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Le journal intime de la génération numérique
Un blog s'ouvre toutes les douze secondes. Avec 2,5 millions d'adolescents accros, la France est championne du journal intime sur Internet. Exhibitions, confessions, révélations : décryptage d'un phénomène de génération.
Emmanuel Berretta
Bienvenue sur la planète Skyblog, le plus grand site d'hébergement de blogs français. Planète, c'est bien le mot qui convient pour qualifier cette sphère communautaire de 2,5 millions de blogueurs, en croissance exponentielle, dont le gros bataillon est composé d'ados et de préados. Des jeunes pressés d'exhiber sur le Net qui les tourments de sa puberté, qui les photos de son (sa) fiancé(e), de son idole du moment, de sa « tribu » d'amis, de ses soirées arrosées... Une « génération numérique » acharnée à massacrer sans vergogne orthographe et grammaire pour goûter aux délices de l'épanchement écrit.
Les blogs ont pris une telle ampleur qu'il n'est plus question de classer ce phénomène au rang des lubies adolescentes. De vraies questions se posent : comment expliquer cette frénésie à vouloir parler de soi sous couvert d'anonymat ? Anonymat très relatif, parfois. Qu'ont-ils donc à se dire, ces jeunes qui, déjà, par ailleurs, ne cessent de s'envoyer des SMS ? Qu'écrivent-ils donc de si important, eux que l'on disait inféodés à la suprématie de l'image, incapables d'aligner trois phrases, perdus à jamais pour la lecture ? Une petite balade sur le Web s'impose. A vos souris !
Elle se surnomme Softissjournal. Sur son blog, ersatz de journal intime en forme de collage baroque de textes irréfléchis et de photos insignifiantes, elle rédige soudain un long poème dont voici la dernière strophe : « Ma jupe tombée par terre/Ton jean déjà ouvert/J'étais épouvantée/Mais toi, tu riais/Je t'aimais, tu sais/Et ma virginité/Je te l'aurais donnée/Si tu avais pensé à me la demander/Avant de me violer ! » Confession réelle d'un viol impuni ? Ou simple fantasme d'une adolescente légèrement déboussolée ? Le blog ne répond pas. Deux clics plus loin, sur la page d'accueil de Skyblog. com, on tombe sur le Top 7 jours, « les blogs les plus consultés de la semaine » : « beaux gosses 2005 » s'affiche en tête. Là défilent des centaines de photos de jeunes hommes postés par eux-mêmes depuis les quatre coins de la France. Un concours de « belles gueules ». Narcissique ? O combien... Et les filles adorent ça ! Chaque photo est assortie de centaines - parfois de milliers ! - de commentaires qu'on imagine féminins. Petit échantillon en « français texto » : « tro bo », « franchement, tes trop cracan » ou le moins enthousiaste « t mignon mé sans + ».
On pourrait poursuivre l'énumération à l'infini, aucune classification ne s'impose d'évidence. Les torchons se mélangent aux serviettes, le sel au sucre, le miel au pétrole... Les skyblogs sont aussi divers que la nature humaine. « Certes, le pire se mêle au meilleur. Mais qu'importe, c'est le tout qui est formidable ! » s'enthousiasme Pierre Bellanger. Le patron de Skyrock, la station rap et R'n'B, a largement contribué à populariser le blog en France. Lancé en décembre 2002, Skyblog. com a été conçu selon un schéma directeur précis : le moins doué des internautes doit pouvoir se « construire » un blog en trois coups de cuiller à pot (voir encadré ci-dessous). Autrement plus facile, en tout cas, que de créer une page personnelle sur la Toile...
10 000 blogs créés par jour. Les premiers skyblogueurs furent les auditeurs de la radio, des passionnés de rap, très vite rejoints par les amateurs de rock gothique. Mais rapidement, le succès de Skyblog dépasse de très loin les frontières de la musique et les espérances de son créateur : « Je hurlais au succès au 100 000e blog créé ! Comment pouvais-je imaginer la suite ? » raconte l'« agitateur d'idées » Bellanger.
