Intervention à l'Unesco du 4 décembre 2004 :
Esclavage et racisme
par Claude Ribbe.
Il me paraît vraiment difficile d’aborder les questions du savoir, de l’ignorance et du silence sur l’esclavage sans parler au préalable des relations entre esclavage et racisme.
Il semble bien, en effet, que si le silence sur l’esclavage est imposé ou subi dans les pays occidentaux qui l’ont utilisé comme système de production ou dans les pays qui en ont été les victimes -tandis que d’autres tragédies sont plus volontiers évoquées- le racisme ambiant en soit la cause.
Sans m’étendre au-delà de mon propos, je voudrais tout de même préciser que le racisme commence non pas à partir du moment où l’on soutient la prééminence d’un groupe humain par rapport à un autre, mais lorsqu’on pose la notion de race comme une manière pertinente d’isoler un groupe humain. Nous savons depuis au moins trente ans que cette idée de race ne peut prétendre à aucune validation scientifique. Et pourtant, elle continue à hanter jusqu’au discours antiraciste.
L’esclavage est l’une des transgressions les plus radicales du respect que l’homme doit à son semblable, un principe qui se trouve à la base de toute civilisation et constitue le propre de l’humanité. Pour reprendre Rousseau, qui affirmait que renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, je dirai qu’attenter, par l’esclavage, à la liberté de l’autre, c’est, pour l’esclavagiste, renoncer absolument à son humanité.
L’une des questions incontournables qui se posent lorsqu’on rapproche le problème du racisme de celui de la mémoire de l’esclavage est de savoir si c’est la racisme qui a produit l’esclavage ou si le racisme ne serait pas plutôt l’effet de cette criminelle institution.
Si c’est le racisme qui a produit l’esclavage, il y a de quoi s’abandonner au désespoir le plus profond. Le racisme serait alors un «mal radical» inhérent à la nature humaine et les négationnistes auraient beau jeu de disculper ceux qui ont utilisé systématiquement l’esclavage en invoquant la part maudite qui se terrerait au fond de chacun de nous.
Si, au contraire, le racisme n’est qu’un sous produit de l’institution esclavagiste, l’espoir demeure, car le racisme, présenté souvent comme une fatalité, non seulement par ceux qui le propagent, mais aussi par ceux qui le combattent, peut être éradiqué. Ainsi, la lutte que nous menons pour briser le silence et l’ignorance pesant sur la mémoire de l‘esclavage serait légitimée par un enjeu fondamental.
En rétablissant la vérité sur l’esclavage, nous voilà donc peut-être amenés à mettre en évidence que le racisme n’est que le produit obligé du crime, un produit particulier qui a l’avantage non seulement de protéger le crime, mais encore, pour que cette protection soit vraiment efficace, de lui survivre, même quand le crime semble avoir disparu, du moins dans sa version officielle.
Mon hypothèse est que le racisme exacerbé visant les Africains, qui a servi de creuset à toutes les formes de racisme, résulte de l’esclavage aux Amériques qui n’aurait pas seulement produit du capital, mais également de l’idéologie. Et c’est bien en cela que l’esclavage transatlantique se distingue radicalement de toutes les formes d’asservissement antérieures qui, à ma connaissance, ne se sont jamais appuyées sur une tentative de légitimation rationnelle telle qu’a pu l’être le discours raciste des Lumières et l’idéologie raciste à visage scientifique qui a empoisonné la pensée du XIXe siècle, largement hypothéqué celle du XXe et qui tente encore de contaminer le XXIe siècle naissant. C’est cet héritage-là que nous avons à gérer.
Si donc, comme je le crois, le racisme n’est qu’un effet de l’esclavage et de la traite, faut-il s’étonner du silence et de l’ignorance de nos contemporains ?
Si c’était la fonction du racisme de légitimer la traite et l’esclavage lorsqu’ils étaient reconnus en Europe comme des institutions utiles et acceptables, son rôle est peut-être aujourd’hui d’empêcher toute interrogation sur le caractère criminel et imprescriptible de l’esclavage et d’éluder les questions fondamentales qui ne peuvent manquer de se poser, tant sur les moyens de réparer le crime que sur la désignation des coupables.
A mon avis, la question de la mémoire de l’esclavage est donc la meilleure manière de traquer le racisme, comme le racisme est la meilleure façon d’expliquer l’amnésie des négriers.
En rappelant solennellement, en 2002, à l’invitation du président du sénat français, que l’écrivain Alexandre Dumas était le fils d’un esclave d’Haïti, devenu général français grâce à la Révolution, puis persécuté par Bonaparte, à cause de sa couleur de peau, je voulais montrer que Napoléon ne pouvait accéder au trône sans rétablir au préalable l’esclavage, ni ne pouvait rétablir l’esclavage sans instaurer en France, comme il l’a fait, un racisme d’Etat.
En démontrant que le chevalier de Saint-George était né esclave à la Guadeloupe, et que sa carrière s’est arrêtée au moment où le racisme s’est développé en France, parce que l’esclavage commençait à y être sévèrement attaqué, j’ai voulu rappeler que l’on ne saurait étudier l’histoire de l’esclavage sans s’occuper aussi de celle du racisme, qui en est l’épiphénomène.
Si mon hypothèse est justifiée, on ne s’étonnera donc pas qu’on puisse honorer la mémoire de Napoléon sans jamais faire référence au fait qu’il tombe moralement sous le coup de la loi de mai 1981 reconnaissant en France la traite et l’esclavage comme crimes contre l’Humanité, sans rappeler qu’il a fait utiliser les gaz et les noyades pour exterminer la population africaine d’Haïti et qu’il a inauguré contre les résistants antillais le système des camps de triage et de concentration. On ne s’étonnera pas non plus que paraissent encore en France des livres à prétention scientifique tendant à expliquer d’une manière franchement révisionniste l’histoire de la traite et de l’esclavage qui deviennent de simples « points de détail ».
Est-ce le racisme qui a permis l’esclavage ou bien l’esclavage, comme je le pense, qui a fait le lit du racisme ? Cette question est le préalable obligé pour échapper à ce que Césaire, paraphrasant sans doute Nietzsche, appelait le ressentiment, ressentiment qui, en effet, ne doit pas nous empoisonner ni nous enfermer dans le ghetto du communautarisme.