Une fausse érudition, un livre choquant
Bernard-Henri Lévy, Ecrivain, « Réflexions sur la guerre », Grasset
François Dufay
« Je suis un peu fatigué de lire, sur des questions si importantes, qui touchent parfois à l'essentiel, des livres aussi hâtifs que celui d'Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias.
Ce qu'ils disent de la Shoah, par exemple. Affirmer que tous les événements historiques sont "singuliers", c'est évident. Mais en quoi dire cela devrait-il nous interdire d'ajouter que cet événement-ci a atteint le comble de l'horreur? En quoi cela est-il contradictoire avec la thèse de la singularité de la Shoah? Ce n'est pas une "incantation". C'est un fait. Par son ampleur, son intention, sa visée, le mélange de passion et de rationalité qui y furent mis en oeuvre, la "Solution finale" est un crime unique dans l'Histoire.
D'une érudition superficielle, leur livre - où un penseur aussi important que Levinas n'est presque pas cité ! - manifeste en fait une assez grande ignorance. Il n'est pas vrai, par exemple, que l'historiographie traditionnelle occulte les périodes heureuses du judaïsme. Il n'est pas sérieux de nier les dizaines et les dizaines de volumes consacrés à ce miracle culturel que fut, jusqu'à la fin des années 20, la rencontre du judaïsme et de la culture allemande. Même chose pour le "franco-judaïsme", celui de Blum, de Proust, dont je ne sache pas qu'il soit une terra incognita pour les historiens. Marek Halter a écrit des chapitres entiers de sa "Mémoire d'Abraham", jadis, pour célébrer l'ancienneté de la présence juive en France ainsi que la fécondité de cette rencontre.
Et puis la prétendue "religion de la Shoah"... Qu'on arrête de nous rebattre les oreilles avec ça ! Qu'on cesse de répéter, car c'est faux, que les juifs modernes se complairaient dans je ne sais quel dolorisme ! S'il y a bien une caractéristique du judaïsme français depuis vingt ans, c'est précisément d'être sorti de la déploration. Je connais bien cette histoire. J'y ai eu ma part, il y a vingt et quelques années, quand j'ai écrit "Le testament de Dieu", avec l'intention, justement, de célébrer un judaïsme positif, non "ressentimental" - l'équivalent philosophique, toutes proportions gardées, du judaïsme solaire mis en scène, quelques années plus tôt, par un écrivain que j'aimais, que je voyais beaucoup, Albert Cohen. Mais enfin, au-delà de mon cas, c'est une vraie tendance de l'époque. Les juifs français en ont fini avec cette religion de la victime dont parlent les auteurs du livre. Il est faux, bête, insultant de réduire le judaïsme contemporain à je ne sais quelle religion de la souffrance, fixée sur un événement traumatique, mis en exergue, légendarisé.
Il y a une dernière chose que je trouve choquante dans le livre de Benbassa et Attias. C'est d'affirmer que l'on vivrait dans un monde où l'antisémitisme aurait été définitivement éradiqué. Où étaient les auteurs au moment de la conférence de Durban? N'ont-ils rien entendu, vraiment rien, au moment de la dernière Conférence islamique? Est-ce que cela ne les trouble pas de voir les islamistes, justement, passer avec tant de facilité, sans plus s'embarrasser de précaution, de la haine du "sionisme" à celle des "juifs" en tant que tels ? En France même, est-ce qu'il faut tenir pour rien la petite musique qui est en train de revenir et qui nous dit, en gros, comme dans les années 30, comme dans les pamphlets de Céline, qu'Israël et donc les juifs sont au coeur du conflit qui s'annonce et qu'ils sont, d'ores et déjà, un obstacle à la paix du monde? Il n'est pas question de dramatiser. Et les systèmes de vigilance, dans la société française, comme dans la classe politique, fonctionnent évidemment toujours. Mais de là à céder à cet espèce d'irénisme, de là à conclure que tous ceux qui s'inquiètent des formes nouvelles que pourrait prendre l'antisémitisme au XXIe siècle sont des rêveurs funestes, il y a un pas qu'on ne saurait franchir sans irresponsabilité »
© le point 19/10/01 - N°1518 - Page 74 - 646 mots