Le site de Skyrock cavale vers les 2,5 millions d'internautes, à raison de 10 000 blogs créés par jour. Un chiffre résume l'ampleur de l'engouement : il se crée 1 skyblog toutes les douze secondes ! La communauté Skyblog a déjà publié 107,9 millions d'articles, et ceux-ci ont suscité 147,8 millions de commentaires. Car c'est tout le sel du blog : écrire pour être lu ! Par son voisin, ses parents, ses amis ou par des anonymes...
Plus fort encore : cette expansion fulgurante, presque inimaginable, du site français se répercute sur les statistiques mondiales. Selon diverses données (difficilement comparables), les spécialistes estiment entre 12 et 34 millions le nombre de blogs sur la Toile. Ce qui signifie qu'à eux seuls les skyblogs pèseraient entre 8 et 22 % de la blogsphère mondiale ! Aux Etats-Unis, où le phénomène des blogs est déjà bien ancré dans les moeurs, le cabinet Preview en recensait 8 millions fin 2004. Le ministère de la Francophonie devrait se réjouir que la langue de Molière soit devenue, en quelques années, la deuxième langue de la « blogsphère » derrière l'anglais. Et dire que ce regain de vitalité du français sur le Web est en grande partie due à Skyrock, cette radio qui l'écorche tellement sur ses ondes !
Naturellement, le phénomène n'échappe pas à la loupe des scientifiques. Le CNRS veut étudier la place des blogs dans la société française. Une étude approfondie est actuellement menée sous la houlette de la sociologue Dominique Pasquier. Ça tombe bien, Pierre Bellanger conserve tout. Mais ce qui s'appelle tout ! Pas un article publié sur Skyblog n'échappe à son stockage méticuleux. Un trésor jalousement gardé. La mémoire de Skyblog repose, en effet, sur des bandes magnétiques capables de contenir de gigantesques données. Pour plus de précaution, ces bandes sont entreposées dans un coffre ignifugé dont l'emplacement relève du secret d'Etat ! « Cette somme de mots et d'images constitue un témoignage unique de ce qu'une génération pense, écrit, confie. Imaginez plus tard la richesse de ce matériel pour l'historien qui voudra se pencher sur ce que les jeunes gens avaient dans la tête en 2005 ! Pour la première fois dans l'Histoire, cette nouvelle génération s'est affranchie de la tutelle de toutes les élites adultes pour s'adresser directement à elle-même, à tout moment, et en tout lieu. »
Une révolution dont notre vieux pays de droit a d'ailleurs senti les premières secousses juridiques. Car si la liberté d'expression des skyblogueurs est vaste, les abus commis sont légion. Ironie de l'histoire, Skyrock s'est d'ailleurs retrouvée dans la position de l'arroseur arrosé... « Au début, notre site était pollué par des "skyfucks". Notre marque était attaquée sur notre propre site. C'est ce qui nous a incités à réfléchir à une manière de contrôler les choses sans étouffer l'expression », confie Jérôme Aguesse, le directeur de la production Web chez Skyrock.
Une censure stricte. Deux options étaient envisageables : contrôle a priori ou censure a posteriori. Les sites Nioki ou Freever, modestes concurrents de Skyblog, procèdent à une vérification avant publication. Fastidieux ? Trop coûteux, surtout. L'équipe de Skyblog a opté, elle, pour une régulation plus souple qui combine l'autocontrôle, le filtrage par mot clé et le visionnage manuel des images (voir encadré ci-dessus).
Autocontrôle ? Concrètement, chaque page Web du site possède une icône Cybercop, en bas à gauche. Si un lecteur se sent heurté par un propos ou une photo, il lui suffit de cliquer sur Cybercop pour alerter les modérateurs de Skyblog. Le document est traité dans les quarante-huit heures. En cas de problème, les cybercops de Sky n'hésitent pas à appliquer la censure la plus stricte : une soixantaine de blogs sont fermés chaque jour. C'est donc moins de 1 % des blogs qui pose véritablement problème.
