L'UOIF, une machine de pouvoir
Cette organisation contestée a fait son entrée au tout nouveau Conseil musulman. Elle fonctionne comme une véritable structure politique.
Jean-Michel Décugis
Le samedi 19 avril, un grain de sable a enrayé la machine UOIF. L'Union des organisations islamiques de France s'apprêtait, au cours de son rassemblement annuel au Bourget, à fêter l'élection de ses quatorze membres au Conseil français du culte musulman (CFCM) et son futur siège à la vice-présidence. Le fruit d'un travail de vingt ans sur le terrain et d'une indéniable habileté politique. Signe de reconnaissance supplémentaire : le ministre de l'Intérieur avait accepté de se rendre à ce grand raout de l'islam orthodoxe.
Aujourd'hui, l'organisation se mord les doigts de l'avoir invité. A commencer par Lhaj Thami Breze, son volubile et chaleureux président : « On lui avait réservé une soirée digne d'un chef d'Etat. Il a gâché cette belle fête. » Le responsable musulman, à la barbe soigneusement taillée et au discours bien huilé, soucieux de l'image de son mouvement au point de ne jamais rien laisser au hasard, n'avait pas prévu que « l'ami Nicolas » évoquerait la question du foulard. Et encore moins anticipé les huées des quelque 10 000 fidèles présents. Un raté dans le parcours jusque-là sans faute de l'UOIF, souvent soupçonnée de double langage : modéré devant les médias, militant devant les sympathisants. A la tribune, le Tunisien Abdallah Ben Mansour, cofondateur de l'UOIF, n'a pas hésité, tout sourire, à comparer la loi interdisant les photographies d'identité avec foulard à celles imposant l'étoile jaune aux juifs pendant l'Occupation. « Il fallait calmer la foule », explique-t-on au siège de l'UOIF, où l'on concède une certaine « maladresse » de la part de l'ex-secrétaire général débarqué en 1993 de son poste sous la pression des dirigeants marocains actuels, jugés plus familiers des rouages politiques. L'UOIF se serait bien passée de faire des vagues au moment où elle entre par la grande porte dans la République.
L'organisation, qui s'est emparée de la question du voile en 1989, pensait l'histoire réglée. Elle ne manque pas de faire remarquer qu'aucune affaire n'a éclaté dans une école ces derniers temps. « C'est une affaire de voile sans voile », se plaint un cadre, excédé par les gros titres des médias sur le sujet. « Le décret de tête nue (pour les photos d'identité) ne pose pas de problème. Il est appliqué aujourd'hui par tous. Quant au foulard à l'école, il se règle au cas par cas. »
Politiquement, l'histoire n'est pas si simple. En faisant apparaître publiquement au Bourget « l'affaire du voile », Nicolas Sarkozy a sommé l'UOIF de trancher entre son désir de notabilité et son besoin de flatter sa base, contrariée par ses récents compromis. « Les dirigeants de l'UOIF sont aveuglés par leur désir de reconnaissance. La droite les manipule, martèle un cadre musulman lyonnais, proche de la fédération. Ils sont en train de perdre auprès des militants ce qui les différencie jusque-là des autres : la crédibilité. » Les tiraillements risquent de perdurer. Et de freiner la marche en avant de cette fédération aussi « efficace que complexe et opaque », selon les qualificatifs de Samir Amghar, sociologue à l'EHESS et auteur d'une thèse sur l'UOIF.
Depuis sa création à Nancy en 1983, l'organisation a avancé comme un rouleau compresseur. « Elle se veut hégémonique. Soit vous êtes avec elle, soit elle vous écrase », confie un jeune imam qui conserve l'anonymat. L'UOIF possède un mode de fonctionnement comparable à celui d'une organisation politique. Elle a découpé la France en huit régions administratives, chacune représentée par un délégué, et quadrillé le terrain à travers quelque 250 associations réparties en trois cercles en fonction de leur degré d'engagement : les sympathisants, les amis et les partenaires. « C'est une pieuvre », accusent les nombreux détracteurs du mouvement.
