a perdu la mémoire de son histoire, la conscience de ses droits. Pour constituer une mémoire, il faut aussi une réflexion critique, une conscience de sa situation.
Vous ne craignez pas d'être taxée d'islamophobie ?
On m'a déjà fait ce reproche. Mais récuser l'histoire de millions de gens pour ménager la sensibilité de leurs oppresseurs est immoral. Surtout, l'on doit connaître l'idéologie du djihad, puisqu'elle détermine les relations avec les non-musulmans. Nous devons pouvoir discuter des conceptions islamiques concernant notre propre identité. Selon l'islam, l'histoire biblique est une histoire islamique.
Le judaïsme et le christianisme seraient des déformations ultérieures de la religion islamique, première et seule vraie religion. Il est essentiel que les non-musulmans s'interrogent sur la conception musulmane de leur identité et s'interrogent aussi sur ce qu'ils sont eux-mêmes
© le point 10/03/05 - N°1695 - Page 52 - 1305 mots