« Grâce à ce système, les extrêmes se neutralisent en se dénonçant les uns les autres », souligne Jérôme Aguesse. De ce point de vue, la planète Skyblog reproduit tous les conflits de la planète Terre, à commencer par celui qui embrase le Moyen-Orient depuis cinquante ans. Les blogueurs propalestiniens dénoncent avec zèle les excès de langage des blogueurs pro-israéliens. Et réciproquement. Le plus grave des conflits coudoie le plus trivial. Les cybercops sont ainsi appelés à réguler les échanges d'insultes entre supporters du PSG et de l'OM, prompts à se dénoncer mutuellement. A chacun sa guerre...
Mais, à mesure que les moins de 25 ans se sont emparés de l'outil Skyblog, d'autres dérives sont apparues. L'usage abusif de photos de chanteurs non libres de droits, par exemple. Alors que n'importe quel tribunal vous dira que c'est parfaitement illégal, la plupart des maisons de disques n'ont pas bronché. Elles ont compris tout leur intérêt : le fan relaie la notoriété de l'artiste. Certaines ont même créé leur blog « officiel » pour soutenir la promo de sortie d'album... A noter une exception dans ce domaine. Début 2003, l'agent d'Estelle Hallyday est intervenu pour que soient instantanément retirées les photos de sa cliente. Les censeurs de Skyblog ont fait le nécessaire.
Mais une autre innovation technique est venue élargir le champ des outrages : les appareils photo intégrés aux mobiles. Ce gadget, lâché entre des mains adolescentes et pas toujours bien intentionnées, a provoqué des ravages, ruiné des réputations, brisé des trajectoires scolaires ! Il est tentant pour un petit copain plaqué de se venger en publiant sur son blog les clichés dénudés, voire scabreux, de son ancienne dulcinée. Bien entendu, le blog en question fait le tour du collège ou du lycée en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, obligeant parfois la malheureuse à changer d'établissement... Et comme le sort est parfois malicieux, parmi les premières victimes de ce genre de guet-apens, on trouve la fille d'un célèbre patron... d'une société qui vend des téléphones mobiles !
Nul n'en sera surpris, dans ce système libertaire, les profs ne sont pas épargnés. Brocardés, diffamés, ils subissent, eux aussi, des « agressions photographiques ». Le mobile, conjugué au blog (les deux communiquent sur simple clic !), a transformé la salle de classe, autrefois lieu clos où se dispensait le savoir, en véritable « passoire numérique ». Rien ne s'y perd et tout s'y transmet, pourrait-on dire en travestissant le principe de Lavoisier. « Une prof qui aurait le malheur d'avoir des grosses fesses n'aura plus jamais aucune garantie contre le fait que, sitôt qu'elle se tournera pour écrire au tableau, un petit malin la prendra en photo. Moins de deux minutes plus tard, son postérieur sera fixé sur un blog. Mais est-ce si grave ? » tempère Pierre Bellanger. Jusqu'à présent, aucun enseignant n'a porté plainte. « Disons que j'ai dissuadé certains de le faire, précise Jérôme Aguesse. Nous avons fermé les blogs diffamatoires et l'affaire en est restée là. » La liberté d'expression et ses limites, voilà ce que les enseignants devront ajouter au programme scolaire dans les années à venir. D'autant que certains très jeunes blogueurs n'ont pas toujours conscience que ce qu'ils écrivent sur leur ordinateur peut être lu par n'importe qui... Et, en particulier, par des pervers.
Là comme ailleurs, les pédophiles rôdent. Skyrock s'en est préoccupée très tôt. Les autorités sont alertées chaque fois que des mots clés de l'univers pédophile sont écrits sur un skyblog. La technologie du Net se met ainsi au service de la cybertraque... Big Brother ? Oui ! Mais pour le meilleur.
Pour le meilleur, ces journaux intimes exposés à tous vents ? Le 25 février, Clémence, 14 ans, et Noémie, 15 ans, disparaissaient après l'école, au cap Blanc-Nez, près de Calais. Les gendarmes ont retrouvé le corps de Noémie au pied d'une falaise. Elle avait laissé une lettre indiquant ses funèbres intentions. Sur son skyblog, sa copine Clémence avait exprimé, depuis plusieurs semaines, son mal de vivre et ses pulsions suicidaires. La jeune fille demeure introuvable...