L'organisation est parvenue à un véritable maillage du tissu musulman : jeunesse, humanitaire, femmes, étudiants, médecins, cadres religieux... Elle a souvent créé volontairement une concurrence face à des associations déjà implantées : les Jeunes musulmans de France (JMF) contre l'Union des jeunes musulmans (UJM), l'Assemblée des imams contre le Conseil des imams de France et l'Institut européen des sciences humaines (IESH) contre le Centre d'études et de recherche sur l'islam (Cersi). « Chaque secteur de l'islam correspond pour eux à une part de marché qu'il s'agit d'occuper ou de récupérer », précise Samir Amghar. Le budget de l'UOIF ? L'opacité et la diversité de son système de financement rendent impossible une estimation précise. D'où la large place aux fantasmes. « Le budget de fonctionnement de l'administration centrale tourne autour de 1 million et demi d'euros pour 11 salariés et une centaine de bénévoles », affirme le président Lhaj Thami Breze. A quoi s'ajoutent, selon nos informations, environ 3 millions d'euros pour le budget de l'organisation du rassemblement annuel au Bourget et quelques autres activités exceptionnelles. Plus le financement autonome des 35 centres (mosquées) dont l'organisation est propriétaire. « Nous nous autofinançons environ aux deux tiers, le reste provient de mécènes des pays du Golfe », précise le président (voir l'article de la page 62). L'UOIF vend annuellement 90 000 calendriers de prières en quadrichromie, entretient un fichier de 10 000 donateurs, organise des collectes avec le Secours islamique et possède le quasi-monopole de la viande hallal à destination des pétro-monarchies. Elle s'appuie aussi sur sa fondation Waqf, récemment créée et chargée de récupérer des biens immobiliers. L'organisation mise sur 11 millions d'euros de patrimoine d'ici vingt ans. La fédération aide également les associations en quête de financement. Lhaj Thami Breze avoue avec fierté signer presque quotidiennement des tazhiya, ces lettres de recommandation adressées aux riches mécènes du Golfe. « Chez nous, il n'existe pas de prêts auprès des banques », dit-il, amusé.
Ambitions politiques
L'UOIF a-t-elle des ambitions politiques ? Plusieurs membres du Conseil européen de la fatwa, la référence religieuse de l'organisation (1), sont en effet à la tête de partis islamistes modérés dans le monde. « Fayçal Mawlawi, l'un des premiers dirigeants de l'UOIF, est responsable de la Jama'a islamiyya au Liban, le Tunisien Rachid Ghanouchi, en exil à Londres, est aussi le chef historique du parti Ennahda. Par ailleurs, Mahfoud Nahnah, un habitué du rassemblement du Bourget, est président du MSP, l'ex-parti Hamas en Algérie », commente le chercheur Samir Amghar.
Les dirigeants de l'UOIF, même s'ils refusent de le reconnaître clairement, appartiennent tous, de près ou de loin, à l'organisation internationale des Frères musulmans, un mouvement islamiste créé en Egypte en 1927 par Hassan al-Banna. Aucun d'entre eux, à l'exception d'Ahmed Jaballah, le président de l'Institut européen des sciences humaines, n'a suivi d'études religieuses. Mais Lhaj Thami Breze, titulaire d'un DEA de sciences politiques, se défend de vouloir « transformer l'UOIF en parti politique ou même en lobby ». Sans pour autant écarter l'idée que des dirigeants de l'organisation « intègrent en France des partis politiques classiques pour devenir un jour des élus de la République ». Sur une liste Sarkozy ?
Légiférer est possible
La Constitution ou la Convention européenne des droits de l'homme s'opposeraient-elles à une loi interdisant à l'école le port de signes ostentatoires d'appartenance religieuse ? Sans doute pas. Le principe de laïcité apparaît dès l'article premier de la Constitution. Dès lors qu'une loi serait assez précise pour prémunir contre l'arbitraire ou le viol des consciences, il y a lieu de penser que le Conseil constitutionnel, tout en se montrant très vigilant, pourrait ne pas faire obstacle à un texte qui se fonderait, sans faux-fuyants, sur ce pilier de la République. La Cour européenne des droits de l'homme, de son côté, connaît une évolution qui va dans le même sens. Alors qu'elle avait paru faire de la liberté religieuse une sorte d'absolu, des décisions récentes la montrent beaucoup plus circonspecte. Ainsi, dans un arrêt du 13 février rendu à propos de l'interdiction d'un parti islamiste par les autorités turques, elle l'a avalisée, en soulignant notamment que le principe de laïcité est « assurément l'un des principes fondateurs de l'Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l'homme et de la démocratie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiera pas de la protection qu'assure l'article 9 de la Convention ». En d'autres termes, à la Cour de Strasbourg aussi, l'on admet que le souci de la laïcité puisse justifier des interdits, à condition, naturellement, qu'ils ne soient pas abusifs. En droit constitutionnel comme en droit européen, légiférer n'est donc pas impossible, moyennant les précautions et la mesure nécessaires. Mais tout autre est la question de savoir si, en opportunité, c'est souhaitable. Et sur cette interrogation-là, la seule qui vaille en réalité, la réponse est très loin d'être aussi claire .par Guy Carcassonne
1. Organisme qui élabore des règles liées au statut des musulmans en Europe. Il a été créé à l'initiative de l'UOIF.
© le point 09/05/03 - N°1599 - Page 56 - 1487 mots