L'éditorial de Claude Imbert
D'un antisémitisme à l'autre
Antisémite, la France ? Non ! Sharon a déraillé en voyant cette passion funeste « se déchaîner sur la France », et d'ailleurs il se reprit assez vite. L'antisémitisme n'est en rien une passion nationale. Mais le fait est que, dans sa variante islamiste, un antijudaïsme très minoritaire, d'ailleurs condamné par les institutions musulmanes françaises, sévit bel et bien dans quelques friches de la nation. Plus insolite, il se profile même, derrière un antisionisme venimeux, chez un quarteron de clercs de la gauche française.
L'antisémitisme ancien, celui d'une longue tradition historique, est, lui, en spectaculaire régression. Là-dessus, on revient de loin. Sans remonter à l'Antiquité romaine, à Juvénal et consorts, sans revenir sur le long militantisme catholique contre le peuple réputé déicide et pour lequel l'Eglise de Jean-Paul II a finalement fait repentance, sans suivre sa trace dans le patrimoine culturel - de Shakespeare à Molière, de Voltaire à Balzac -, le vieil antisémitisme s'était, vous le savez, épanoui à la fin du XIXe siècle avec une intensité aujourd'hui inimaginable. La Révolution française l'avait bien éradiqué dans le droit, mais il serpentait encore dans les tréfonds nationalistes de la petite et de la grande bourgeoisie.
Avant l'affaire Dreyfus, qui commença de dessiller les yeux des plus obtus, la rumeur antisémite enfiévrait encore des cervelles renommées. L'édifiant livre de Roger Kempf (1), qui va paraître ces prochains jours, consacré aux commérages des Goncourt et de grandes plumes de l'époque, nous restitue un tombereau d'invectives répugnantes. Cet antisémitisme-là allait tournebouler la droite conservatrice et, pour finir, avilir le régime de Vichy. Quand furent connues la Shoah et ses abominations, quand l'Etat français reconnut tardivement, sous la présidence de Jacques Chirac, ses compromissions, les sinistres nuages de fables imbéciles et de haines recuites se dissipèrent sous la honte et le remords. Aujourd'hui, donc, cet antisémitisme-là ne survit que chez quelques rares agités du bocal néonazi et autres vandales de cimetières. Mais il a perdu hardiesse, extension et vigueur.
Pour qu'un antisémitisme d'un autre type le relaie, il aura fallu, dans le dernier demi-siècle, qu'une immigration musulmane mal intégrée importe, en France, le poison islamiste. La passion antijuive figure, on le sait, dans le fatras de l'intégrisme arabo-musulman. Certes, l'islam de France condamne ces insanités, mais les agressions vont tout de même bon train. Portées tantôt par une haine rabique, tantôt par les fanfaronnades de sauvageons excités, elles ne prolifèrent que dans les quartiers rétifs à nos moeurs et à nos lois, et dans des lieux qui exposent les victimes à des raids lâches et expéditifs. Mais c'est un fait qu'un jeune juif portant kippa ne peut s'y sentir en sécurité. L'agression fictive dont se prétendit victime une mythomane ne fit, ces temps derniers, tant de tapage que parce qu'elle s'accréditait d'une multitude d'agressions, elles, hélas ! bien avérées.
C'est une autre évidence que le déchaînement du conflit israélo-palestinien, la force émotionnelle que charrient les images télévisées ont attisé ces braises et restauré un antisémitisme disparu, en France, depuis l'Occupation. Il faut dire que dans maints pays arabes dits « modérés » l'antisémitisme flamboie toujours dans l'opinion. La presse y déploie encore, contre les juifs, une virulence inouïe. On y ressuscite le « Protocole des sages de Sion », brûlot antisémite cher au docteur Goebbels. Sachons, en passant, qu'il refait fureur, chez nous, sur les étals d'officines islamistes.
La triste nouveauté, en notre beau pays, c'est que, chauffée à blanc par l'enragement du conflit, la détestation de la politique israélienne découvre parfois, sous roche, un antisémitisme larvaire. Le vieil antisémitisme ne se répète pas, en l'occurrence, il bégaie. On devine, à entendre certaines exécrations, comme un retour du « refoulé » antisémite. Le pilori d'un Sharon « nazi », d'un « Sharon-Hitler » libère des haines enfouies. L'évocation d'un complot international où l'Etat juif, « Petit Satan », donne la main au « Grand Satan » américain rappelle crûment la propagande antisémite du nazisme.
Plus pénible peut-être : le soutien légitime au peuple palestinien, lorsqu'il se « jusqu'au-boutise », en vient à envisager, sans le dire, la pure et simple disparition d'Israël. Aucun argument sensé n'autorise pourtant à mettre sur le même pied, d'un côté la répression - fût-elle, en ses méthodes, critiquable - d'un Etat démocratique assiégé, et de l'autre le terrorisme fanatique de groupes semi-anarchiques échappant de plus en plus à l'autorité d'Arafat : l'Etat d'Israël, que l'on sache, n'endoctrine pas des enfants dans le culte de la bombe suicide...
Nos altermondialistes - et parfois notre diplomatie - se montrent plus volontiers à Ramallah qu'à Tel-Aviv. Or les victimes sont partout. Et si vous pensez que Sharon est, en effet, un chef d'Etat bien difficile à défendre, dites-vous aussi qu'Israël est, en France, un Etat de moins en moins défendu.
1. « L'indiscrétion des frères Goncourt », de Roger Kempf (Grasset).
© le point 12/08/04 - N°1665 - Page 5 - 794 mots