La cybersurveillance des suicides. Certains journaux ont cru bon, au moment de cette triste affaire, de faire le procès des blogs. Tirant les leçons de ce drame, Skyrock a passé un accord de coopération avec l'association d'aide La Note bleue, dont les psychologues ont analysé le contenu des journaux intimes publiés en ligne. Ils ont distingué les cinq étapes qui conduisent au passage à l'acte. En fait, plus le vocabulaire devient allégorique (« grand départ », « dernier voyage »), plus l'adolescent s'approche du gouffre. Si bien que les cyberpsys savent à quel stade de désespoir se trouve l'internaute. Ils interviennent avant l'issue fatale en proposant, via le blog, un soutien discret.
Certes, on ne saura jamais combien de suicides cette cybersurveillance a permis d'éviter. Une seule certitude, néanmoins : avant les blogs, certaines douleurs demeuraient secrètes à jamais. Aujourd'hui, elles s'expriment. Mais voulons-nous les entendre ?
Simple comme bonjour
Pour faire ses premiers pas dans le monde des blogs, pas besoin d'un logiciel en particulier. Il suffit de posséder un accès à Internet. La création d'un blog relève ensuite du jeu d'enfant.
1. Choisissez un site d'hébergement. Des annuaires francophones existent : www.weblogues.com / www.over-blog.com / www.blogorama.fr
2. Enregistrez votre pseudo et votre code d'accès.
3. La mise en page se fait toute seule. Vous n'aurez qu'à choisir sa forme et sa couleur à partir de modèles préétablis par le site d'hébergement.
4. Tapez votre article dans la fenêtre de texte. Vous pourrez ajouter une photo.
5. Publiez votre article en cliquant sur l'icône « Publier ». Vous serez directement connecté au Web
Cybercops, les shérifs du skyblog
Une dizaine d'ordinateurs ronronnent dans une pièce. Baladeur sur les oreilles, six « shérifs du Net », la souris à la main, font défiler devant leurs yeux de 80 000 à 100 000 images par jour. Un clic par-ci, un clic par-là. Ils traquent l'illégalité : images pornographiques, mentions d'une marque publicitaire ou toute icône susceptible de heurter la sensibilité des mineurs... Un clic et la censure s'applique.
Ce job harassant, payé au smic, suscite un turnover important. « C'est un métier usant, je le reconnais. C'est pourquoi on tolère qu'ils puissent écouter de la musique en travaillant », explique Jérôme Aguesse, directeur des produits Web de Skyrock.
Concernant le contrôle des textes, un premier tamis est exercé via des mots clés. Si un blogueur utilise, par exemple, les mots « nazi », « sarko », « chirac », « pédo », « suicide », « pute », un système d'alerte automatisé classe le blog parmi ceux qu'il faut superviser en priorité. Cette tâche est alors dévolue aux plus expérimentés des cybercops, eux-mêmes supervisés par Jérôme Aguesse en cas de doute E. B.
Des stèles numériques
Que faire des blogs quand leurs jeunes auteurs décèdent à la suite d'une maladie, d'un accident ou d'un suicide ? Le cas de conscience s'est parfois posé à Pierre Bellanger. « Nous sommes avertis par la famille ou les amis du défunt, dit-il. Notre réflexe premier a consisté à fermer le blog. Nous pensions bien faire. Nous n'avions pas prévu que certains parents ou amis réclameraient, au contraire, le maintien du blog, comme une sorte de stèle numérique, en hommage au disparu... » Dans ce cas, Skyblog se contente de fermer l'accès aux commentaires. Le blog du défunt demeure ainsi inviolable par les internautes de passage... La planète Blog, Far West des internautes, possède donc toute la panoplie d'une ville : des rues, des habitants, un code de la route, des délinquants, des policiers. Et, désormais, un cimetière virtuel...
© le point 28/07/05 - N°1715 - Page 28 - 1995 mots