Pourquoi des captifs en Afrique ?
La rencontre des intérêts européens et africains fut facilitée par le fait que la pratique de la traite et de l’esclavage en Afrique remontait à des époques reculées. Mais, si la réalité de cette entente est parfaitement admise par les historiens, il n’en demeure pas moins vrai que les Africains sont devenus vendeurs parce que les Européens se sont d’abord présentés comme acheteurs, sur leurs rivages. C’est au VIIe siècle que la traite se développa franchement en liaison avec la fulgurance de l’expansion musulmane. La conquête arabe s’étendit rapidement vers le continent africain et les populations soumises se virent contraintes de fournir aux vainqueurs une main-d’œuvre servile majoritairement féminine car à vocation domestique et sexuelle. A la suite de quoi, deux réseaux d’approvisionnement se mirent en place : une traite transsaharienne à destination du nord de l’Afrique et du Moyen-Orient - du Maroc à l’Arabie du Sud ; une traite orientale vers la péninsule arabique. Les chercheurs ont du mal à s’accorder sur la comptabilité de cette traite qui s’est poursuivie jusqu’au XXe siècle (en mer Rouge) : entre huit et douze millions d’individus ?
A ce marché esclavagiste sous influence musulmane s’en ajoutait un autre de taille au sud du Sahara : le marché intérieur africain lui-même. Il était alimenté par les razzias ou les guerres entre les États voisins et répondait aux besoins locaux en domestiques, porteurs, et travailleurs agricoles. L’absence de sources écrites empêche de quantifier cette traite mais elle dut être considérable.
On voit donc que des circuits de traite parfaitement rodés préexistaient à l’arrivée des Européens qui vont en bénéficier pour ouvrir en Amérique le troisième grand marché esclavagiste. Après de premiers échanges limités avec les Portugais au XVe siècle, les États côtiers de l’Afrique occidentale s’organisent pour répondre à une demande qui croît au rythme de la colonisation outre-atlantique. Les opérations guerrières ou toutes autres méthodes destinées à créer des captifs dans les régions de l’intérieur se multiplient : elles sont effectuées par les Africains et rarement par les Européens qui ne s’enfonçaient jamais très loin à l’intérieur des terres. Les négriers noirs avaient tout à gagner d’une collaboration réussie avec les négriers blancs : l’augmentation de la demande des captifs avait fait grimper les prix et la monnaie d’échange était d’une nature à inspirer toutes les convoitises parce qu’on ne pouvait la fabriquer ni la produire sur place - ainsi les armes à feu, les textiles, les alcools et toutes sortes d’objets manufacturés en métal, en verre ou en osier. Cela offrait un intérêt dont la rationalité ne peut être comprise que par les Noirs qui étaient dépourvus de ces articles - banals et donc peu considérés en Europe.
Des régions se spécialisèrent et devinrent des réservoirs d’esclaves, dans le golfe du Bénin, à Loango ou en Angola. La traite atlantique amplifia les rapports de force entre les États africains dont les sociétés furent irrémédiablement bouleversées, et contre les Africains qui vendaient leurs frères, nombreux furent les Africains qui, par tous les moyens, protestèrent et résistèrent.
Quelle politique négrière en France ?
La politique négrière de la France ne fut guère plus audacieuse que la politique maritime et coloniale qui l’englobait. (Il est question ici d’économie, pas de morale.) Au contraire de l’Angleterre à l’accointance si évidente avec la mer et les mondes lointains, la France eut avec eux des rapports compliqués et cela se traduisit par une succession d’initiatives et de mesures souvent incohérentes, malheureuses ou tardives.
