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 Qui a droit à une « Shoah » ?

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mihou
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mihou


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Qui a droit à une « Shoah » ? Empty
29112005
MessageQui a droit à une « Shoah » ?

Interessant article de Achille MBEMBE, historien camerounais.

Qui a droit à une « Shoah » ?

Alain Finkielkraut s’est expliqué sur les récentes émeutes dans les banlieues
de France - dans une sorte de vierge énergie, en saturant les mots, en
provoquant une suffocation des images. D’où le caractère heurté, bégayant,
abrupt, et finalement haineux de son propos. Tout y passe, dans un
extraordinaire moment d’hystérie au cours duquel les thèmes de l’amour et de la
haine apparaîssent tantôt comme une manière de jouissance de l’idiot, tantôt
comme une funeste danse des masques.

Sacrifice contre sacrifice et demi, mes cendres contre tes ossements, le
spectre de l’esclavage contre celui de la Shoah. Voilà le terrible cul-de-sac où
cherche à nous ramener « l’un des plus célèbres intellectuels français »,
humaniste et, de surcroît, le « porte-drapeau de la guerre contre le nouvel
antisémitisme ». Au fond, Finkielkraut nous convie à un rite sacrificiel – un de
plus. Chez lui, le langage de la France violée et de la république traumatisée
par des semaines d’incendies nocturnes n’est que le prélude à une funeste idée.
Ce qu’il nous demande en effet d’accepter, c’est que soit irréversiblement
abolie l’inviolabilité de l’animal sacrificiel et que soient étouffés ses râles
pendant qu’il est dépecé et éviscéré. Sinon, comment expliquer qu’il s’exprime
avec autant d’ignorance et de mauvaise foi au sujet de l’esclavage et de la
colonisation, dévoilant au passage ce qui, de la haine, peut être rencontré
dans le ressentiment et vice-versa ?

C’est qu’en ces deux symboles qui font l’objet de son exécration, il ne voit
pas d’abord des hommes aux prises avec d’autres hommes – mieux, des hommes aux
prises avec des figures de l’inhumain dont l’une des spécificités est
d’apparaître masquées sous le voile de la bonté et de la « civilisation ». Il y
voit avant tout une grande fête de « sauvages » arrachés, contre leur gré, à la
folie de l’errance. Et voici qu’invités dans la baignoire sacrée de la
civilisation, dans le sanctuaire même de la république, ils refusent de se
laver. Qu’à l’énorme sacrifice consenti par la république « Noirs » et «
Arabes » n’opposent aujourd’hui que haine et quolibets, voilà qui, aux yeux de
notre idéologue, est bien la manifestation de leur radicale altérité – celle-là
même qui fait qu’ils n’ont jamais été et ne seront jamais vraiment des nôtres ;
qu’ils sont « inintégrables » et que leur présence parmi nous risque, à la
longue, de mettre en danger notre propre existence.

Dans son esprit, cette existence s’articule autour d’un signifiant
exceptionnel et d’un seul, la Shoah. Cette dernière répond d’un nom qui vaut
plus que tout autre nom, le nom juif, la victime archétypale et incomparable. Du
« droit à une Shoah », telle est donc le nom que prend la guerre
finkelkrautienne. Dans la mesure où celle-ci oppose entre elles les victimes
des mêmes bourreaux, la querelle est de savoir quelle souffrance humaine doit
être sanctifiée et quelle autre n’est, au fond, qu’un simple incident sans
valeur sur l’échelle des vies et des morts qui comptent vraiment. Et c’est en
ceci que l’on peut dire de la politique de Finkielkraut qu’elle est une
nécropolitique. Sa lutte vise à refuser toute équivalence entre les différentes
vies et morts humaines, car, pour lui, certaines vies et certaines morts sont
universelles tandis que d’autres ne le sont point et ne devraient même pas
aspirer à le devenir.

