La rédaction web des Echos - 4 mai 2006 Envoyer à un ami Version PDF Imprimer l'article Retour
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POLITIQUE ECONOMIQUE - INVESTISSEMENT - CONJONCTURE ECONOMIQUE -
L'Amérique latine en voie de marginalisation ? [ 04/05/06 ]
L'ANALYSE DE
THIERRY OGIER
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La crise internationale déclenchée par la nationalisation de l'industrie du gaz en Bolivie risque de servir de repoussoir envers les investisseurs étrangers. La région, riche en ressources naturelles mais dépourvue d'infrastructures et relativement pauvre en matière d'innovation, n'avait pas besoin de cela.
Car à mesure que les gouvernants expriment une certaine « fatigue envers les réformes », les investisseurs manifestent aussi leur lassitude en reléguant la région dans la seconde division des pays émergents. Toutes les réunions internationales entre investisseurs privés se soldent sur un même constat : la sous-région est en voie de marginalisation. En clair, l'Amérique latine n'a plus la cote.
Cela a de plus en plus tendance à se refléter dans la destination des investissements directs et l'attraction des capitaux à court terme. « La région semble perdre du terrain », souligne le Forum économique mondial dans son dernier rapport sur la compétitivité en Amérique latine. Le groupe de Davos note une « déviation des IDE et des flux commerciaux vers d'autres régions en développement, notamment l'Asie et l'Europe orientale ». Les statistiques de la Cnuced le prouvent.
L'Amérique latine a certes été au rendez-vous de la croissance (4,5 % l'an dernier) dans un contexte international porteur, mais ses performances demeurent globalement décevantes. « La région a bénéficié d'un taux de croissance décent depuis trois ans, mais cela n'a rien à voir avec l'Asie. La tendance est encourageante, mais on est encore loin des conditions requises pour attirer autant de capitaux que d'autres régions, qui s'en sortent beaucoup mieux », affirme l'investisseur Everett Santos, président d'EMP Global, qui s'enorgueillit d'avoir capté 1 milliard de dollars en capital-risque (« private equity ») en Amérique latine au milieu des années 1990. « Malheureusement, la région a loupé le coche au tournant du millénaire et est devenue moins attrayante. »
Pamela Cox, de la Banque mondiale, évoque une double déception, en termes de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales. Les résultats n'y sont pas aussi probants qu'en Asie, remarque la vice-présidente de l'institution pour l'Amérique latine. La montée en puissance de la Chine et de l'Inde ne manque pas de porter ombrage au Brésil et à ses partenaires latino-américains. D'autant plus que plusieurs pays de la région se montrent de plus en plus enclins à résister à leur insertion dans l'économie mondiale.
De nombreux investisseurs s'inquiètent ainsi d'une fracture grandissante entre les pays qui veulent jouer le jeu de la mondialisation et ceux qui y sont farouchement opposés, remarque Eric Farnsworth, vice-président du Council of the Americas, une ONG basée à Washington. D'un côté, Lula a rejoint le camp des « pros », le Brésil se rangeant ainsi auprès du Chili au rang des « bons élèves ». De l'autre, le Vénézuelien Hugo Chavez est venu grossir le camp révolutionnaire et rompre l'isolement de Fidel Castro. Evo Morales, premier président indigène de Bolivie, lui a emboîté le pas, et le Péruvien Ollanta Humala est en ballotage favorable pour succéder au président Toledo. Le Mexique pourrait également élire un candidat anti-establishment en juillet. Sans oublier que l'Argentine de Kirchner a rompu avec l'orthodoxie économique et suscite des réactions très contrastées de la part des investisseurs (Suez vient d'être poussé vers la sortie après une bataille juridique de plusieurs années ; auparavant, le Crédit Agricole avait mis la clef sous la porte en pleine nuit).
« Les dirigeants de ces pays doivent choisir entre une option en faveur de la mondialisation et la poursuite de leur résistance », souligne Charles Dallara, président de l'Institut international des finances (IIF). Toutefois, constate Rubens Barbosa, ancien ambassadeur du Brésil aux Etats-Unis, « le vent souffle davantage en faveur de la fragmentation que de l'intégration ».
Tout cela complique la perception de la région par les investisseurs. Ils redoutent les effets néfastes du nationalisme. « Nous avons perdu du terrain sur la scène internationale. Nous n'apparaissons plus sur le radar des investisseurs internationaux », déplore Luis Guillermo Plata, président de Proexport Colombia. Au Brésil, le président de Bemis, une entreprise américaine qui s'est pourtant portée acquéreur du numéro un de l'emballage local confirme ce manque d'intérêt. Alors que le processus d'intégration hémisphérique est au point mort, le « think tank » Inter-American Dialogue tire la sonnette d'alarme : « Nous traversons la pire période des relations entre les Etats-Unis et l'Amérique latine depuis la fin de la guerre froide », estime son président, Peter Hakim.
Sur le front de la productivité, l'Amérique latine accumule également un retard préoccupant en matière d'innovation. A quelques exceptions notables (dont l'avionneur brésilien Embraer), la recherche et développement constitue le talon d'Achille des entreprises locales.
« Nous diplômons plus d'ingénieurs chaque année que les Etats-Unis et nous n'avons pas à rougir. Pourtant, l'Amérique latine est rarement choisie comme un pôle de recherche et développement », déplore Ricardo Carreon, président d'Intel Amérique latine. Le fossé entre l'université et le secteur privé a toujours du mal à se combler. « Les choses changent petit à petit, indique Mayana Zatz, l'une des plus grandes spécialistes de la génétique à l'université de São Paulo. Mais, pour la plupart des chercheurs, faire de l'argent demeure encore un gros péché. »
Dans la foulée de la remise en cause du consensus de Washington, le vieux cliché sur « l'Amérique latine à la croisée des chemins » refait surface. Après l'avoir entendu plusieurs fois en marge de l'assemblée de la Banque interaméricaine de développement (BID) au début du mois, Peter Hakim en est même venu à se demander si la région n'était pas « condamnée à être clouée en permanence sur la croix » ! On ne peut que souhaiter que le dynamisme de l'Amérique latine parvienne, une fois de plus, à donner tort aux sceptiques et à faire taire les prophètes de la médiocrité.
THIERRY OGIER est correspondant des « Echos » à São Paulo.
http://www.lesechos.fr/info/rew_inter/4417323.htm