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 La traite des Noirs en 30 questions par Eric Saugera(suite4)

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mihou
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mihou


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07062005
MessageLa traite des Noirs en 30 questions par Eric Saugera(suite4)

Quelle était la condition des esclaves ?

Les Noirs arrivés d’Afrique et désignés sous le terme de " bossales " rejoignaient " l’habitation " du maître qui les avait achetés. (L’habitation désigne l’ensemble des bâtiments et des terres plantées en sucre ou en café : elle pouvait réunir sur plusieurs centaines d’hectares autant d’esclaves nègres.) Les nouveaux venus n’étaient pas immédiatement intégrés aux anciens dont la moitié étaient nés sur place (les créoles) : ils étaient logés à part pendant plusieurs mois avant de venir s’installer dans l’un des villages d’esclaves.

Il y avait en effet deux villages qui correspondaient aux deux catégories principales d’esclaves. Près de la maison du maître ou Grand Case se tiennent les cases des privilégiés ou domestiques et nègres à " talents " (ouvriers qualifiés, sucriers, tonneliers, charrons, ou postillons) avec qui les nouveaux n’avaient rien à faire. Près de la case du " commandeur ", celui qui dirige les esclaves, sont alignées les cases des nègres dits de culture ou de jardin et constituent " l’atelier ". Ces nègres sont les plus nombreux. On y recense beaucoup de femmes et on y accueille les bossales.

Les esclaves finissent de perdre là leur identité d’origine. Ils se retrouvent avec des Africains originaires d’autres " nations " très éloignées les unes des autres et dont ils ne comprennent pas la langue, des Mandingues du Sénégal aux Congos en passant par les Ibos du Nigeria actuel. On les affuble au mieux d’un prénom ou d’un diminutif, au pire d’un surnom inconnu du calendrier des saints dont ils auraient dû se rapprocher par le baptême : Monte-Au-Ciel, La Fortune, Bacchus, Adonis ou Azor.

Leur vie quotidienne n’est pas une sinécure. Les esclaves logent dans des cases en bois et torchis presque vides et se nourrissent sans fantaisie : ignames, bananes, patates et riz reviennent inlassablement. Comme reviennent inlassablement les épuisantes journées de travail commencées tôt et finies tard, juste entrecoupées de quelques pauses. Il n’y a pas de temps mort dans la vie d’une plantation : coupe de la canne et broyage au moulin, charrois, préparation de la terre et plantation, construction, entretien et réparation continuels d’ouvra-ges divers. Libérés quelques instants de ces travaux, les esclaves se consacrent ensemble aux cultures vivrières et individuellement à biner le lopin de terre qui leur est alloué. Il leur restait le dimanche pour se reposer, et la danse, ou le vaudou la nuit, pour se défouler.

La vie en esclavage était courte, pas plus de dix années en moyenne : les occasions de mourir ne man-quaient pas, entre les excès de travail, les punitions, les carences vitaminiques, les épidémies. Les survivants nègres septuagénaires ou bancals vivotaient. De tout ça, le maître n’avait cure. Une vie d’esclave n’était rien. Grâce à la traite, il pouvait la remplacer par dix autres. Et puis, un esclave n’était pas vraiment un homme, qu’on détaillait dans les inventaires avec les bêtes à cornes, qu’on achetait, revendait, ou châtiait sans aucune considération. Le Code noir lui avait bien accordé l’humanité, mais celle-ci était seulement morale et religieuse. La raison économique l’emportait et ne permettait pas qu’un esclave fût autre chose qu’un objet, qui revendiquait pourtant son statut d’homme et le faisait savoir.
Comment refuser l’esclavage ?

Les esclaves refusaient souvent leur condition et multipliaient les formes de résistance. La plus courante était la résistance passive qui consistait à mettre de la mauvaise volonté dans l’obéissance aux ordres et dans l’exécution du travail. Plus radicalement, des mères avortaient ou tuaient leurs nouveau-nés pour ne pas perpétuer leur statut " honteux ", des esclaves se sui-cidaient, d’autres, qui se livraient souvent à la pratique du vaudou, empoisonnaient les leurs. Des milliers d’es-claves disparurent ainsi.

La fuite ou " marronnage " fut un puissant mode de résistance que les nègres adoptèrent très tôt. Après avoir abandonné l’atelier ou la culture, ils fuyaient se cacher au loin ou dans les bois. En " partant marron " (de l’espagnol cimarron, sauvage), les esclaves faisaient preuve d’une insoumission d’inégale gravité : le " grand marronnage " était une désertion qui se voulait définitive par opposition au " petit marronnage " qui n’était qu’un absentéisme de quelques jours. Les départs étaient le plus souvent affaire individuelle et masculine, quelque soit l’âge ou l’appar-tenance ethnique. Si le petit marronnage était dû à une humeur passagère, la dureté des traitements, le manque de nourriture ou un trop-plein de fatigue expliquaient plutôt le grand marronnage. Réfugiés dans les lieux inaccessibles ou les hauteurs comme les " mornes " à Saint-Domingue, les fugitifs pouvaient se regrouper pour vivre de troc et de chapar-dage ou se constituer en bandes vivant du pillage des plantations. Certains louaient leurs services dans d’autres habitations ou en ville comme travailleurs libres.

