Saint suaire
Une polémique sans fin
Malgré la datation au carbone 14 qui en fait une relique médiévale, le suaire de Turin garde encore ses mystères.
Frédéric Lewino
En 1988, quand la datation au carbone 14 rendit son verdict, on avait cru la controverse sur l'authenticité du suaire de Turin définitivement close. Les trois laboratoires consultés n'avaient-ils pas fourni une fourchette de dates allant de 1260 à 1390 pour cette relique censée avoir enveloppé le corps du Christ lors de sa mise au tombeau ? Ce qui collait parfaitement avec l'année d'apparition du linceul, en 1357, à Lirey, près de Troyes, en Champagne.
Mais c'était oublier que la foi peut renverser des montagnes, même scientifiquement édifiées. Très vite, les partisans de l'authenticité reprirent le dessus. Ils organisèrent une contre-offensive en deux temps : 1. Travail de sape pour déconsidérer l'analyse au carbone 14. 2. Appel aux disciplines scientifiques capables de fournir une contre-expertise favorable.
Ils eurent vite fait de dénoncer le non-respect du protocole établi pour la datation : substitution à l'experte en textiles d'un inconnu, prélèvement d'un unique échantillon dans un coin du suaire au lieu de sept éparpillés sur tout le tissu, panne de la caméra témoin... Bref, l'accumulation de ces bavures fut pain bénit pour les partisans de l'authenticité du suaire, qui soupçonnèrent les échantillons d'avoir été échangés frauduleusement ou encore découpés dans une zone ravaudée au Moyen Age. D'autres envisagèrent une contamination du tissu par des champignons dont le carbone « récent » aurait rajeuni la datation...
Le doute ainsi subtilement jeté sur la validité du test, les autres disciplines scientifiques purent relever la tête. Première étape : démontrer que l'image du linceul n'a pas été réalisée par un peintre. Le corps médical fut appelé à la rescousse. Après un examen minutieux de l'image du supplicié et de ses blessures, la plupart des chirurgiens et légistes consultés, tel Robert Bucklin, de Las Vegas, se déclarent convaincus d'une image produite par le cadavre d'un crucifié.
En 1978, deux biologistes américains du STURP (Shroud of Turin Research Project), John Heller et Alan Adler, soumirent le suaire au test dit de fluorescence, qui aurait révélé la présence de sang. Quant au biologiste Victor Tryon, de l'université de San Antonio (Texas), il repéra de l'ADN et une équipe italienne fournit même le groupe sanguin : AB !
Traces de peinture
Mais ce diagnostic vital est vite contesté par l'Américain Walter McCrone. Ce chimiste dirige un des plus grands instituts scientifiques spécialisés dans l'étude des pigments picturaux. Au microscope électronique, il identifie des particules d'oxyde de fer et de mercure, typiques des pigments ocre rouge et vermillon employés au Moyen Age. Mais de sang, pas une goutte ! A l'extérieur des zones de blessures, il reconnaît un liant utilisé par les peintres. Par ailleurs, McCrone suggère que l'aspect de négatif photo pourrait résulter du choix de l'artiste médiéval de ne peindre que les parties du corps censées être en contact avec le linceul, c'est-à-dire le front, l'arête du nez, les côtes, la moustache... qui habituellement captent la lumière et apparaissent plus claires.
Inutile de dire que les partisans de l'authenticité refusent l'expertise de l'Américain. Certains expliquent la présence des pigments par des éclats de fresques tombés sur le linceul lors de ses expositions dans des salles décorées. D'autres insinuent que ces traces de peinture auraient été déposées lorsque les copistes du Moyen Age apposaient leurs reproductions sur le saint suaire pour les sanctifier.
A supposer que le suaire de Turin enveloppât effectivement un corps - celui du Christ ou d'un autre -, comment l'image a-t-elle pu se former, surtout sans déformation ? Les scientifiques du STURP ont observé une décoloration des fibres de lin qu'ils attribuent à un double phénomène d'oxydation et de déshydratation de la cellulose. Cette modification chimique restant inexplicable, certains évoquent un phénomène surnaturel, tel un flash de résurrection... Pourtant, récemment, l'anthropologue californien Niccolo Caldararo signale que des linges qui recouvrent depuis très longtemps des représentations peintes laissent apparaître des images inversées similaires à celle du suaire. Celui-ci pourrait donc être un linge ayant recouvert une statue peinte du Christ. Une piste à explorer...
Les partisans du suaire croient encore consolider leur position en faisant remarquer que la trame du linceul est à chevrons en arêtes de poisson, selon la méthode dite « à un bout et à torsion en Z », un tissage typiquement syrien des premiers siècles. Mieux, les fibres de lin contiennent des filaments d'une variété de coton originaire également de Syrie. Seulement, voilà : au Moyen Age, la Syrie exportait ce type de tissu bien au-delà de ses frontières et le coton syrien a franchi le détroit de Gibraltar au IXe siècle.