Passons sur le XVIe siècle. Désorganisé par les conflits intérieurs et extérieurs, tenu par le traité de Crépy (1544) et la trêve de Vaucelles (1566) conclus avec l’Espagne de ne pas armer pour les Amériques, l’État français n’a pas même la faculté de regarder au-delà de ses frontières. L’aventure dans l’Atlantique sud est individuelle et interlope. La royauté apporte son soutien au XVIIe siècle mais elle ne se débarrassera plus d’une stratégie tour à tour encou-rageante et dissuasive. En 1642, un édit de Louis XIII fait œuvre pionnière en autorisant la traite négrière mais il n’aura pas d’effet avant longtemps parce que les options choisies par Richelieu puis Colbert firent long feu. Pour développer l’activité maritime et soutenir la colonisation française aux Antilles, les ministres se conformèrent au modèle hollandais et fondirent des compagnies dont les échecs successifs eurent leur point d’orgue avec la liquidation de la Compagnie des Indes occidentales en 1674. Mais Colbert n’avait pas attendu pour faire marche arrière. En 1670, il accorda la liberté du commerce avec les îles en contrepartie d’un droit versé à la Compagnie des Indes fixé à 5 % de la valeur des retours et ramené à 3 % l’année suivante. La traite française put alors démarrer sous la bannière d’un chef de file, La Rochelle, qui expédia 45 navires négriers jusqu’en 1692.
En 1685, Colbert avait fait accompagner les mesures prises en métropole en faveur de la traite par l’établissement, en aval, d’une codification de l’esclavage en soixante articles connue sous le nom de Code noir. Ce recueil d’édits, publié en format de poche à l’usage des maîtres, concernait le régime, la police et le commerce des esclaves dans les îles françaises de l’Amérique - et de l’océan Indien en 1723. Il s’agissait, en théorie, de définir les droits et les devoirs des esclaves et des maîtres les uns envers les autres. En pratique, et quand ils étaient respectés, les droits de l’esclave se limitaient à l’accès aux sacrements religieux et aux soins médicaux ou à l’octroi d’une ration alimen-taire hebdomadaire et de deux habits par an. En revanche, les droits du maître plaçaient l’esclave sous sa complète sujétion : l’esclave noir était sa propriété, un bien " meuble " dont il usait à sa guise, le punissant, l’assurant, le vendant, le léguant, engrossant les négresses et les affranchissant parfois avec leur pro-géniture. Ravalé au rang de marchandise, l’esclave noir était transporté, cédé et considéré comme telle.
C’est au XVIIIe siècle que la traite connaît son âge d’or, mais son apogée se situe tout à la fin, quand l’aide de l’État est à son comble. Cela commence par les Lettres Patentes de 1716 et 1717 qui permettent aux principaux ports français " de faire librement le commerce des nègres " et réduisent de moitié les taxes sur les denrées en provenance des colonies comme le sucre. Il reste à acquitter un droit de 20 livres par Noir introduit aux îles ; à partir de 1768, les ports sont exemptés de ce droit ramené entre temps à 10 livres. Les efforts financiers de l’État furent grands en 1784 et 1786 : tout navire négrier recevait une prime d’encouragement de 40 livres par tonneau de jauge payée avant son départ et une prime de 160 ou 200 livres pour chaque captif débarqué aux colonies à son retour ; ces efforts portèrent leurs fruits : les armateurs même les plus timorés eurent de l’estime pour le trafic des nègres. Mais la Révolution mit fin à cette manne en supprimant les primes puis l’esclavage.
Quelle Europe négrière ?
