HAÏTI - Le sens d’un scrutin, les élections du 7 février 2006 (par Kawas François)
samedi 25 mars 2006.
Introduction
La ruée de cette foule immense d’électeurs, avec discipline et détermination, vers les centres de vote, lors des élections présidentielles et législatives en Haïti, le 7 février 2006, a étonné le monde entier. En dépit d’un climat d’insécurité qui a paralysé Port-au-Prince, la capitale haïtienne, depuis plusieurs mois, des files d’attente interminables se sont formées devant les bureaux de vote bien avant 6h a.m., l’heure fixée par le Conseil Electoral Provisoire (CEP) pour l’ouverture des opérations électorales. Dans les sections communales comme dans certaines villes, de nombreux électeurs ont marché pendant plusieurs heures pour regagner leur bureau de vote et attendu longtemps avant de pouvoir voter. Un taux de participation jamais enregistré dans l’histoire électorale du pays ; plus haut que celui observé lors des élections présidentielles de novembre 1990 ayant abouti au quasi plébiscite de l’ex-Religieux Salésien, le Père Jean-Bertrand Aristide, avec un score de 67% des votants. Les électeurs haïtiens ont littéralement pris d’assaut les bureaux de vote, bousculant ainsi les nombreuses failles organisationnelles, planifiées ou non, par ceux chargés pourtant d’organiser ces joutes : le Conseil Electoral Provisoire (CEP), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH), l’Organisation des Etats Américains (OEA) etc. Ils disposent en effet d’énormes ressources financières -plus de 80 millions de dollars américains-, d’une pléthore d’experts de tout poil et d’un lot impressionnant de matériels logistiques. Du jamais vu dans l’histoire de ce pays !
Pendant et après le déroulement du scrutin, pas un coup de feu n’a été entendu dans les nombreux quartiers dits « à risque » de la région métropolitaine de Port-au-Prince. Selon certaines estimations d’agences de presse et d’observateurs internationaux, René Préval, ancien allié de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide et candidat de la plateforme politique « Lespwa », l’aurait emporté haut la main sur ses nombreux concurrents dans la course à la Présidence, avec plus de 60% des voix, dès le premier tour. Quelle est la portée politique de cet événement apparemment insolite ? Qui a voté en faveur de René Préval ? Comment situer ce phénomène par rapport à cette crise interminable qui asphyxie la société haïtienne depuis déjà plusieurs décennies ? Quelles sont les perspectives réelles qui s’ouvrent aujourd’hui pour le peuple d’Haïti ?
Qui a voté en faveur de René Préval ?
Il me paraît important de s’interroger sur la composition sociale de l’électorat de M. Préval, pour mieux dégager la signification du scrutin du 7 février. Il est bien évident qu’un taux important de ses électeurs provient des couches pauvres de la société : paysans pauvres et moyens, artisans, chômeurs, petits marchants du secteur informel urbain, populations vivant dans des conditions effroyables au sein de ces bidonvilles géants qui poussent comme des champignons dans la capitale et les villes de province . Certains procès verbaux venant de bureaux de vote de quartiers pauvres de Port-au-Prince indiquent que plus de 90 % de ces électeurs ont voté pour le candidat de la plateforme politique « Lespwa ». De nombreux cadres et membres d’associations de base, à travers tout le pays, issus du mouvement démocratique des années 1980, certains proches du Parti Lavalas de Jean-Bertand Aristide, ont aussi apporté un appui sans faille à R. Préval.
Par ailleurs, il est intéressant de constater que ce ne sont pas que les secteurs pauvres de la société qui lui ont donné leur vote ; une partie de la jeunesse universitaire et une frange significative de la classe moyenne, spécialement ceux qui sont appauvris par la crise, d’anciens cadres de l’administration Lavalas, nostalgiques du pouvoir ; des secteurs importants de l’Eglise catholique, dont de nombreux clercs et cadres d’associations, proches ou non de l’ancien régime etc. Un grand nombre d’Haïtiens vivant à l’étranger, notamment aux Etats-Unis d’Amérique, au Canada etc. ont également offert leur vote symbolique au candidat Préval, en organisant des manifestations publiques ou « des sittings » devant le Siège des Nations Unies à New York. Fait étonnant à signaler ! un secteur significatif de la grande bourgeoisie, qui avait entretenu de bons rapports avec le régime antérieur et bénéficié de contrats juteux et d’avantages fiscaux, a également soutenu « Ti René ». Un électorat donc fort diversifié, traversant toutes les couches de la société, avec, certes, une dominante populaire et le poids non négligeable d’un secteur de la haute bourgeoisie.