Le pollen retrouvé sur le suaire semble davantage signer un séjour palestinien du suaire. La récolte est opérée en 1973 par Max Fray, le directeur du laboratoire scientifique de la police à Zurich, au moyen de papiers adhésifs. Il recense le pollen de 58 plantes qu'on trouve sur tout le trajet terrestre entre Jérusalem et l'Italie. En 1999, le docteur Avinoam Danin, de l'université hébraïque de Jérusalem, grand spécialiste de la flore du désert, confirme l'expertise de Fray. Mais on ne peut écarter une mystification montée par Fray (peu probable, tout de même) ou des grains de pollen tombés des vêtements de pèlerins venus de Palestine.
Interprétation numérique
En 1999, Alan Whanger, professeur émérite de la Duke University (New York), grâce à un traitement informatique des photos, met en évidence sur le linceul des images de fleurs qui y auraient été déposées lors de la mise au tombeau. En l'occurrence, 28 espèces différentes, dont certaines endémiques du Proche et du Moyen-Orient, selon Avinoam Danin. Whanger prétend également avoir identifié sur les orbites du supplicié des pièces romaines datées de l'an 29. Mais que valent ces images virtuelles ? Pour certains experts, le traitement numérique d'images permet de faire apparaître... ce qu'on a envie de voir.
Les mêmes critiques se sont abattues sur le Français André Marion, ingénieur à l'Institut d'optique d'Orsay, quand, en 1996, il a cru avoir matérialisé, tout autour du visage, des fragments de lettres latines et grecques. Aujourd'hui, ce chercheur s'intéresse à la tunique d'Argenteuil, conservée dans la basilique Saint-Denis, qui serait l'un des vêtements portés par Jésus sur le chemin de croix. Elle aurait été offerte par Irène, l'impératrice de Byzance, à Charlemagne, qui l'aurait, à son tour, remise le 12 août 800 à sa fille Théodrade, mère supérieure du prieuré d'Argenteuil. Grâce à un traitement numérique de la photo de la tunique pour en reconstituer sa forme enfilée sur un corps, Marion estime que les traces de sang visibles sur la tunique coïncident avec celles du suaire de Turin.
D'où sa foi en l'authenticité des deux linges. Renforcée, du reste, par un troisième linge, le suaire d'Oviedo, conservé depuis le début du VIIIe siècle dans la cathédrale espagnole du même nom. En effet, ce tissu, qui est supposé avoir recouvert la face de Jésus juste après sa descente de croix, serait également taché de sang appartenant au groupe AB et de grains de pollen identiques à ceux du suaire.
Reconnaissons aux partisans de l'authenticité une opiniâtreté et une grande imagination. Malheureusement, l'Eglise, qui, depuis 1357, marche sur des oeufs dès qu'il s'agit du suaire de Turin, ne fait rien pour aider la vérité à jaillir. Une nouvelle analyse au carbone 14 s'impose, rigoureuse, cette fois-ci ! Soit elle confirmera la première datation, soit elle indiquera vingt siècles. Mais alors, comment prouver que le suaire de Turin est celui du Christ et non le linceul d'un crucifié anonyme ? Dieu sait s'ils furent nombreux à cette époque !
Le saint suaire, lors de sa restauration à Turin en 2002
1357 :Apparition du suaire à Lirey (Champagne) chez Geoffroy de Charny.
1390 : Le pape Clément VII demande que tout visiteur soit averti qu'il ne s'agit que d'une peinture... « qu'on dit avoir été [celle] du même Seigneur Jésus-Christ »
1452 : La relique devient la propriété de la maison de Savoie.
1502 : Le suaire est déposé dans la chapelle du château de Chambéry.
1532 : Le linceul est, en partie, brûlé lors d'un incendie.
1578 : Le suaire est transféré dans la cathédrale de Turin.
1898 : Sur le négatif de la première photographie du suaire, l'image apparaît en positif.
1902 : Premières tentatives d'explication scientifique de la formation de l'image, pour prouver l'authenticité du suaire.
1969, 1973, 1978 : Lors d'ostensions (expositions), l'évêque de Turin autorise les scientifiques à réaliser des tests sur le suaire et à faire des prélèvements de poussière.
1988 : La datation au carbone 14 donne la fourchette 1260-1390.
1997 : Le suaire est sauvé d'un second incendie.
1998 :Le cardinal Giovanni Saldarini, archevêque de Turin, déclare : « Le suaire n'est pas une donnée de foi. Chacun est libre de se former une opinion. »
2002 : Le suaire est restauré. Pour la première fois depuis le premier incendie, l'envers du tissu est visible.
© le point 18/04/03 - N°1596 - Page 75 - 1470 mots