Etats-Unis - Haïti, par Noam Chomsky
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23 mars 2004
Les personnes résolues à détourner l’attention du rôle des Etats-Unis feront valoir que la situation est plus complexe - comme c’est toujours vrai - et qu’Aristide était lui aussi coupable de nombreux crimes. C’est vrai, mais s’il avait été un saint, la situation aurait évolué d’une façon peu différente, comme c’était évident en 1994, quand le seul véritable espoir était qu’une révolution démocratique aux Etats-Unis rende possible le changement de politique dans une direction plus civilisée.
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9 mars 2004, ZNet
Ceux qui se préoccupent d’Haïti voudront naturellement comprendre comment sa tragédie la plus récente s’est déroulée. Pour ceux qui ont eu le privilège d’avoir des contacts avec les gens de ce pays torturé, ce n’est pas seulement naturel, mais c’est inévitable. Néanmoins, nous ferions une grave erreur si nous nous concentrions trop étroitement sur les évènements récents ou même simplement sur Haïti. La question essentielle pour nous, c’est ce que nous devrions faire par rapport à ce qui se passe. Ce serait vrai même si nous avions des choix et des responsabilités limités ; et encore plus lorsqu’ils sont énormes et décisifs, comme dans le cas d’Haïti. Ils le sont même plus parce que le déroulement de cette terrible histoire était prévisible depuis longtemps (si nous n’avions pas manqué d’agir pour l’en empêcher). Et manquer d’agir, c’est ce que nous avons fait. Les leçons sont claires et tellement importantes qu’elles devraient être le sujet d’articles à la une des quotidiens de la presse libre.
En passant en revue les évènements en Haïti peu de temps après que Clinton ait mis en place sa « démocratie rétablie » en 1994, j’ai malheureusement été obligé de conclure dans le Z Magazine, qu’« il ne serait pas vraiment surprenant si les opérations haïtiennes devenaient une autre catastrophe » ; si c’était le cas, « c’est facile de réciter les expressions consacrées qui permettront d’expliquer l’échec de notre mission de générosité dans cette société ratée. » Les raisons étaient évidentes pour tous ceux qui avaient choisi de voir. Les expressions habituelles retentissent à nouveau tristement et sans surprise.
Aujourd’hui, un débat très sérieux explique convenablement que la démocratie signifie plus qu’un simple tirage de levier de temps en temps. Des conditions sont nécessaires pour qu’une démocratie fonctionne. L’une d’entre elles, c’est que la population doit avoir un moyen de savoir ce qui se passe dans le monde ; le monde véritable, pas ce portrait égoïste que nous propose la « presse de l’ordre établi », portrait défiguré par son « asservissement au pouvoir d’état » et « l’hostilité habituelle envers les mouvements populaires », pour citer les termes de Paul Farmer, dont l’ouvrage sur Haïti est, à sa façon, peut-être aussi remarquable que ce qu’il a accompli dans le pays. En examinant les commentaires et les comptes-rendus habituels sur Haïti, il a écrit en 1993 un article scandaleux qui va de l’époque de l’invasion brutale et destructrice de Wilson en 1915 jusqu’à aujourd’hui. Les faits sont très solidement documentés, épouvantables et déplorables. Ils sont jugés hors de propos pour les raisons habituelles : ils ne sont pas en conformité avec l’image obligatoire, et sont ainsi enterrés profondément dans notre mémoire, même si ceux ayant un peu d’intérêt pour le vrai monde peuvent les déterrer.
