Qu’est-ce qu’un navire négrier ?
Littéralement, un navire négrier est un navire qui sert à déporter des nègres ; aussi n’est-il véritablement négrier qu’à temps partiel. Considérons la figure commode du triangle : le premier côté joint l’Afrique avec les marchandises de traite, le troisième côté regagne l’Europe avec les denrées tropicales, seul le second côté qui relie l’Afrique à l’Amérique fait le plein de captifs noirs. La précision est importante car elle explique en partie la conception du navire négrier : celui-ci peut être n’importe quel bâtiment puisqu’il remplit une fonction marchande normale les deux tiers du parcours. Il lui faut simplement un volume de cale suffisant pour y serrer les innombrables futailles d’eau ; une hauteur d’entrepont minimale pour y entasser les captifs ; et la possibilité de construire, le temps de leur présence, des aménagements en planches propres à les contenir.
Tout navire ferait donc l’affaire quelques soient la taille, l’allure, le type de gréement, ou l’affectation habituelle. Des embarcations n’excédant pas 50 tonneaux et 15 mètres de longueur ne craignent pas de franchir l’océan surchargées de Noirs. Les goélettes, les bricks de 200 tonneaux, les trois-mâts qui en font jusqu’au quintuple, sont mieux adaptés aux réalités du trafic négrier. La plupart de ces navires sont d’occasion et beaucoup ont déjà été amortis par leurs sorties précédentes au grand cabotage ou au long cours. Le transport du cheptel humain étant réputé accélérer le processus de dépréciation du navire, l’armateur négrier n’investit pas facilement dans le neuf.
Une évolution concerne cependant de nombreux bâtiments dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les chantiers navals produisent pour la traite des navires spécialisés et " taillés pour la marche " qui passent moins de temps en mer. Il en résulte une mortalité réduite et un bénéfice accru. Après la guerre d’Amérique (1783) et en dépit d’un surcoût à la construction, les coques des navires négriers sont doublées de plaques de cuivre qui améliorent le sillage du navire et les préservent de l’action des tarets (mollusques qui percent le bois aux mouillages africains). Par ailleurs, les gros navires se multiplient, conjuguent parfois leurs efforts et donnent ainsi aux expéditions une ampleur nouvelle. Après 1815, les coques négrières qui voguent dans l’illégalité parce que la traite est interdite voient leur forme s’affiner et leur tonnage diminuer pour effectuer des rotations rapides de six à neuf mois ; il en fallait le double avant la Révolution.
Qu’est-ce qu’un équipage négrier ?
Un équipage négrier se caractérise d’abord par un effectif nombreux. Celui-ci est proportionné au tonnage du navire et au contingent de Noirs prévu par l’armateur. En moyenne, on prévoit un homme pour cinq ou six tonneaux de jauge et dix captifs. Si les équipages comportent de dix à soixante hommes par navire, la majorité d’entre eux en compte plus de trente. En effet, quand vingt marins suffisent à naviguer trois cents tonneaux en droiture vers les Antilles, il en faut au moins cinquante pour aller chercher des Noirs. Dans le contexte d’un voyage à haut risque, deux raisons expliquent ce surplus de main-d’œuvre. La première raison est l’hémorragie des hommes provoquée par les débarque-ments volontaires, les désertions, la maladie, la mort, surtout, qui frappe de 10 à 15 % de l’équipage. La seconde raison est contenue dans la double fonction du marin, manœuvrier et garde-chiourme. On comprend qu’il faille des gens pour compenser les défaillances, surveiller ou réprimer les captifs.
Un équipage négrier, c’est aussi un groupe d’hommes que le capitaine voudrait unis mais que les aléas de la navigation dispersent. Il arrive rarement qu’un équipage soit le même d’un bout à l’autre et cela peut nuire au bon déroulement de l’expédition : les remplaçants embar-qués aux escales ne sont pas toujours fiables. Au départ, le capitaine recrute lui-même son monde en puisant d’abord dans son entourage professionnel et parental. La composition de l’équipage répond à des règles aux-quelles il ne peut déroger. Ainsi, les postes principaux du bord fonctionnent par paires pour pallier les disparitions annoncées : au sein de l’État-major, un second assiste toujours le capitaine et il y a au moins deux lieutenants, deux enseignes et deux chirurgiens navigants. Il en va de même pour les officiers mariniers et non mariniers dont la compétence et l’expérience sont essentielles : en tête, le maître d’équipage qui a la haute main sur la cohorte des matelots, novices et autres mousses, pas tous mauvais garçons mais turbulents de nature ; suivent les maîtres charpentier, tonnelier, voilier, armurier, des techniciens sûrs ; enfin, le cuisinier-boulanger, dont l’éventuel talent n’avait que la table de l’État-major pour s’exercer.
Mais c’est bien de la poigne du capitaine que dépend le sort de l’expédition. C’est un coriace dont la survie personnelle et la soif de réussite ignorent les états d’âme. Navigateur, commerçant et meneur d’hommes, sa polyvalence fait qu’il est habile, efficace et insensible. Cependant, il n’est pas en permanence la brute que son triste métier laisse supposer : les Noirs étant son gagne-pain, moins il en perd, mieux vont ses affaires.
Qu’est-ce qu’une cargaison négrière ?
