Au Sud, l’argent ou les bombes ?
Par Saskia Sassen
Professeure de sociologie à l’université de Chicago, auteure de La Ville globale, New York, Londres, Tokyo, Descartes & Cie, Paris, 1996 (nouvelle édition en anglais, Princeton University Press, 2001) ; Losing Control, Columbia University Press, New York, 1996 ; Globalization and its Discontents, et Guest and Aliens, The New Press, New York, respectivement 1998 et 1999.
Evénement particulièrement déstabilisateur pour la première puissance globale, les attaques perpétrées contre New York et Washington ne semblent pas avoir ébranlé les dirigeants et commentateurs américains dans leurs analyses de la situation du monde global. L’effet a plutôt été, un premier temps tout du moins, une fermeture accrue de la pensée. Les premiers jours ont bruit des « agressions contre notre style de vie, dues à la détestation de notre prospérité et de notre paix » - qu’importe, à ce propos, si les Etats-Unis comptent 50 millions de pauvres et l’un des taux de criminalité les plus élevés au monde ! -, comme si le problème relevait de la simple « jalousie » d’un Sud qui convoiterait le mode de vie occidental.
Nul n’émettait l’hypothèse qu’il existe, dans ce Sud, un profond sentiment d’injustice qui n’a rien à voir avec la « jalousie » ; nul ne suggérait que, peut-être, « notre mode de vie » a pour conséquence l’accroissement de la faim, de la déforestation et du fardeau de la dette dans le Sud global ; ni que cette colère visait, bien plus que notre « mode de vie », les puissantes entreprises et les gouvernements du Nord global.
Certes, la dévastation socio-économique n’est pas à elle seule responsable de cet acte politique extrême qu’est le terrorisme, car elle doit rencontrer une motivation spécifique, que certains islamistes trouvent dans l’affrontement avec l’Occident, mais que les miliciens des Balkans ou les gangs des villes dévastées des Etats-Unis ont trouvé ou trouvent encore ailleurs. Il est toutefois indiscutable que la montée des inégalités mondiales est l’une des causes profondes de cette exaspération.
Le piège de la dette se referme sur de nombreux pays, dès lors incapables de mobiliser les ressources nécessaires à leur développement, et forme l’une des pièces essentielles de ce paysage où s’amplifient la rage et le désespoir.
Recettes pour un désastre
Pour nombre de ces pays, la dette n’est pas un phénomène nouveau, et la plupart des pays riches sont eux-mêmes endettés. Mais les années 1990 ont marqué un tournant dans l’histoire de la dette, qui s’est transformée en un facteur crucial de pauvreté pour le Sud global, désormais dans l’impossibilité structurelle d’en sortir. Si les montants en jeu représentent une petite fraction des quelque 83 000 milliards de dollars que représente le marché global des capitaux, ils n’en sont pas moins un facteur structurant de la situation politico-économique du Sud.
Parce qu’il ne s’agit pas de firmes endettées, mais de pays, le piège de la dette finit par se refermer sur les pays riches aussi : il se traduit par l’explosion du trafic illégal d’êtres humains (1), de drogues, d’armes ; par le retour de maladies que l’on croyait tenir sous contrôle ; par la destruction programmée d’un écosystème de plus en plus fragile... Hyperendettés, une cinquantaine de pays sont dans l’impossibilité de redresser leur situation. Il ne s’agit plus de remboursement de la dette, mais d’une nouvelle condition structurelle, qui implique d’innover pour que ces pays puissent continuer ne serait-ce qu’à survivre.
L’agencement de la dette, son service et la manière dont elle s’insère dans l’économie des pays endettés démontrent que la plupart de ceux-ci ne seront jamais en mesure de la rembourser intégralement aux conditions actuelles. Le ratio service de la dette/produit national brut excède de loin, dans la plupart des pays très endettés, les niveaux considérés comme ingérables au moment de la crise des années 1980 en Amérique latine ; en Afrique, il est actuellement de 123 % ! Le Fonds monétaire international demande à ces pays de consacrer au service de la dette pas moins de 20 % à 25 % de leurs recettes à l’exportation...
Par comparaison, quand, en 1953, les Alliés réduisirent la dette de guerre allemande de 80 %, le niveau de remboursement exigé s’élevait à 3 % ou 5 % des exportations - un taux comparable à ce que l’on exigera, après la chute du mur, des pays d’Europe centrale.
Plusieurs actions permettraient de sortir ces pays du traquenard. Tout d’abord, il faut souligner que les besoins d’importation de biens occidentaux imposent de disposer de devises fortes. Une piste serait possible à travers un mécanisme leur permettant de régler ces achats dans leur propre devise. De même, les déficits commerciaux d’un pays en voie de développement sont inévitables : sur 93 pays ayant des revenus bas ou modérés, seuls 11 réalisaient, en 2000, des surplus commerciaux.
Ces pays ont besoin d’exporter plus - comme en témoigne la mise sur pied par l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en février 2001, d’une Agence d’assurance commerciale africaine.
Enfin, la plupart des pays du Sud global sont fortement dépendants des importations de pétrole, de nourriture et de biens manufacturés. Ils ont pour cela recours à des emprunts, ce qui les mène à un endettement qui, de manière mécanique, affaiblit leur monnaie - faisant augmenter leur endettement (libellé en devises fortes) de manière inversement proportionnelle. Ne subissant pas ce risque monétaire, les pays développés obtiennent, pour leur part, des prêts à des taux d’intérêt plus faibles. Voilà la recette pour un désastre.
Ce dont le monde a besoin, ce n’est pas d’un prêteur en dernier ressort destiné à secourir les investisseurs, mais d’un prêteur en premier ressort qui permette aux pays du Sud de financer, dans leurs propres devises, les investissements nécessaires en matière de développement. Ceci rendrait les gouvernements pauvres moins dépendants des organismes de prêt privés, qui demandent des devises fortes, exigent une prime supplémentaire, et n’acceptent pas les monnaies faibles...
D’un trait mordant, on pourrait résumer ainsi la situation : « Plutôt que de noyer l’Afghanistan sous une pluie de bombes, ne pourrait-on pas mieux lutter contre le terrorisme en larguant une pluie de dollars ? » L’argent et les bombes : deux langages universels. Face à la perspective de la guerre et de l’escalade de la violence qui en résultera aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, se dessine en ce moment aux Etats-Unis un mouvement qui semble prendre conscience que l’enjeu central n’est pas la vengeance.
A New York, comme dans d’autres villes, plusieurs manifestations opposées à la guerre ont déjà eu lieu. Dans les émissions de libre antenne à la radio, on entend de nombreux jeunes dire, quelle que soit leur préférence partisane, leur crainte d’un contre-choc terroriste si le pays entre en guerre. Sur les lieux de souvenir improvisés dans les squares et aux alentours des stations de pompiers, des milliers de messages sont déposés, quasiment tous opposés à la guerre - et cela en dépit du déluge patriotique et du slogan : « Ils ne réussiront pas à attenter à notre mode de vie »...
L’interconnexion croissante du monde donne un nouveau sens aux asymétries anciennes, et en crée de nouvelles. La croissance de la dette, de la pauvreté et de la maladie dans le Sud global commencent à atteindre aussi le coeur des pays riches. Si nous refusons le langage de la raison humanitaire, laissons au moins notre propre intérêt nous mener, sur ces problèmes, vers un renouvellement de la réflexion et de l’action solidaire.
Saskia Sassen.
(1) Lire « Mais pourquoi émigrent-ils ? », Le Monde diplomatique, novembre 2000.
Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2001/10/SASSEN/