Ces faits, on les trouve, néanmoins, rarement dans la « presse de l’establishment ». Si on suit l’extrémité plus libérale et cultivée de l’échiquier politique, la version standard des événements est qu’avec les « Etats en échec » comme Haïti et l’Irak, les Etats-Unis doivent s’engager dans une généreuse « construction nationale » pour « étendre la démocratie », un « but noble » mais un but qui peut aller au-delà de nos moyens à cause des insuffisances des objets de notre sollicitude. En Haïti, malgré les efforts dévoués de Washington, de Wilson à Franklin D. Roosevelt, lorsque le pays était occupé par les Marines, « la nouvelle aube de la démocratie haïtienne n’est jamais arrivée. » « Aucun bon souhait américain, ou ses Marines, ne parviendront à installer [la démocratie aujourd’hui] tant que les Haïtiens ne le feront pas eux-mêmes » (H.D.S Greenway, Boston Globe). En 1994, lorsqu’il retraçait deux siècles d’histoire, le correspondant du New York Times R.W. Apple réfléchissait aux tentatives alors en cours de Clinton pour « restaurer la démocratie » : « Comme les Français au 19ème siècle et les Marines qui ont occupé Haïti de 1915 à 1934, les forces américaines qui essaient d’imposer un nouvel ordre feront face à une société complexe et violente sans aucun antécédent démocratique. »
Apple semble s’écarter un peu de la norme avec sa référence à l’agression brutale de Napoléon, qui a laissé Haïti en ruines pour empêcher le crime de la libération dans la colonie la plus riche au monde, source d’une grande partie de la fortune française. Mais peut-être cette entreprise répondait-elle au critère fondamental de la générosité : elle était soutenue par les Etats-Unis, qui étaient naturellement indignés et effrayés par « la première nation au monde à faire valoir la liberté universelle pour toute l’humanité, révélant ainsi la définition limitée de la liberté adoptée par les révolutions française et américaine. » Voilà ce qu’écrit l’historien haïtien Patrick Bellegarde-Smith, décrivant avec exactitude la terreur dans les états esclavagistes voisins, terreur peu soulagée par le combat de Haïti pour sa libération, avec pertes et fracas, qui avait ouvert la voie à l’expansion vers l’ouest en forçant Napoléon à accepter l’achat de la Louisiane. Les Etats-Unis continuèrent à faire tout ce qu’ils pouvaient pour étouffer Haïti, allant jusqu’à soutenir la France dans son insistance pour que l’île paie un lourd tribut pour avoir commis le crime de se libérer, fardeau auquel elle n’a jamais échappé. Bien sûr, la France, a rejeté avec un dédain élégant la récente demande d’Haïti, sous Aristide, qu’elle octroie au moins des indemnités, oubliant ainsi les responsabilités qu’une société civilisée accepterait normalement.
Le contexte qui a conduit à la tragédie actuelle est assez clair. Si on commence simplement avec l’élection d’Aristide en 1990, Washington était consterné par la sélection d’un candidat populiste par une circonscription électorale locale comme elle l’avait été par la perspective du premier pays libre de l’hémisphère à sa porte deux siècles plus tôt. Les alliés traditionnels de Washington étaient bien entendu d’accord. « La crainte de la démocratie existe, par nécessité définitionnelle, parmi les groupes d’élite qui monopolisent les pouvoirs économique et politique. » observe Bellegarde-Smith dans sa pénétrante histoire d’Haïti. Que cela soit en Haïti, aux Etats-Unis ou partout ailleurs.
La menace démocratique en 1991 était encore plus inquiétante à cause de la réaction favorable des institutions financières internationales (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) aux programmes d’Aristide, ce qui réveilla des inquiétudes traditionnelles de l’effet « virus » d’une indépendance réussie. Ce sont des thèmes habituels dans les affaires internationales : l’indépendance américaine avait suscité les mêmes inquiétudes chez les dirigeants européens. On perçoit généralement les dangers comme particulièrement graves dans un pays comme Haïti, nation ravagée par la France puis réduite à une misère extrême par un siècle d’intervention américaine. Si des gens dans des circonstances aussi extrêmes peuvent prendre leur destin en main, qui sait ce qui pourrait se passer ailleurs lorsque la « contagion se répandra ».
L’administration Bush I a réagi au désastre de la démocratie en transférant l’aide au gouvernement élu démocratiquement vers ce qu’on appelle les « forces démocratiques » : les élites riches et les milieux d’affaires qui, avec les assassins et les tortionnaires des forces militaires et paramilitaires, avaient été applaudis par les dirigeants actuels à Washington, dans leur phase reaganienne, pour les progrès réalisés dans le processus d’ « évolution démocratique », ce qui justifiait une nouvelle aide considérable. Les éloges répondaient à la ratification par le parlement haïtien d’une loi accordant au tueur et tortionnaire client de Washington Baby Doc Duvalier la possibilité de suspendre les droits de tout parti politique sans raisons. La loi fut votée par une majorité de 99,98 %, ce qui marquait donc une étape positive vers la démocratie si on la compare aux 99 % de la loi de 1918 autorisant les sociétés américaines à transformer le pays en plantation américaine, votée par 5 % de la population après la dispersion du parlement haïtien sous la menace des armes des Marines de Wilson parce que ses membres avaient refusé d’accepter cette « mesure progressive », essentielle au « développement économique. » L’attitude des « Reaganiens » à Baby Doc et à son encouragement à la démocratie était caractéristique (partout dans le monde) des visionnaires qui enchantent maintenant l’opinion éduquée avec leur dévouement à apporter la démocratie dans un monde qui souffre, bien que, c’est certain, leurs véritables exploits soient réécris avec goût pour satisfaire les besoins actuels.
