Une prime à la faillite des élites
Le vote de la majorité de l’électorat en faveur d’un leader, issu en dehors de l’actuel establishment politique, fait apparaître au grand jour la faillite des élites haïtiennes. En premier lieu, celle du gouvernement de transition et de la coalition hybride qui a renversé le régime du Président Aristide, au début de l’année 2004. Cette coalition était constituée d’éléments de la bourgeoisie, de leaders politiques, étudiants, professionnels, intellectuels et artistes de la classe moyenne, anciens policiers et membres des Forces Armées d’Haïti démobilisées sous le gouvernement d’Aristide, cadres d’associations et un grand nombre de journalistes et de patrons de médias... Avec l’appui, bien entendu, de missions diplomatiques puissantes accréditées en Haïti. Sans projet politique défini, cette coalition s’est vite effondrée tel un château de carte, au lendemain du départ de Jean-Bertrand Aristide, le 29 février 2004. Elle a été incapable de se souder autour d’un projet national, d’objectifs et de stratégies clairs, inspirés des aspirations profondes et des défis réels de la société haïtienne aujourd’hui. Ce qui lui aurait permis d’accompagner, de manière efficace, la transition démocratique. Les leaders sont très vite divisés par des intérêts divergents et restés prisonniers d’un discours éthéré sur la démocratie moderne et d’une phobie d’Aristide, responsable, selon eux, de tous les péchés d’Israël. Certains ont vite accaparé un poste dans l’administration publique ; d’autres se sont rués sur des contrats juteux et des avantages fiscaux. Ils n’ont pu avoir aucune emprise réelle sur les classes populaires, constituant pourtant plus de 80 % de la population totale du pays et vivant dans des conditions inhumaines.
L’accord du 4 avril 2004 signé entre les partis politiques, les secteurs de la société civile, ayant contribué à la chute du régime de Jean-Bertrand Aristide et le gouvernement de Gérard Latortue et les interventions du Conseil des Sages, mis en place comme organe supplétif au pouvoir législatif dissous, n’ont pas pu créer la cohésion souhaitée des forces politiques et sociales susceptibles de mener à terme la transition politique. La présentation à l’Arcahaie, le 13 novembre 2005, du projet de « contrat social » de M. André Apaid, riche entrepreneur de Port-au-Prince, leader du collectif d’associations dénommé « Groupe des 184 » et farouchement opposé au Parti Lavalas, n’a réuni que les quelques invités, triés sur le volet : des membres du gouvernement intérimaire, du Corps diplomatique, quelques intellectuels et représentants d’associations etc. Elle a laissé la majorité de la population, y compris celle de la commune d’Arcahaie, siège de l’événement, dans l’indifférence la plus totale.
La participation massive de la population haïtienne aux joutes du 7 février 2006 n’est autre qu’une dénonciation claire et nette de l’irresponsabilité des dirigeants politiques actuels qui n’ont pas pu se hisser à la hauteur de leur mission historique. Ils ont fait preuve de leur incapacité à traiter les dossiers nationaux urgents tels que la pauvreté extrême, le chômage, la remise en route des institutions publiques, l’insécurité, la relance de l’économie nationale, les graves carences dans les domaines de l’énergie et des infrastructures de communication etc. Aucune réponse n’a été adressée aux demandes urgentes des quartiers populaires de Port-au-Prince, notamment le quartier de Cité Soleil, le plus grand bidonville du pays. Bref le gouvernement de transition n’a pas pu gagner la confiance, et encore moins, répondre aux attentes d’une population aux abois. On lui impute les mêmes erreurs reprochées au gouvernement antérieur. Il devra tôt ou tard, rendre compte des 800 millions de dollars US prêtés ou donnés, durant ses deux ans au pouvoir, à Haïti par les bailleurs de fonds internationaux par le biais de son programme de « Cadre de Coopération Intérimaire » (CCI).
Ce vote indique également l’échec cuisant de la Communauté Internationale, des pays dits « amis d’Haïti » et de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Ils ont été incapables de trouver une issue heureuse à la crise, de conduire le pays vers la stabilité politique et la normalité institutionnelle. La MINUSTAH avec son budget annuel de plus de 400 millions de dollars américains, n’a pas aidé les Haïtiens à faire face aux graves problèmes socioéconomiques qui paralysent le pays : l’insécurité, le chômage endémique, la carence des services de base.