La plupart des nations européennes ont été plus ou moins concernées par le phénomène négrier selon qu’elles ont armé des navires ou qu’elles ont borné leur rôle au financement ou à la constitution des cargaisons et des équipages. Considérant la seule traite par l’Atlantique, trois pays se détachent nettement dans la première catégorie en totalisant 89,9 % des expéditions : l’Angleterre vient largement en tête avec 41,3 %, suivie du Portugal et de la France avec respectivement 29,3 % et 19,2 %. Il reste des miettes pour les nations du Nord : 5,7 % pour la Hollande, 1,2 % pour le Danemark. (Quant aux 3,2 % qui manquent pour faire le compte, ils appartiennent à l’Amérique.) Un pays européen de poids ne figure pas dans ces statistiques : l’Espagne. Sa Majesté Très Catholique, dont les colonies américaines consommaient pourtant beaucoup d’esclaves, en concédait le monopole du commerce à d’autres plutôt qu’à ses sujets. Grâce à un privilège ou contrat dit de l’Asiento, les Génois, les Portugais, les Hollandais, les Français, les Anglais et les Basques enfin, se succédèrent dans le transport des captifs à destination des possessions espagnoles. D’autres pays ne figurent pas davantage pour la raison que leur participation fut de portée moindre voire anecdotique, ainsi la Flandre, la Prusse, la Norvège, la Suède ou encore la Russie. Tout pays ayant une façade maritime et un peu d’ambition coloniale était à même d’avoir une impulsion négrière. Mais il y en avait d’autres.
Un pays comme la Suisse compensait son handicap géographique par la densité de son réseau commercial européen. De grandes sociétés implantées à Neuchâtel, Genève ou Bâle avaient des filiales dans les grands ports comme Nantes et Bordeaux et elles entretenaient des relations étroites avec les firmes et les banques d’origine protestante. Quand les négociants suisses n’armaient pas eux-mêmes, ils investissaient ou fournissaient des textiles appropriés à la traite. Manufacturer des articles pour la traite était une manière indiscutable de participer au trafic négrier. De ce point de vue, la liste n’en finirait pas de toutes les villes et régions concernées : fusils à Saint-Étienne, Liège ou Birmingham, sabres et couteaux flamands, bassins de cuivre à Amsterdam, barres de fer d’Espagne ou d’Europe du Nord, indiennes nantaises ou angevines, toiles de Silésie, Saxe ou Westphalie, verrerie de Murano ou de Bohême, etc. S’engager dans la marine négrière était une autre manière. A certaines époques, les équipages étaient très cosmopolites : les marins descendus des rives de la mer du Nord et de la Baltique côtoyaient leurs confrères du Sud : de Lisbonne, d’Espagne ou de Gênes.
L’Europe négrière fut donc une réalité tangible. Les navires et leurs équipages, les cargaisons et les capitaux provenaient des quatre coins du continent, se croisaient et s’échangeaient pour une même cause : le commerce des nègres à la côte d’Afrique.
Quels ports français furent négriers ?
Du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle, la France métropolitaine fut à l’origine d’au moins 4 220 expéditions négrières qui abordèrent aux rivages d’Afrique et d’Amérique. C’est de Nantes que partirent le plus grand nombre d’entre elles, soit 1 744 expéditions représentant 41,3 % du total. Nantes est la capitale incontestée de la traite française et les autres villes négrières sont ses lointaines dauphines : on en relève dix-huit - neuf sur l’Atlantique, sept sur la Manche, deux sur la Méditerranée - qui s’impliquèrent dans la traite en fonction de leurs moyens ou de leurs ambitions. Bordeaux, La Rochelle et Le Havre totalisent 33,5 % des armements négriers et peuvent se prévaloir de quelques références. A La Rochelle, la primauté chronologique : en 1643, le voyage de l’Espérance est la première expédition négrière officiellement reconnue. Au Havre, la longévité : en 1840, le Philanthrope est le dernier navire français formellement identifié avec des captifs à bord. A Bordeaux, l’opiniâtreté : ses bâtiments négriers se comptaient sur les doigts d’une main avant 1730 quand Nantes comptait les siens par centaines, mais en 1802-1803, ils furent plus nombreux à descendre la Gironde que leurs rivaux bretons la Loire. Les quinze autres ports sont à des encablures de ce quatuor de tête. Ils se répartissent en deux sous-ensembles : Saint-Malo domine nettement un premier groupe qui frôle les 15 % et comprend par ordre d’importance décroissante, Lorient, Honfleur et Mar-seille ; les onze ports du second groupe sont des " gagne-petit " qui, à l’exception de Dunkerque, ne franchissent pas la barre des vingt expéditions chacun, comme Rochefort, Bayonne ou Vannes, ou même des dix expéditions, comme Brest, Morlaix, Dieppe, Cherbourg, Saint-Brieuc, Marans et Sète. Il est certain qu’à la diffé-rence des précédents ces derniers ports n’ont jamais eu de volonté négrière, si bien que leur présence dans cette liste n’a d’autre justification que statistique : quand on recense à Morlaix deux expéditions négrières en tout et pour tout et à Marans une seule, on peut attribuer aux circonstances le fait qu’elles aient embarqué des Noirs à la côte d’Afrique plutôt que de la gomme, de l’ivoire ou de la cire. Clôturons cet inventaire portuaire en signalant les colonies qui eurent pour certaines d’entre elles une activité négrière intense de la Révolution au premier tiers du XIXe siècle.