Revenus d’eux-mêmes ou bien repris, les nègres " marrons " étaient soumis à la justice du roi ou à celle du maître. La nature de la punition dépendait de la durée du marronnage, d’une récidive éventuelle, de la gravité des exactions commises, des conditions de la réin-tégration, ou du bon vouloir des magistrats ou des propriétaires. Les châtiments allaient des coups de fouet aux supplices et à la peine de mort.

Que ces diverses formes de résistance aient été un simple refus des conditions d’asservissement ou déjà une lutte contre l’esclavage et pour la liberté, il est sûr qu’elles ont gravement perturbé le fonctionnement du système et préparé les situations insurrectionnelles de la Révolution dont celle de Saint-Domingue est le meilleur exemple. En août 1791, le baril de poudre que constituait la Grande Île explosa. Les Noirs - majoritaires à quinze contre un - se soulevèrent contre des Blancs opposés à l’application de tout principe égalitaire. Saint-Domingue fut alors emportée par un maelström qui n’épargna rien : les habitations furent pillées et incendiées, les colons massacrés ; ceux qui en réchappèrent fuirent dans la précipitation, laissant l’île aux mains d’une armée indigène commandée par plusieurs chefs au premier rang desquels Toussaint Louverture. Parvenu au pouvoir, Bonaparte voulut rétablir l’autorité de la République sur Saint-Domingue mais Toussaint Louverture qui s’était proclamé gouverneur général à vie ne l’entendit pas de cette oreille et rompit avec lui. En février 1802, un corps expéditionnaire placé sous les ordres du général Leclerc, beau-frère du Premier consul, débarqua dans l’île pour faire rentrer celle-ci dans le giron colonial. Toussaint Louverture, arrêté en juin 1802 et ramené en France avec sa famille, mourut au Fort de Joux près de Besançon en 1803. Cela n’empêcha pas l’expédition militaire - décimée par la fièvre jaune et le paludisme - d’être un cuisant échec et Saint-Domingue de devenir Haïti le 1er janvier 1804. La France perdait définitivement ce qui avait constitué le fleuron de son empire colonial - par la loi du 30 avril 1826, l’État indemnisera en partie les anciens colons des pertes qu’ils avaient subies.
Comment s’effectuait le voyage de retour ?

Pour le retour, le navire négrier retrouvait sa configuration marchande de l’aller. De même que les Noirs avaient pris la place des marchandises de traite à la côte d’Afrique, les denrées tropicales les remplaçaient sur les sites de vente. Les aménagements que la car-gaison humaine avait nécessités étaient démontés et le bâtiment remis en état. Après plusieurs mois en mer et des coups de tabac d’autant plus dévastateurs que le navire était vétuste, on radoubait quand la coque avait trop souffert ou on parait au plus pressé en bouchant les trous et en réparant le gréement. La fatigue du navire était parfois telle qu’il était condamné ou vendu sur place. Mais la plupart du temps il repartait pour une dernière traversée sans histoire.

A l’instant d’appareiller, l’équipage différait fort de celui du départ. Il manquait à l’appel les malades, les matelots que l’attrait des îles avait fait déserter, et tous les marins décédés. Cela faisait de nombreux vides comblés par les remplaçants - nombreux étrangers et déserteurs attirés par les soldes élevées que suscitait une offre supérieure à la demande. Le capitaine lui-même n’était souvent que le second du titulaire resté dans la colonie gérer les affaires du navire. Mais la transmission du commandement s’opérait d’autant mieux que les principales difficultés de l’expédition étaient passées ; il suffisait d’un capitaine simplement navigateur.

Pour précieux qu’ils fussent, les caisses de sucre, les sacs de café, les billes d’acajou et les balles de coton, n’avaient pas le caractère subversif des captifs qui les avaient précédés dans l’entrepont.

La navigation est rapide. Un franchissement de quelques semaines. Les pertes matérielles et humaines sont rares. Des marins arrivent pourtant à mourir le dernier jour et des bâtiments à périr à quelques lieues nautiques du but. Il est plus fréquent que l’action des tempêtes sur des navires à bout de souffle gâte la cargaison mal protégée. On le sait par les déclarations d’avaries et le chipotage des assureurs. Après l’intervention des services sanitaires et douaniers, le capitaine fait désarmer son navire, libérer l’équipage et décharger la cargaison. Lorsque le tirant d’eau du négrier ne permet pas de remonter jusqu’au port d’attache, la cargaison est transbordée sur des gabarres à fond plat. C’est ainsi que les navires de Nantes procédaient en arrivant à Paimbœuf - son avant-port situé sur la rive sud de la Loire. Enfin parvenus à quai, les produits tropicaux étaient mis au sec dans les entrepôts de l’armateur qui reprenait là un rôle interrompu depuis le départ de l’expédition.