Un vote massif contre l’establishment politique traditionnel
Les électeurs haïtiens ont clairement manifesté leur total rejet vis-à-vis de la grande majorité des politiciens traditionnels. Ces derniers n’ont pas pu mobiliser 15% de l’électorat. Des coalitions politiques comme le « Grand Front Centre Droit » (GFCD) de Hubert de Ronceray, la « Fusion des Socio démocrates » de Serge Gilles, l’« Alyans » de Evans Paul et consort, ont obtenu chacune moins de 3 % des votes. Plus de 20 candidats sur les 34, engagés dans la course à la Présidence, ont obtenu des scores en dessous de 1 % des voix. Cette situation met à nu les tares de nos partis politiques et de leurs leaders. Certains sont accusés de corruption, de combines de toutes sortes dans l’administration publique, de s’éloigner de la réalité concrète que vit la grande majorité de la population. Leurs activités se concentrent dans la capitale, au mépris des « gens d’en-dehors » qui représentent encore la majorité de leur électorat. Ils sont des leaders de partis politiques qui, en réalité, ne le sont pas, puis que dépourvus de toute structures locale, régionale et nationale, d’adhérents et de militants stables et bien formés. Sauf de rares exceptions, les principes démocratiques qu’ils prétendent inscrire dans l’institution étatique, restent inexistants dans les pratiques de leur parti : l’alternance politique, le débat rationnel, les élections libres et honnêtes etc. Leur action se limite aux conjonctures électorales et à des interventions intempestives dans les médias. Leur discours politique, souvent inspiré de la théorie politique postmoderne, reste inaudible par un électorat vivant en marge de la modernité et dans des conditions de vie sous-humaines.
Des questions fondamentales s’imposent : Pourquoi les électeurs ont-ils voté si massivement en faveur de René Préval ? Qu’est-ce qui, dans la personnalité de l’homme et dans sa gestion de la chose publique durant ses cinq ans à la tête de l’Etat, a fasciné un secteur si important de l’électorat ? Un fait indéniable s’impose : au-delà de toute considération théorique sur les concepts de « démocratie », « d’Etat de droit », de « modernité politique », si choyés par une frange de nos intellectuels, plus de 60 % des électeurs inscrits ont voté en faveur de René Préval et consacré ainsi sa victoire aux présidentielles dès le premier tour ; et ils sont prêts à payer de leur vie pour faire respecter leur choix. Ces électeurs clament haut et fort que leur candidat a fait preuve d’honnêteté et de transparence dans la gestion des affaires publiques durant son mandat (1996-2001), face à la corruption ambiante, au goût des richesses et à l’appât du gain illicite qui caractérisent bon nombre de nos hommes politiques, pourtant des intellectuels de haut calibre, compétents, munis de diplômes des grandes universités étrangères, beaux parleurs etc. Au luxe d’une somptueuse villa d’ex-président de la République dans une banlieue riche de la capitale, il a préféré son village, Marmelade, dans le Haut Artibonite, pour mettre en œuvre des projets de développement au profit des paysans. On admire aussi son refus des promesses fallacieuses, son pragmatisme et sa simplicité, rompant ainsi avec la tradition des grands discours, incompris de la majorité des citoyens et s’abstenant des dépenses fastueuses et inutiles aux dépens du Trésor Public, dans un pays rongé par la misère. Ils lui reconnaissent également la construction de routes, de places publiques, d’infrastructures de télécommunication, de centaines d’écoles avec les maigres ressources de l’Etat etc. Certes, tout cela représente très peu par rapport à tout qui est à faire, mais beaucoup par rapport à ce que d’autres ont fait avant et après lui.
Le retour des acteurs du mouvement démocratique de 1980-1990 ?
Peut-on lire dans l’événement du 7 février 2006, la résurgence du mouvement démocratique de la décennie 1980-1990 ? Ce mouvement qui, sous le leadership de l’Eglise catholique, avait emporté le régime dictatorial des Duvalier, le 7 février 1986, et débouché sur l’élection à la Présidence de la République, le 29 novembre 1990, de l’ex-prêtre catholique, Jean-Bertrand Aristide, ancien chantre de la théologie de la libération. L’avant-garde politique qui en est sortie, a débouché sur les dérives que nous connaissons et éclaté en lambeaux : l’« Organisation Politique Lavalas » (OPL) de Feu Gérard Pierre-Charles, qui deviendra par la suite l’ « Organisation du Peuple en Lutte », « Fanmy Lavalas » de Jean-Bertrand Aristide et consort. Faut-il saluer, dans le scrutin du 7 février 2006, le retour en force sur la scène des principaux acteurs de ce mouvement social : les multiples réseaux d’associations paysannes et suburbaines et leurs cadres, des secteurs socioreligieux dont ceux de l’Eglise catholique, des organisations juvéniles, syndicales, socioprofessionnelles etc. -avec la conscience cette fois-ci que leurs idéaux ont été souvent bafoués par leurs propres leaders et les puissants « amis d’Haïti » de la Communauté Internationale- ? Un vaste champ d’étude s’offre ici aux analystes politiques.