Au moment d’appareiller, le navire négrier abrite dans ses flancs un chargement coûteux, lourd et volumineux, scindé en deux parties : l’avitaillement et la cargaison d’échange. L’avitaillement désigne l’ensemble des provisions nécessaires à l’alimentation des marins et des captifs. Il est plus important que dans toute autre expédition puisqu’il faut nourrir beaucoup plus de monde pendant beaucoup plus de temps. On distingue les vivres de l’équipage des vivres pour les nègres. Soumis aux obli-gations culinaires du long cours, les marins englou-tissaient avec une monotonie décourageante des tonnes de biscuits de mer, des salaisons de porc et de bœuf, des jambons, des fromages, des morues sèches ou vertes, des légumes secs, des lentilles, des céréales, du riz. Les captifs avaient encore moins de choix, si l’on peut dire : riz, fèves, gruau et biscuits revenaient invariablement leur caler l’estomac. A cette nourriture ô combien solide s’ajoutaient des barriques de vin et des dizaines, des centaines de barriques d’eau arrimées dans la cale et surveillées avec une vigilance extrême.
La cargaison d’échange est la cargaison de traite proprement dite. Sous réserve de différences liées à l’évolution normale de la demande selon le site de traite et l’époque, on retiendra trois constantes : la cargaison constitue en valeur plus de la moitié de la mise-hors, elle se compose des mêmes sortes de marchandises et elle les répartit selon les mêmes proportions. C’est une idée reçue de croire que les traitants africains se satisfaisaient de babioles péjorativement appelées aujourd’hui pacotille. Cette catégorie qui comprenait des ciseaux, des cadenas, des miroirs..., ne représentait qu’une faible part de la cargaison en valeur et en volume, souvent moins de 10 %. A l’inverse, les textiles, classés dans la catégorie des " grandes marchandises ", valaient environ 50 % de la cargaison. C’étaient surtout des cotonnades imprimées aux noms teintés d’exotisme dont les plus connues sont les " indiennes " décorées de motifs géométriques ou floraux, anthropomorphes ou paysagers. Les armes à feu, la poudre et les munitions, secondairement les armes blanches, constituent l’autre produit d’échange que tout capitaine se devait d’avoir sous peine " de manquer sa traite ". Les alcools, eaux-de-vie et liqueurs, viennent après, suivis des métaux bruts ou travaillés, fer, cuivre, étain. On échangeait aussi les cauris, petits coquillages blancs venus des îles Maldives, servant de monnaie aux Africains ; ou encore le tabac. Une cargaison de traite était ainsi composée d’une infinité d’articles dont la variété et la qualité devaient répondre au goût des négriers noirs.
Où le navire négrier allait-il ?
S’il va de soi que tout navire négrier gagnait l’Afrique, où allait-il précisément ? Ce sont les instructions de l’armateur, les journaux de bord et de traite, les rôles de désarmement, la déclaration de retour du capitaine, qui nous l’apprennent. Or ces pièces majeures manquent souvent dans les dépôts d’archives. Le chercheur peut se contenter de destinations vagues comme la côte de Guinée qui désignait alors les côtes occidentales de l’Afrique - faire le commerce de Guinée ou des nègres revenait au même. On identifie malgré tout les grandes zones négrières.
Au XVIe siècle, quand se tissaient les premiers liens commerciaux entre l’Europe et l’Afrique occidentale, le capitaine partait sans directives particulières de l’armateur sinon celles de faire du profit. Il menait son navire à l’aventure sans bien savoir où aborder ni quelles marchandises troquer. C’étaient souvent les circonstances qui décidaient du choix des sites et du genre de traite. Le navire allait plutôt d’une rade foraine (non protégée des éléments) à l’autre et embarquait au gré de l’offre les ressources locales, végétales, minérales ou... humaines. Celles-ci finirent par nommer les lieux où on les trouvait : la côte des Graines, la côte de la Malaguette (variété de poivre), le cap des Palmes, la côte de l’Or, la côte de l’Ivoire et la côte des Esclaves se succèdent entre le 10e degré de latitude nord et l’équateur. Dès cette époque les navires descendaient plus bas jusqu’au cap Lopez à l’embouchure de l’Ogooué au Gabon. Ainsi la traite se fit très tôt sur une longue façade littorale de plusieurs milliers de kilomètres commençant en Mauritanie actuelle, se développant des rivières du Sud au delta du Niger, et se prolongeant de part et d’autre du fleuve Congo dans les pays de Loango et d’Angola. Des sites de traite fixes s’échelonnent le long de ces côtes, nombreux mais d’importance varia-ble : sur la côte sénégambienne au nord, l’île de Gorée doit sa réputation à la Maison des Esclaves que l’on y visite et non au peu de captifs qui en partirent ; les sites d’Elmina, Cape Coast, Anomabu, Accra, Ouidah, Porto-Novo, Bonny, Calabar sur le golfe de Guinée furent autrement productifs, de même qu’au sud de l’équateur les sites portugais de Loango, Malembo, Cabinda, Ambriz, Luanda, Benguela.
La compagnie des Indes supprimée en 1769, les navires négriers purent aller au-delà du cap de Bonne Espérance, sur la côte orientale de l’Afrique, à Mozam-bique, Kilwa, Ibo, Zanzibar, Quérimbe. Ces destinations furent de plus en plus prisées après 1783 quand le marché négrier s’essouffla sur les côtes occidentales en raison de la concurrence, de la rareté et de la cherté des captifs. (La traite orientale se poursuivra jusqu’à l’orée du XXe siècle.) Quelques soient leurs façons de traiter, les navires négriers disposaient donc d’une géographie négrière vaste et variée qui répondait parfaitement à leurs besoins.