C’est dans ce sombre contexte qu’il estime devoir réitérer la puissance
inégalable de la Shoah. Mais pour dire l’horreur que constitua la tentative
d’extermination des Juifs, est-on vraiment obligé de frapper de déni la
souffrance des autres et de vider celle-ci de toute signification humaine ? Une
telle attitude n’équivaut-elle pas, paradoxalement, à dévaluer la dimension
paradigmatique de l’Holocauste ? L’esclavage ? Non, nous dit-il, ce n’était pas
un « crime contre l’humanité ». Pourquoi donc ? Eh bien, parce que « ce n’était
pas qu’un crime ». Qu’était-ce donc, en plus (ou peut-être en moins) du crime
proprement dit ? Quel est le contenu positif de ce « pas qu’un crime » ?
Silence : il ne peut le dire. Qu’est-ce qui est au travail dans cet
extraordinaire démenti et sa récusation tout à la fois ? La figure historique de
l’esclave noir dans l’histoire de l’Occident et du Nouveau Monde
résisterait-elle tant à toute représentation intellectuelle et à toute saisie
affective par
sympathie ? Chez Finkielkraut, où s’arrête la névrose et où commence la
perversion ?

À la vérité, le discours de Finkielkraut n’a rien à voir avec « les Arabes »
et « les Noirs », ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. Depuis une dizaine
d’années, son propos est avant tout un monologue heurté sur son propre rapport
au deuil, à la perte et à la mort. Finkielkraut croit en l’existence d’un Deuil
Premier, interminable, sans cesse appelé à remonter sur la scène du symptôme,
mais jamais à même de suturer la Fente. Dans le droit fil de l’esprit du
monothéisme, ce Deuil Premier ne saurait être mesuré à aucun autre deuil. En
regard de ce Deuil Premier, tout autre deuil ne serait qu’une simple affaire de
païens. Seul ce Deuil Premier serait qualifié pour faire son apparition dans le
miroir de l’Histoire. Dépourvu de double, il remplirait la surface du miroir
d’un bord à l’autre, à la manière de l’Un. Du coup, tous les autres événements,
aussi terrifiants soient-ils, devraient être interdits d’accès au champ de la
parole et du langage puisque ce champ est, de toutes les
façons, d’ores et déjà épuisé par l’Événement.

Mais à force de concevoir le Deuil Premier de cette manière, on finit par en
faire un deuil impossible. Et, à cause de cette impossibilité et de ce caractère
interminable, l’on en arrive à ce qui constitue le paradoxe finkielkrautien par
excellence : mon deuil consiste avant tout à donner la mort, non pas à mon
bourreau, mais de préférence à un tiers. Les deux gestes, au demeurant, ne font
qu’une seule et même chose. Ce que démontre l’aversion de Finkielkraut pour «
les Arabes » et « les Noirs », c’est la pulsion de mort qui travaille toute
conscience victimaire, notamment lorsque celle-ci ne se conçoit qu’en rapport de
compétition avec d’autres consciences du même nom.

Si vraiment Finkielkraut savait ce qu’il dit quand il parle d’amour et de
haine, l’expérience sud-africaine lui apprendrait que toute conscience
victimaire se nourrit toujours du désir de se venger, de bannir l’Autre, de
l’obliger à s’en aller, de le pousser à l’exil. La férocité et la haine que l’on
prête à l’Autre s’imposent, presque toujours, d’abord à soi-même et, souvent, au
souvenir d’une douleur jamais vraiment assumée et dont le deuil devient
interminable, voire impossible. La conscience victimaire se caractérise par une
addiction au souvenir de sa propre souffrance. Ce que la Commission
sud-africaine Vérité et Réconciliation nous a appris, c’est à nous méfier de
cette addiction à notre propre souffrance ; à nous en libérer comme condition
pour réapprendre à parler un langage humain et, éventuellement, créer un monde
nouveau.