Comment expédier à la traite ?
La formation d’une expédition négrière est une affaire de longue haleine qui exige de son promoteur le don de la persuasion et le sens de l’organisation. L’armateur est le maître d’œuvre d’une entreprise qu’il contrôle de bout en bout - de la recherche des actionnaires à la répartition des bénéfices.
Sa première tâche est de réunir les fonds nécessaires à la constitution de la mise-hors - soit l’ensemble des sommes dépensées pour l’armement du navire négrier : coque, gréement, câbles, ancres, cargaison, vivres, salaires, assurances. La longueur du voyage et le coût élevé des marchandises entraînent un investissement rarement inférieur à 150 000 livres tandis qu’à tonnage égal, un simple aller-retour transatlantique, dit en droiture, se contente souvent du tiers. C’est pourquoi l’armateur ne s’engage pas seul mais invite des partenaires ou intéressés à acquérir des parts dont le montant varie de la moitié à des broutilles de la mise-hors - 1/512e. Il peut accepter jusqu’à quinze ou vingt participations si le capital est important et l’actionnariat prudent. Tout le monde peut tenter sa chance en fonction de ses moyens, du modeste épicier au grand banquier en passant par la veuve qui vit de ses rentes. Pour convaincre ces capitalistes (et ce ne sont pas les plus petits qui sont les plus faciles à convaincre), l’armateur peut leur fournir un devis estimatif, géné-ralement surévalué. Les bénéfices annoncés sont fastueux - de 100 à 200 %. On peut en effet compter sur un gros et solide bateau, un bon capitaine, et beaucoup de beaux nègres.
L’étape financière franchie, il reste à réaliser le projet en s’efforçant de réduire la part du hasard. Le mieux est d’équiper un bâtiment neuf conçu pour la traite, mais si le navire est d’occasion, on s’occupe de le mettre aux normes négrières. Le capitaine, qui est souvent apparenté à l’armateur, a carte blanche : il préside au recrutement de l’équipage et à la préparation du navire dont il est copropriétaire. L’armateur pendant ce temps rassemble la cargaison de traite en contactant ses fournisseurs en France et à l’étranger. Le navire à quai et les hommes inscrits sur le rôle d’armement, les mar-chandises envahissent l’entrepont et la cale se remplit de barriques, de vivres, et de quantités d’ustensiles qui vont des fers à nègres aux matériels de rechange. Le négrier est alors un bazar flottant qu’il faut assurer : en période de paix et selon la destination, la prime varie de 3 à 7 % environ, et de 35 à 50 % en période de guerre - qui pouvait survenir inopinément pendant l’expédition. L’habitude des assureurs était souvent à l’extrême prudence, pour la navigation négrière aussi bien que marchande. La tactique consistait à risquer de faibles sommes sur chaque navire et à multiplier le nombre des engagements pour limiter les dégâts en cas de coup dur. Les polices d’assurances pouvaient ainsi rassembler plusieurs dizaines de personnes signant chacune pour des sommes limitées à quelques milliers de livres. Des mois ont été nécessaires pour former une expé-dition négrière et lui donner les moyens de réussir. Il en faudra plus encore pour que l’expédition ait lieu et fasse du profit.