Il ne s’agit pas d’un conflit entre la liberté et le dogme
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jeudi 9 février 2006, par Tariq RAMADAN
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J’étais à Copenhague en octobre dernier lorsque l’affaire des caricatures a
commencé à provoquer des manifestations au Danemark. Interviewé par un
journaliste de la rédaction qui avait publié les douze dessins, celui-ci m’avait
faire part des vifs débats internes au journal, du malaise que beaucoup de
journalistes éprouvaient autour de cette affaire en même temps que de leur
surprise face à la vive réaction des musulmans et des ambassades du monde arabe.
Il semblait néanmoins que la tension ne devait pas franchir les frontières du
Danemark. Aux musulmans qui dénonçaient un acte raciste, une provocation dont
allait se servir l’extrême droite danoise en pleine expansion, je conseillais de
ne pas réagir émotionnellement, d’expliquer calmement en quoi ces caricatures
les blessaient et de ne point manifester ni prendre le risque de déclencher un
mouvement de foule impossible à maîtriser.
Tout semblait réglé et on peut se demander pourquoi, trois mois après les
faits, on a intérêt à rallumer la flamme d’une controverse aux conséquences
aujourd’hui aussi dramatiques qu’incontrôlables. Des musulmans danois se sont
rendus dans des pays du Moyen-Orient et ont attisé la flamme du ressentiment :
des gouvernements, trop content de prouver leur attachement à l’islam - et ainsi
de se légitimer aux yeux de leur population- ont saisi l’aubaine et se sont
présentés en grand défenseur de la cause. Il n’en fallait pas davantage pour que
des politiciens, des intellectuels et des journalistes - avocats de l’autre
grand cause de la liberté d’expression- se présentent en résistants à
l’obscurantisme religieux au nom des valeurs de l’Occident. Et nous voila en
face de la grande simplification, de la polarisation la plus simpliste qui soit
: il s’agirait d’un clash entre les civilisations, d’un affrontement entre, d’un
coté, l’inaliénable principe de la liberté d’expression et, de
l’autre, le principe qui fonde l’inviolable sphère du sacré. Présenté en ces
termes, le débat a malheureusement viré au bras de fer : qui l’emportera ? Des
musulmans veulent des excuses, menacent de s’en prendre aux intérêts européens,
voire au personnes ; des gouvernements et des journalistes occidentaux refusent
de plier sous les menaces et certains organes de presse en rajoutent en publiant
à leur tour les caricatures. La majorité des populations du monde observent ces
excès avec perplexité : quelle folie mène le monde ?
Il faut pourtant trouver les moyens de sortir de ce cycle infernal et de
demander à tous et à chacun de cesser de jeter de l’huile sur le feu pour enfin
entrer dans un débat sérieux, profond et serein. Non, il ne s’agit pas d’un
clash entre les civilisations ; non, cette affaire ne symbolise pas
l’affrontement entre les principes des lumières et ceux de la religion. Non,
trois fois non. Ce qui est en jeu au coeur de cette triste affaire c’est de
mesurer la capacité des uns et des autres à savoir être libre, rationnel
(croyant ou athée) et, dans le même temps, raisonnable. La fracture qui se
dessine aujourd’hui n’est point entre l’Occident et l’Islam mais entre celles et
ceux qui dans les deux univers, savent être et affirmer ce qu’ils sont avec
mesure au nom d’une foi et/ou d’une raison raisonnables et ceux qui se laissent
emporter par les certitudes exclusives, la passion aveugle, les perceptions
réductrices de l’autre et les conclusions hâtives. Ces traits de caractère sont
équitablement partagés entre certains intellectuels, savants religieux,
journalistes et une partie des populations des deux univers. Face aux dérives
graves qu’ils peuvent provoquer, il est urgent d’appeler à plus de sagesse.
Il est interdit en islam de représenter les Prophètes de n’importe quelle
façon que ce soit. Il s’agit là non seulement de l’expression du respect
fondamental qui leur est dû mais également d’un principe de la foi qui exige que
Dieu et ses Prophètes ne soient jamais figurés pour éviter toute tentation
idolâtre. En ce sens, représenter un Prophète équivaut à une transgression
grave. Si, en sus, on y ajoute l’insulte et l’amalgame bien maladroit comme cela
a été perçu par les musulmans dans la représentation du Prophète avec un turban
en forme de bombe, on comprend la nature du choc et du rejet qui s’est manifeste
très largement parmi les musulmans (dont certains ne sont pas même pratiquants).