L’armateur commence par écrire à tous les action-naires pour les prévenir de l’heureuse arrivée et mettre fin aux nuits éveillées des plus financièrement vulnérables : avoir ses économies à bord d’un négrier n’est pas de tout repos. L’armateur met ensuite ses commis à la comptabilité : ceux-ci alignent des colonnes de chiffres et tirent un premier bilan de l’expédition. Maintenant il faut vendre ce premier arrivage et attendre les suivants puisque le négrier a ramené une partie seulement de ce que les Noirs ont rapporté. Le sucre brut est raffiné sur place, à Nantes ou à Bordeaux, et réexpédié en France et dans toute l’Europe. Il faut attendre parfois de nombreuses années pour que tout soit rentré au port : ce sont les " queues de retour ". C’est alors seulement que l’opération négrière est terminée et que l’armateur peut dire combien l’expédition a rapporté ou coûté aux actionnaires.
La traite a-t-elle bâti des fortunes ?

Cette question essentielle est l’une de celles à laquelle il est le plus difficile de répondre avec précision. L’idée court dans l’opinion que la traite des Noirs était une source d’enrichissement sans égale pour ceux qui s’y livraient, un Pactole en quelque sorte qui coulait à flots : les armateurs menaient grand train, le roi reconnaissant les gratifiait d’une particule, et les capitaines portaient beau. On abonderait dans ce sens en donnant quelques noms de navires négriers particulièrement révélateurs : le Pactole justement, la Loterie, la Roue-de-la-Fortune ou le Pont-d’Or. Il est notoire qu’en France aux XVIIIe et XIXe siècles, on s’est enrichi grâce à la traite. De belles fortunes ont été bâties sur le dos des nègres et la pierre de somptueux hôtels particuliers en garde encore la trace à Bordeaux et à Nantes, dans l’île Feydeau ou sur la Fosse. Si la traite a continué longtemps après qu’on l’eût interdite, c’est que les négriers y trouvaient leur intérêt, sans quoi ils n’auraient pas persévéré comme ils l’ont fait. La philan-thropie n’étant pas la vertu première des trafiquants négriers, quoi qu’ils en disent, on n’imagine pas d’autre raison à la poursuite de leur activité - même résiduelle - jusqu’au milieu du XIXe siècle. La traite des Noirs a bel et bien rapporté de l’argent à ceux qui l’ont pratiquée. La question est de savoir combien.

Après avoir été largement surestimés, les profits négriers sont actuellement revus à la baisse, sans doute même un peu trop. De nombreux historiens s’accordent sur des bénéfices moyens de l’ordre de 6 à 7 % par an, c’est-à-dire guère plus que des placements tranquilles de père de famille à 5 % chez les notaires. Ce taux moyen ne rend évidemment pas compte d’un éventail très large allant d’un échec retentissant à une réussite exemplaire, de 50 % de perte à 50 % de gain. Pour un grand nombre d’armateurs candidats à la traite, la notion de risque faisait partie du voyage : une expédition à la côte d’Afrique s’apparentait à un coup de dé dont on attendait le meilleur comme le pire. On tentait sa chance et souvent on ne recommençait plus : ainsi à Bordeaux, 56 % des maisons d’armement ont expédié une seule fois à la traite. Quelques familles cependant se sont illustrées dans la traite négrière en additionnant des dizaines d’expéditions et des millions de livres de profits, comme Michel et Grou à Nantes, Begouèn-Demeaux au Havre, ou encore la dynastie des Nairac dont Pierre-Paul et Élisée à Bordeaux et Jean-Baptiste à La Rochelle furent les plus actifs. Grâce à l’argent de la traite, Pierre-Paul Nairac put, en 1775, se faire construire au cœur de Bordeaux un hôtel qui lui coûta la bagatelle de 233 000 livres et à Élisée d’acquérir à Barsac un domaine viticole sur lequel il fit édifier le château qui porte aujourd’hui son nom.

Ces acteurs principaux n’étaient pas les seuls à tirer des avantages pécuniaires de la traite, une multitude d’acteurs secondaires, de corporations, en bénéficiaient indirectement. Lors des discussions portant sur l’avenir de la traite, les tenants du système insistaient sur le fait que des millions de personnes en France vivaient du commerce négrier et souffriraient grandement de sa disparition : en premier lieu les marins, en second lieu, les ouvriers des chantiers navals, des industries métallurgiques et textiles, des raffineries, les artisans, les boutiquiers, les couturières, les aubergistes, les viticul-teurs, leurs femmes et leurs enfants. Cela faisait du monde. Il n’est pas question pour cette population, qui dans sa majorité, n’avait pas conscience de collaborer à l’activité négrière, de parler d’une quelconque fortune liée à la traite. Gens de peu, leurs revenus ou leurs salaires étaient le plus souvent misérables et n’avaient rien à voir avec les sommes brassées par les gros armateurs.

Enfin la fortune négrière n’est pas qu’individuelle, elle est aussi collective. L’accumulation des capitaux issus de la traite et de l’exploitation des esclaves dans les colonies a favorisé la croissance économique de l’Angleterre ou de la France. Nul doute que l’enri-chissement des Européens doit beaucoup à l’asser-vissement des Africains. Ces derniers demanderaient et obtiendraient réparation, même après si longtemps, que cela ne serait que justice.
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