En effet ce vaste mouvement social portait les principales revendications de larges secteurs de la société haïtienne, notamment de ceux qui ont été traditionnellement exclus de toute participation politique. Du côté paysan, on réclamait la réforme agraire, l’encadrement technique et financier de la part de l’Etat, une meilleure distribution du revenu national, la transformation de l’Etat, la participation politique, le refus de l’apartheid social séculaire, un meilleur contrôle de la production agricole et des circuits de distribution, le refus de la stratégie économique néolibérale etc. Ces revendications, en grande partie, ont été exprimées dans le Congrès national des paysans haïtiens, tenu à Papaye, dans le Plateau central, les 15-20 mars 1987 , les nombreuses mobilisations paysannes de la période, les déclarations de la Conférence des Evêques d’Haïti etc. Ce mouvement portait également les aspirations profondes des masses suburbaines pauvres et souvent abandonnées par les Pouvoirs Publics. Elles réclamaient, de leur côté, les services sociaux de base -le transport, l’eau, l’électricité-, le respect des droits sociaux fondamentaux dont l’éducation, l’emploi, le logement, la nourriture, etc. Des secteurs importants du monde socioprofessionnel, syndical, estudiantin et même de la grande bourgeoisie haïtienne exigeaient, pour leur part, une transformation de l’Etat, la souveraineté nationale face aux ingérences étrangères, notamment des Etats-Unis d’Amérique, bref des changements en profondeur dans la société haïtienne traditionnelle.
Les grands défis de René Préval ...
S’il est vrai qu’un nouveau mouvement social émerge sur le fond de celui des années 1980, la plateforme politique « lespwa » en sera-t-elle la médiation politique légitime ? M. Préval aura-t-il la capacité de prendre le leadership du nouveau mouvement, de l’aider à se structurer, à se doter d’une utopie, d’objectifs et de stratégies réalistes et clairs et d’un discours cohérent ? Pourra-t-il se rallier les acteurs progressistes de la classe moyenne, hostiles à Lavalas ? Ces derniers estiment que les idéaux du mouvement démocratique ont été foulés au pied par certains cadres du Parti Lavalas. Quel rapport entretiendra-t-il avec la base qui a soutenu sa candidature, les cadres et Jean-Bertrand Aristide lui-même, le président du Parti, actuellement en exil en Afrique du sud ? Quelles alliances politiques devra-t-il faire ? Obtiendra-t-il l’appui réel de la communauté internationale, spécialement de l’actuel gouvernement des Etats-Unis d’Amérique ? Enfin arrivera-t-il à remobiliser la gauche haïtienne ? Cette gauche, déstructurée par la montée de la mondialisation, l’effondrement du socialisme réel dans les pays d’Europe de l’Est et les péripéties du pouvoir Lavalas.
Les défis qui se posent devant M. Préval sont donc énormes. Il devra, pour le moins, s’atteler rapidement aux grands dossiers nationaux cités plus haut, notamment les plus urgents dont la sécurité, la pauvreté extrême, le chômage, les infrastructures de base. Il aura à faire tout son possible pour ne pas s’aliéner l’appui de son électorat, notamment celui des couches populaires majoritaires.
Conclusion
L’événement du 7 février 2006 est chargé de significations. Il est un baromètre qui renvoie aux grands défis et aspirations de la société haïtienne aujourd’hui. Il est une invitation pressante aux élites à l’autocritique, à redéfinir leur rôle dans la société et à assumer leur responsabilité historique de construire une nation, qui soit capable de garantir les droits élémentaires à l’ensemble de ses citoyens ; un appel éthique urgent aux puissances occidentales à l’honnêteté et à la justice à l’endroit d’Haïti. La mobilisation citoyenne sans pareil autour des dernières élections, fait briller une lueur d’espoir à l’horizon et exprime en face du monde, qu’au fond de leur détresse, les Haïtiens sont encore capables de réaliser des prouesses. Dans cette perspective, 7 février 2006 peut représenter un carrefour historique capable de déboucher sur un nouveau départ. Au début de ce troisième millénaire et dans l’ambiance de la célébration du bicentenaire de l’indépendance nationale, il appartient à tous, au-delà de toute appartenance ethnique, sociale, religieuse ou politique, d’oeuvrer à inscrire ce rêve d’une Haïti nouvelle dans la réalité. Pour cela chacun devra apporter sa contribution spécifique et accepter les dépassements qui s’imposent. Le temps est venu de placer le bien supérieur de notre nation au-dessus des intérêts personnels mesquins et des rivalités stériles. Ainsi nous redonnerons enfin à notre peuple sa dignité et l’honneur d’avoir été le premier à secouer le joug de l’Esclavage et à sonner la trompette de la liberté pour les peuples exploités du monde.
Kawas François, S.J., est sociologue et affilié au Centre de Réflexion et de Recherches Interdisciplinaires.
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