Rompre avec l’horreur et le chaos
Un premier sens qui se dégage de ce vote massif en faveur de René Préval, reste la ferme volonté de larges secteurs de la société de rompre définitivement avec la situation actuelle ; d’en finir avec cette crise profonde et interminable qui menace de sombrer les fondements de la nation. Elle se manifeste dans le blocage de la vie économique avec des conséquences sociales tragiques : le chômage affectant plus de 70 % de la population économiquement active, la pauvreté extrême, le désarroi des jeunes, les flux migratoires vers les villes et l’étranger et l’humiliation subie par des Haïtiens dans les pays voisins notamment la République Dominicaine et les Etats-Unis d’Amérique, l’appauvrissement éhonté des couches moyennes, la bidonvilisation croissante de l’espace urbain. Elle a aussi comme indicateurs la dégradation des institutions publiques, la destruction de l’environnement, une démographie incontrôlée, la dépendance totale des puissances occidentales et des institutions financières internationales, la perte de la souveraineté nationale avec la présence, sur le territoire, de forces militaires étrangères au moment même de la commémoration du bicentenaire de l’indépendance nationale.
Cette crise reste bien loin d’être uniquement socio-économique et politique ; elle est aussi culturelle et éthique. Elle engendre la perte des repères traditionnels, une cassure chaque jour plus profonde du lien social, le non respect des normes et des valeurs minimales qui rendent possible le vivre-ensemble. Une crise d’identité, aggravée par la perte de repères et la montée de la mondialisation. Par ailleurs, les luttes politiques interminables ayant conduit à la chute du gouvernement d’Aristide, le 29 février 2004, ont pratiquement plongé le pays dans le chaos ; délabrement des institutions étatiques, destruction systématique de la petite et moyenne entreprise, batailles rangées entre gangs armés, vols, kidnapping, fuite des cerveaux vers l’étranger etc. Une société plongée dans le désarroi le plus complet et une véritable psychose collective ; situation rarement observée dans l’histoire du pays. La présence de l’Organisation des Nations Unies au moyen de la MINUSTAH, avec ses 10.000 militaires et policiers et sa pléiade d’experts civils, ne semble guère freiner cette descente aux enfers de la société haïtienne.
De grandes mobilisations populaires pacifiques ont été observées durant les journées de 12-15 février à Port-au-Prince et dans les villes de province pour la défense du vote. Une foule immense de manifestants non violents a occupé pendant quelques heures l’Hôtel Montana, l’un des plus luxueux de la capitale et siège provisoire du CEP pour la publication des résultats des élections. Ils dénoncent la fraude orquestrée par certains fonctionnaires du Conseil Electoral Provisoire dans le but d’empêcher leur candidat René Préval de remporter les présidentielles dès le premier tour. Au regard de certains analystes politiques, cet événement constitue un accroc grave à la démocratie, un précédent qui risque de peser lourd sur le processus de « normalisation » de la vie politique etc. Mais une lecture sociologique de l’événement peut conduire également à d’autres conclusions. Cette mobilisation populaire extraordinaire et sans aucune violence n’exprime-t-elle pas la volonté inébranlable de secteurs majoritaires de la société d’en finir avec l’horreur et le chaos ? de dire enfin non à une crise qui a trop duré et qui asphyxie littéralement la société. Il ne s’agit nullement ici de manipulation de petits groupes à des fins politiques, pour forcer les gouvernants à prendre des décisions qui font fi de toute légalité. Cette manifestation géante et nationale peut être aussi une forme d’expression de la volonté citoyenne dans une société où les médiations institutionnelles d’expression des revendications sont dysfonctionnelles ou tout simplement inexistantes. Elle peut exprimer aussi un fait majeur dans l’histoire politique du pays, fait dont nos hommes politiques et nos démocrates doivent prendre acte : l’irruption irréversible des classes populaires, rurales et suburbaines sur la scène politique. Celles qui ont été exclues par nos élites depuis la genèse de la nation au début du XIXe siècle et qui commencent à devenir de plus en plus des acteurs dynamiques de leur histoire.