Ils estimaient qu’on allait trop loin : il était bon et important qu’ils
puissent l’exprimer et être entendus. Il était néanmoins nécessaire qu’ils
n’oublient pas que les sociétés occidentales depuis trois siècles, se sont
habituées (à la différence des sociétés musulmanes) à la dérision, à
l’ironie et à la critique du fait et des symboles religieux, du Pape, du Christ
voire de Dieu. Même s’ils ne partagent pas cette attitude, il est impératif que
les musulmans sachent garder une distance intellectuelle critique en pareille
circonstance et ne se laissent pas entraîner par une ferveur qui est mauvaise
conseillère. En face de caricatures aussi maladroites que bêtement méchantes, il
eut été - et il demeure préférable - d’exposer sans fracas au public ses
principes et ses valeurs et de passer son chemin jusqu’à ce qu’une conjoncture
plus favorable permette un débat plus serein. Ce qui sourd des communautés et du
monde musulmans aujourd’hui est aussi excessif qu’insensé : l’obsession des
excuses, les appels aux boycotts voire les menaces de représailles physiques et
armées sont totalement démesurés et ces excès sont à rejeter et à condamner.
Invoquer le "droit à la liberté d’expression" pour se donner le droit de tout
dire, n’importe comment, contre n’importe qui, est également une attitude
irresponsable. D’abord parce qu’il n’est pas vrai que tout est permis au nom de
la liberté d’expression. Chaque pays a des lois qui fixent un cadre qui permet,
par exemple, de condamner les propos racistes et auxquelles il faut ajouter un
corps de règles particulières qui correspondent à la culture, aux traditions, à
la psychologie collective de la société en question et qui régulent les
relations entre les individus et la diversité des cultures et des religions en
présence. On ne traite pas de la même façon l’injure raciale et/ou religieuse
selon les sociétés occidentales : à l’intérieur d’un cadre légal a peu près
commun, chaque pays a sa mémoire et sa sensibilité que la sagesse impose de
reconnaître et de respecter. Les sociétés européennes ont changé et la présence
des musulmans a quelque peu modifié cette sensibilité
collective. Plutôt que d’être obsédé par le droit - au point de le transformer
en dictature du droit à l’expression de n’importe quoi - ne serait-il pas
bienvenu d’appeler les citoyens à un usage responsable de leur liberté
d’expression qui tienne compte des sensibilités qui composent nos sociétés
contemporaines. Il ne s’agit pas d’ajouter des lois et de restreindre l’espace
de la parole libre : non, il s’agit simplement d’appeler les uns et les autres à
user de leurs droits de façon raisonnable. Il s’agit bien plus de civisme que de
droits ; les citoyens de confession musulmane ne demandent pas plus de censure,
simplement un peu plus de respect. On ne décrète pas le respect mutuel à coup de
lois, on l’enseigne au nom d’une citoyenneté libre, responsable et raisonnable.
Nous sommes à la croisée des chemins. Il est l’heure que des femmes et des
hommes refusent les faux clivages entre deux mondes et bâtissent des ponts entre
deux univers qui ont de nombreux principes communs. Qu ’ils affirment le droit à
l’expression libre en même temps que le sens de la mesure quant à son usage ;
qu’ils promeuvent l’autocritique nécessaire et qu’ils refusent les vérités
exclusives et les postures binaires. Nous avons un urgent besoin de confiance
mutuelle. La crise provoquée par ces caricatures nous montrent combien le pire
est possible (à partir d’ "apparemment rien ") entre deux univers de sens quand
ils deviennent sourds l’un à l’autre et sont tentés de se définir l’un contre
l’autre. Un désastre dont les extrémistes des deux camps ne manqueront pas de
tirer parti. Si les femmes et les hommes qui chérissent la liberté, qui savent
l’importance du respect mutuel, qui ont conscience de l’impératif nécessité du
dialogue critique et constructif ; si ces femmes et ces
hommes, disais-je, ne s’expriment pas, ne s’engagent pas plus visiblement
ensemble et ne résistent pas aux dérives de notre temps alors il y a fort à
parier que des lendemains douloureux et noirs nous attendent. Au demeurant,
c’est à nous de choisir.