Ce procès d’auto-libération (le pardon) et d’ouverture d’un futur pour tous
(la réconciliation) est l’une des pierres angulaires de la théologie juive, de
Herman Cohen à Emmanuel Levinas en passant par Franz Rosenzweig. Il exige que
moi, la victime d’hier, commence par imaginer autrement l’Autre et sa
souffrance, non plus comme le rival qui « désire ma place à ma place », mais
comme l’Autre, à part entière, l’Autre de ma face, la même face humaine, l’Autre
de mon visage et de mon effigie – visage et effigie que je ne peux pas défigurer
sans me défigurer moi-même. Voilà l’exigence éthique qui résulte du fait
d’avoir vécu soi-même, autrefois, la condition d’esclave. Or au fond, dans le
discours de Finkielkraut au cours des dix dernières années, l’Autre n’existe
tout simplement pas. Il n’y a que Lui, et il n’y en a que pour Lui. Ou encore
s’il y a de l’Autre, celui-ci n’apparaît jamais que comme quelqu’un qui menace
de le destituer, de l’arracher à son identité et à son statut de
Premier Souffrant.

Il lui faut donc faire taire l’Autre ou, à défaut, l’obliger à tomber dans le
délire, de façon à ce que sa souffrance historique soit renvoyée à un état avant
le langage – à un état antérieur à toute nomination. C’est précisément le cas
en ce moment dans les segments antisémites de l’afro-radicalisme noir en France
et aux États-Unis. Dans une perverse inversion, c’est ce rejet violent de
l’Autre, cette façon de faire passer symboliquement l’Autre à la place réservée
à l’animal sacrificiel que j’occupai moi-même autrefois – c’est tout cela que,
depuis dix ans, notre faux prophète maquille et recycle en « souci pour la
république », pour la « laïcité » et pour les « Lumières » dont il sait pourtant
qu’elles sont incompréhensibles sans leur face nocturne. C’est cette poétique de
la négativité et cette face sombre de la vie et du monde qu’il cherche, à
travers ses diatribes contre l’anti-racisme (présenté comme l’exemple achevé du
nouvel anti-humanisme), à imposer aux esprits
faibles.

Ériger en veau d’or le fait d’avoir été une « victime » dans l’histoire du
monde souvent oblige celui qui est la proie d’un tel malheur à vouloir verser du
sang, n’importe quel sang, parfois malheureusement, jamais celui de ses
bourreaux et, presque toujours, celui d’un tiers, n’importe lequel. Car pour
fonctionner, le veau d’or a sans cesse besoin de sacrifices et, partant, de
victimes que l’on brûle ou égorge afin d’entretenir le dieu victimaire. Notre
faux prophète a l’air de croire que pour faire une expérience puissante du dieu
victimaire, il suffit d’être pieux. Que non. Au sein de l’économie victimaire
finkielkrautienne, la volonté d’expiation prend la forme de la Loi du Talion et
de l’esprit de vengeance, dans le droit fil des monothéismes antiques.

Le projet de Finkielkraut au cours des dix dernières années s’inscrit dans le
cadre des luttes pour la transcendance dans le contexte des idéologies
victimaires ayant marqué la fin du vingtième siècle et le début du vingt et
unième. Le problème de ces luttes imbéciles est qu’elles participent
fondamentalement de projets nécropolitiques. En effet, dans la mesure où l’on
ne fonde jamais le transcendant sur sa propre mort, il faut bien que ce soit sur
la mise à mort sacrificielle de quelqu’un d’autre que s’institue le sacré.
Finkielkraut bafoue le meilleur de la tradition juive en pensant que les
souffrances des Noirs et des Arabes, si elles existent, ne méritent pas une
réponse égalitaire et universaliste. Il se trompe s’il pense que la
discrimination dont ils souffrent n’est pas une vraie discrimination et qu’elle
ne représente rien et ne signifie rien au regard de l’universel.

Il fait semblant d’ignorer que l’homme, ou encore les États qui se définissent
principalement comme des sujets victimaires apparaîssent souvent aussi comme des
sujets haineux. De tels sujets (ou encore de tels États), souvent, n’agissent et
ne prennent conscience d’eux-mêmes que comme Homo Necans - dans l’acte par
lequel, prompts au meurtre, ils n’arrêtent plus de mimer la mort sacrificielle
et d’appliquer sur des tiers la somme des cruautés dont ils furent eux-mêmes,
autrefois, les victimes expiatoires.

Achille Mbembe
L’auteur est professeur d’histoire et de science politique à l’université du
Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud.



SANKOFA asbl
Avenue eugène plasky, 158
1030 Bruxelles.
Tel: 02 734 38 71
GSM: 0498137664.
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