Les réfugiés fuyant aux Etats-Unis la terreur des dictatures soutenues par ces derniers ont été renvoyés par la force, en violation flagrante des lois humanitaires internationales. La politique a été inversée lorsqu’un gouvernement élu démocratiquement est arrivé au pouvoir. Bien que le flot de réfugiés se soit considérablement réduit, ils se sont vus, pour la plupart, accorder l’asile politique. Tout est revenu à la normale lorsqu’une junte militaire a renversé le gouvernement d’Aristide au bout de sept mois ; les atrocités terroristes d’Etat ont atteint de nouveaux records. Les auteurs étaient l’armée (héritiers de la Garde Nationale laissée par les envahisseurs de Wilson pour contrôler la population) et ses forces paramilitaires. La plus importante d’entre elles, FRAPH, avait été fondée par le pion local de la CIA, Emmanuel Constant - qui vit maintenant tranquillement dans le Queens - Clinton et Bush II qui ont rejeté les demandes d’extradition, parce qu’il révèlerait les liens entre les Etats-Unis et la junte meurtrière. Les contributions de Constant à la terreur d’Etat avaient été maigres, après tout : il n’est que le principal responsable du meurtre de 4 à 5000 pauvres noirs.
Souvenons-nous de l’élément essentiel de la doctrine Bush, qui est « déjà devenue une règle de facto des relations internationales », écrit Graham Allison d’Harvard dans Foreign Affairs : « Ceux qui hébergent les terroristes sont aussi coupables que les terroristes eux-mêmes, » selon les paroles du Président, et doivent être traités en conséquence, par un bombardement et une invasion massifs.
Lors du renversement d’Aristide par le coup d’Etat militaire de 1991, l’Organisation des Etats américains (OEA) déclara un embargo. Bush I annonça que les Etats-Unis le violerait en exemptant les sociétés américaines. Selon le New York Times, il « réglait avec précision » l’embargo au bénéfice de la population souffrante. Clinton autorisa même de plus grandes violations : le commerce américain avec la junte et ses sympathisants fortunés augmenta brusquement. L’élément crucial de l’interdiction était, bien entendu, le pétrole. Pendant que la CIA déclarait solennellement au Congrès que la junte « se retrouvera probablement sans carburant et électricité très rapidement » et que « les efforts de nos services de renseignements sont axés sur la détection des tentatives de faire échouer l’embargo et surveiller son impact, » Clinton autorisait en secret la Texaco Oil Company à expédier illégalement du pétrole à la junte en violation des instructions présidentielles. Cette remarquable révélation fut à la une des télégrammes d’AP le jour précédent l’envoi par Clinton de Marines pour « rétablir le démocratie, » impossibles à rater, (je les surveillais justement ce jour-là et je l’ai vu répété maintes et maintes fois) et fut évidemment d’une importance immense pour tous ceux qui voulaient comprendre ce qui se passait. Cette information fut supprimée avec une discipline véritablement impressionnante, bien que les journaux de l’industrie en parlent tout comme la mention insuffisante enterrée dans la presse d’affaires.
Ce qui fut aussi supprimé avec efficacité, ce sont les conditions essentielles que Clinton avait imposées au retour d’Aristide : qu’il adopte le programme du candidat perdant des élections de 1990 (soutenu par les Etats-Unis), un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, qui avait récolté 14 % des votes. Nous appelons cela « rétablir la démocratie, » une illustration primordiale de la façon dont la politique étrangère américaine est entrée dans une « période noble » avec une « auréole sainte, » selon la presse nationale. Le programme néolibéral sévère qu’Aristide avait été obligé d’adopter garantit pratiquement la démolition des parcelles restantes de la souveraineté économique, étendant la législation progressive de Wilson et les mesures similaires imposées par les Etats-Unis depuis.