LE MONDE ECONOMIE | 25.11.05 | 15h07 • Mis à jour le 25.11.05 | 15h07
Voilà quatre ans, les pays les plus riches du monde s'engageaient dans les négociations commerciales de Doha, présentées comme un "cycle de développement" visant à renforcer les liens entre commerce et réduction de la pauvreté. A quelques semaines de la réunion de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à Hongkong, l'échec des négociations risque de perpétuer une mondialisation fondée sur la coexistence d'une pauvreté massive et d'inégalités obscènes sur fond d'abondance.
L'agriculture reste au coeur du problème. Les propositions récentes de réforme avancées par les Etats-Unis comme par l'Union européenne (UE) sont fortement biaisées. L'initiative des Américains prétend réduire les aides agricoles de 60 %. Mais de nombreux analystes estiment qu'elle aboutit en réalité à des baisses bien moindres et laissent en l'état un système de subventions qui se chiffre en milliards de dollars, avec ses versements directs aux agriculteurs, ses programmes de crédit à l'exportation et ses mécanismes de subvention à déclenchement automatique. Côté européen, la Commission n'a pas su soumettre une initiative plausible. Elle a proposé une "réduction" des subventions, qui n'empêcherait pas en fait de relever les aides de 14 milliards de dollars.
Les Etats-Unis et l'UE s'accusent mutuellement d'avoir mené les négociations dans une impasse. Pourtant, aucun des deux camps n'a voulu s'attaquer au vrai problème. Les pays riches dépensent environ 1 milliard de dollars par an pour aider au développement rural dans les pays les plus pauvres et la même somme par jour en subventions agricoles domestiques qui aggravent la pauvreté dans les économies en développement... Aujourd'hui, en Afrique de l'Ouest, 2 millions de petits exploitants sont confrontés à une grave chute des cours du coton. Cette crise tient à de multiples facteurs, dont les subventions que les Etats-Unis, premier exportateur mondial de coton, versent à leurs propres agriculteurs. Cette année, les 25 000 producteurs de la Cotton Belt recevront plus de 4,5 milliards de dollars d'aides, soit à peine moins que la valeur de leurs cultures. En mettant les Etats-Unis à l'abri du jeu normal de l'offre et de la demande, ces subventions leur permettent de développer leur production alors même que les prix baissent.
Ce secteur illustre bien les insuffisances de la proposition américaine actuelle. Cette année, le gros des subventions de la Cotton Belt sera versé de façon contre-cyclique : le soutien se déclenche automatiquement lorsque les prix tombent en deçà d'un seuil prédéterminé. La proposition des Etats-Unis à l'OMC laisserait le champ libre pour relever de 2 milliards de dollars par an ces subsides aux effets dommageables. L'UE, à travers la politique agricole commune (PAC), offre aux producteurs de sucre l'équivalent de trois fois les prix mondiaux. Ils se sont donc mis à produire d'énormes excédents et à pratiquer le dumping sur les marchés mondiaux, ce qui fait chuter les prix et prive des producteurs plus efficients (comme l'Inde, le Brésil et la Thaïlande) de débouchés à l'exportation. Le coton et le sucre sont au coeur des différends à l'OMC, mais la problématique est bien plus vaste. Ainsi, au Ghana, les importations de riz américain subventionné érodent les revenus des producteurs locaux.
L'UE et les Etats-Unis ne se contentent pas d'éluder une réforme en profondeur de leurs systèmes, ils exigent des pays en développement qu'ils ouvrent leurs marchés dans tous les secteurs. Cette approche des négociations porte le sceau du mercantilisme du XIXe siècle. Les pays riches demandent beaucoup en donnant trop peu. Pour certains dirigeants politiques, aller plus loin dans le domaine de l'agriculture pourrait mettre en péril le système de la PAC, qui, d'après eux, préserve les campagnes européennes, aide les populations rurales pauvres et définit les valeurs du modèle social européen.
Tout cela n'est qu'affabulation. Non seulement la PAC absorbe plus de 40 % du budget de l'UE et ponctionne des ressources nécessaires pour remédier à des problèmes sociaux plus urgents, mais elle creuse aussi les inégalités. En France, un cinquième des exploitations subventionnées, les plus grosses, reçoit environ les deux tiers des aides. Les grands gagnants sont les exploitations de plus de 100 hectares, notamment du Bassin parisien, et non les petits agriculteurs, toujours plus nombreux à mettre la clé sous la porte. Il en va de même dans d'autres pays de l'UE... et aux Etats-Unis.
Les instances dirigeantes des pays riches sont face à un choix simple : maintenir un système qui assure un bien-être subventionné à une poignée de groupes d'intérêts puissants dans leur pays, ou instaurer un système multilatéral qui crée des emplois au niveau local et permette à des millions d'individus, parmi les plus pauvres de la planète, de tirer parti des bienfaits des échanges et de la mondialisation.
Mary Robinson est présidente du projet "Realizing Rights : The Ethical Globalization Initiative" et ancienne présidente de la République d'Irlande.
Kevin Watkins est directeur du Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement