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 Entretien avec Aimé CESAIRE

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mihou
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mihou


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Entretien avec Aimé CESAIRE Empty
11052006
MessageEntretien avec Aimé CESAIRE

"Ce crime est avant tout une affaire morale et sociale" : Entretien avec Aimé CESAIRE par Buata MALELA (Fort-de-France, décembre 2004)
14/02/2006

Dans le cadre de l’ouvrage collectif ESCLAVES NOIRS, MAITRES BLANCS. Quand la mémoire de l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur à paraître le 1er mars 2006 chez l’éditeur Homnispheres, qui déterre et reconstruit les nouveaux discours politiques négro-africains autour des pensées de Mongo Beti, Césaire, entre autres, le spécialiste des littératures nègres et comparatiste Buata Malela a rencontré le Nègre fondamental Aimé Césaire.

Le partenariat Afrikara-Homnispheres propose en primeur un des temps forts de cette production dirigée par l’historien et anthropologue Lomo Agée, dans une contribution au travail de mémoire sur l’histoire négrière, participant de l’émergence de questionnements et nouveaux regards sur l’altérité, la domination et la modernité contemporaine.





Votre dernier ouvrage paru s’intitule, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage. Que représente pour vous Victor Schœlcher ? Est-il simplement un abolitionniste ou plus que cela ?



Aimé Césaire : Il participait au mouvement général de la jeunesse. Il fréquentait pas mal Victor Hugo qui était devenu son ami. C’était le mouvement de la jeunesse française à cette époque, et bien entendu, il avait des idées qui étaient de gauche. Cet homme de gauche n’était pas du tout un réactionnaire : il a été mis au courant de la situation des colonies, en particulier des Nègres qui étaient esclaves dans les colonies. L’homme de gauche qu’il était, le libéral qu’il était, a été fort ému et il a décidé de faire une série de voyages et de reportages sur les colonies et de s’occuper des Nègres des colonies. Très frappé par l’exemple martiniquais, il a entrepris d’aider, de plaider pour la libération des Nègres et pour la suppression de l’esclavage. D’autant plus qu’il y avait déjà l’exemple anglais qui existait et la France était plutôt en retard d’un certain point de vue.



Remis dans son contexte, comment interprétez-vous les motivations réelles de Schœlcher ? Le situez-vous dans la même tradition que l’abbé Grégoire dans sa conception de l’égalité ?



Aimé Césaire : Je pense que c’est tout à fait la tradition de l’abbé Grégoire : liberté, égalité, fraternité. Il était toujours républicain. Vous avez raison. De plus, l’abbé Grégoire est le premier en France à agiter le problème.

Cependant lorsque Victor Schœlcher a voulu combattre l’esclavage, il avait une autre conception à la base que celle de l’abbé Grégoire dans la mesure où pour Schœlcher, l’abolition de l’esclavage était une faveur qu’on octroyait à l’homme noir, tandis que pour l’abbé Grégoire, il s’agissait d’un droit pour l’homme noir. Qu’en pensez-vous ?



Aimé Césaire : Je me réfère au discours que j’ai prononcé. Extrait : « Mesdames et Messieurs, il n’entre pas aujourd’hui dans mon propos de faire l’historique du décret d’avril. Mais il faut le dire parce que c’est la très exacte vérité, ce décret, Victor Schœlcher l’arracha [il y avait des résistances, ce n’était pas facile]. Le mot n’est pas trop fort, en tel nombre furent les opposants, attentistes comme Arago, colonialiste sournois comme Marrast, esclavagistes décidés comme les anciens délégués des colonies, un Pécoul [Pécoul est un des Blancs de la Martinique, commente Césaire, il y a encore chez nous à Saint-Pierre, l’allée Pécoul], un Reizet, un Froidefond-Desfarges, tous s’entendent à gagner ou perdre du temps comme on voudra, à faire du dilatoire jusqu’à la réunion d’une Assemblée constituante qu’ils escomptaient plus docile aux suggestions des colons, et la plupart d’entre eux, dans le cas le meilleur, vidant le concept d’émancipation de tout sens, de toute hardiesse, de toute vertu, cherchaient entre l’esclavage et la liberté, le compromis qui permettrait de maintenir le nègre fixé à la glèbe, à la discrétion de son maître d’hier transformé en patron. Bref, on acceptait de renoncer au mot esclavage, mais pas à la chose, et surtout pas aux facilités et aux bénéfices qu’elle assurait. Le fait capital ici, est que Schœlcher sut voir clair et couper court à toutes ces manœuvres. C’est lui qui, le 4 mars obtient d’Arago la condamnation de principe de l’esclavage. En avril, c’est encore lui qui se dresse farouchement contre tous ceux qui veulent attendre, patienter et ruser. 27 avril 1848. Décisive victoire de Schœlcher : celle-là même que nous célébrons aujourd’hui. Quelques jours après, le Gouvernement provisoire démissionnait, cédant la place à la Constituante, et à la Commission exécutive. J’ai souvent réfléchi à la séquence de ces événements [juste après le décret du 27 avril, l’assemblée disparaît et est remplacée par une autre assemblée]. Je me suis souvent demandé ce qu’il serait advenu du projet d’émancipation si l’on eût attendu comme le souhaitaient les hommes du National, l’élection d’une Constituante et la constitution d’un gouvernement régulier. Que fût-il advenu ? Vinrent les élections, vinrent les journées de juin. Vint Napoléon III, si bien que l’on peut affirmer que sans l’acte décisif, sans l’initiative fulgurante de Schœlcher, l’abolition de l’esclavage eût été reculée de trente ou quarante ans, et que dans ce domaine la France n’eût guère précédé les Etats-Unis ou le Brésil... » (1) Voilà où se situe l’importance de l’action de Schœlcher.



Dans votre production littéraire (Une Tempête, Armes miraculeuses, Ferrements, etc.), l’esclavage occupe une place centrale (2), me semble-t-il. Etait-ce pour conscientiser le peuple martiniquais et le monde, de la tragédie qu’ont vécue les peuples des Antilles ?



Aimé Césaire : Si vous voulez. Une chose importante : il faut que les Martiniquais et les Antillais de manière générale et plus spécialement les Martiniquais, puisque je suis martiniquais, prennent conscience de leur histoire et connaissent leur histoire. Vous savez, quand j’étais gosse, j’étais à l’école primaire à Basse Pointe tout au Nord de la Martinique. Mais j’avais entre les mains des livres de mes petits camarades de France, il n’y avait pas de différence. Je me rappelle même d’une chose incroyable ; une époque assez typique, il y avait à côté de moi un petit camarade qui était en train d’apprendre une leçon d’histoire qu’il lit : « nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds et les yeux bleus. » Et il continue. Je lui dis : « espèce d’idiot que lis-tu comme cela. » Il répond : « Mais oui ce qui est écrit dans le livre » Je lui dis : « espèce de petit imbécile, tu ne te rends pas compte que ce livre n’a pas été écrit pour toi, le livre a été écrit pour le petit français de France. C’est le même livre. Je lui ai dit : n’écoute pas le livre, va te regarder dans une glace dis-moi si tu es blanc, dis-moi si tu as les cheveux blonds, dis-moi si tu as les yeux bleus. Non, il faut que tu comprennes que nous venons d’Afrique. Et que le livre est écrit par le colonisateur. Voilà où on en était. C’était le système colonial français. On appliquait aux colonies et en particulier à la Martinique les lois françaises, sans particularisme et sans exception particulière à notre situation. Tout mon effort a été de faire comprendre aux Martiniquais qu’ils sont avant tout des Martiniquais, qu’ils sont des Antillais. Et qu’il y a la France que nous aimons bien, mais que nous sommes avant tout des Martiniquais. Et qui dit Martiniquais, et bien, c’est un peuple composite avec tant de mélanges de cultures. Mais la partie essentielle du peuple martiniquais est formée d’Africains. Nous venons d’Afrique. Nous sommes des fils d’hommes qui étaient faits prisonniers, arrêtés, embarqués, transplantés, fixés à la Martinique et opprimés sous le joug. Voilà, il ne faut pas se faire d’illusion ! Et qui ont lutté pour obtenir leur liberté.



Je me fais un peu l’avocat du diable. N’est-ce pas d’ailleurs paradoxal que de revendiquer « l’africanité » comme fondement de votre identité martiniquaise, au regard de la responsabilité complice d’une certaine Afrique dans la traite négrière, aspect que l’on retrouve peu dans votre production ?



Aimé Césaire : Il ne faut pas oublier comment était l’Afrique. Comme dans tous les pays, il y avait des gouvernants et des gouvernés. Il y avait une classe ou une petite clique dirigeante et puis il y avait le peuple. Il y avait un prêtre, sa famille et il y avait des commerçants. Il faisait du commerce. Et qu’est-ce qu’il vendait ? Il vendait des Nègres parce que [c’était] le seul produit qui intéressait les Européens Ils vendaient des Nègres comme ils auraient pu vendre des bœufs ou des vaches. Ce qui intéressait les Européens, ce n’était pas le pétrole, mais des travailleurs ! Des Français, des Européens ils avaient mis mains basses sur les terres, mais il fallait encore les cultiver et comme il n’y avait pas suffisamment de Français et très peu de choix, ils ont compris qu’il y avait des hommes en Afrique et qu’on pouvait par conséquent les acheter, les prendre et les faire venir comme travailleurs pour mettre les colonies en valeurs. C’est ça le travail ! Bien entendu, vous me direz : « alors les Blancs sont responsables, mais les Nègres aussi. » Bien sûr, il ne faut pas exagérer. Les dirigeants nègres ont vendu les Africains parce qu’il y avait une clientèle, c’est cela que demandaient les Blancs et il n’y avait que cela. J’ajoute d’ailleurs qu’il faut voir de très prêt cette histoire. En général (ce n’est pas pour les excuser) ce n’était pas leur compatriote immédiat qui les vendaient : par exemple au Dahomey, ils allaient à côté, c’était comme s’ils allaient à la chasse dans le territoire voisin parce qu’il n’y avait pas de séparation : ils ramassaient tout ce qu’ils pouvaient, puis ils les ramenaient au Dahomey pour les vendre. Vous voyez ce que je veux dire ? Je pense que l’Afrique était très divisée. Les gens, les Dahomey, autrement dit les actuels Béninois, les princes du Bénin, ce n’était pas les Béninois qui vendaient. Ils allaient à côté à la frontière des Maliens, des peuples avec lesquels ils étaient plus ou moins en guerre. Ils raflaient tout ce qu’ils pouvaient et puis les ramenaient au Dahomey et les vendaient aux Blancs qui attendaient. C’est cela le système. Alors, c’est beaucoup exagérer de dire que l’Afrique aussi était responsable de la traite. On ne peut pas nier qu’il y ait eu une implication africaine, mais ce n’est pas celle que l’on croit. Elle n’est pas celle des peuples africains, mais c’est celle des gouvernants avides de profit et d’argent.



Justement la loi française (3) a reconnu récemment la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité...

Aimé Césaire : Bien sûr, heureusement. Il était quand même temps, non ? C’était déjà l’avis de Victor Schœlcher et il a été l’un des précurseurs.



Cependant, ladite loi n’a pas reconnu de responsabilité particulière.



Aimé Césaire : Tout le monde était responsable ! C’est une idée générale. Les Anglais, les Américains, les Allemands, ils considéraient qu’ils avaient le droit de partir à la chasse, de prendre des lions, des loups, etc. C’est une civilisation qui était responsable.



Or si tout le monde est responsable, pourquoi aucun processus d’indemnisation n’a été entamé comme certains le réclamaient.

Aimé Césaire : Ce n’est pas mon genre. Je ne ramène pas tout à des questions d’argent. Je sais que certains de nos amis ont demandé réparation et par réparation, ils entendent avant tout l’indemnité. Je ne veux pas m’opposer, mais je ne défendrais pas tellement cette idée, moi personnellement. Vous savez pourquoi ? Comme ce serait facile ! Pour moi, ce crime est avant tout une affaire morale et sociale. Comme ce serait facile : « Dis donc, ton arrière arrière-grand-père nous a volés tant de Nègres, allez, finissons-en, aboule le fric et n’en parlons plus. » Et bien, moi, je pense que c’est impardonnable. Ce n’est pas uniquement une affaire d’argent. Mais non. C’est beaucoup plus grave que cela. Comme ce serait facile : « Tu m’as pris cent milles nègres. Combien de Nègres ? Faites la multiplication : deux milles ! » Mais non, ce n’est pas cela ! Réparation oui. Il faut que l’Europe reconnaisse ses torts et reconnaisse qu’il est de son devoir d’aider l’Afrique dans les difficultés qu’elle connaît à l’heure actuelle. Difficultés qui sont en grande partie la conséquence de la politique coloniale subie par les Africains.

Pensez-vous que l’Europe soit entrée dans ce processus d’aide au regard de ce qui se fait actuellement ?

Aimé Césaire : Il faut bien comprendre ce qu’est l’Europe. C’est une série de pays dont les réactions sont différentes. Il n’y a pas une politique européenne jusqu’à présent quand l’Europe n’est même pas faite. Alors en Europe, il y a des pays différents qui ont des particularités et qui ont des traditions différentes. La politique coloniale des différents pays est très particulière. Il faut tenir compte de la diversité des pays et tenir compte également de la mentalité des différentes époques que nous avons connues depuis 1948. Croyez-moi, du temps de la colonisation, la plupart des Blancs ou des gouvernements croyaient qu’en allant coloniser tel pays on leur rendait service. Il faut bien comprendre cela : « nous leur apportons la paix et la civilisation », c’était ça leur mentalité colonialiste. Ils n’ont pas du tout eu l’impression qu’ils étaient des brigands, des salauds. Quelques-uns, oui. Mais beaucoup d’entre eux étaient persuadés que la colonisation était un bien fait pour l’homme noir.
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Entretien avec Aimé CESAIRE :: Commentaires

mihou
Re: Entretien avec Aimé CESAIRE
Message Jeu 11 Mai - 23:39 par mihou
Est-on sorti de cette mentalité aujourd’hui ?



Aimé Césaire : Tout dépendra de l’attitude des Nègres. Tout dépend de la manière de se comporter. Vous croyez qu’il suffit de dire ça pour que les Blancs baissent la tête ? Il faudra s’organiser, il faut être résolu. Il faut montrer une certaine dignité, une espèce de résistance. Pourquoi voulez-vous qu’ils nous fassent des cadeaux ? Mais non. Soyons raisonnables.



Aimé Césaire, jusqu’à présent on a abordé plusieurs questions : Victor Schœlcher, l’esclavage et l’identité antillaise dont vous dites qu’elle se base sur ce que vous appelez le Nègre fondamental dans votre entretien avec Patrice Louis (4). A la question de l’identité de l’homme noir que vous formulez dans le Cahier d’un retour au pays natal par cette belle phrase « Qui et quels nous sommes ? » (5), vous proposez le retour aux origines africaines, tel le lamantin va boire à la source de Simal, pour paraphraser votre ami Senghor. La génération qui vous suit propose l’antillanité (Glissant) et la créolité (Chamoiseau, Confiant, Bernabé). Quel regard portez-vous sur elle ?



Aimé Césaire : Le philosophe Emmanuel Kant a écrit une chose importante dans une de ses lettres à l’un de ses amis philosophes. C’est-à-dire que pour lui, il y a trois questions qui se posent à l’homme : qui sum ? Qui suis-je ? Vous vous êtes déjà posé cette question ? Moi, oui ! Et bien les Martiniquais : « Qui suis-je ? » Il faut tâcher d’y répondre. Deuxièmement, « Que dois-je faire ? » C’est la question de la morale. Et il ajoute : « Que m’est-il permis d’espérer ? » Je suppose qu’il était peut-être catholique : est-ce que c’est le ciel, le paradis, ou est-ce que c’est l’enfer ? C’est peut-être ça, je n’en sais rien. Mais la question qui est importante, « Qui suis-je ? », c’est la première question à laquelle les Martiniquais doivent répondre pour eux-mêmes. Je me suis posé la question. Si j’écoutais plus les livres que j’avais entre les mains, et bien je fais comme si j’étais né au bord de la Loire, de la Seine, au bord du Rhône. Bien non, je me suis rendu compte que je suis un Nègre et que donc je viens d’Afrique. Pendant près d’un siècle, les Français et les Blancs de manière générale se sont évertués à faire oublier au Nègre cette identité qui est fondamentale. C’est tout. Je suis Martiniquais, la Martinique a été conquise par les Européens, par les Français en particulier. Nous avons reçu une instruction française, une éducation française. Tout cela est vrai. Je suis reconnaissant pour ce nombre de choses. Mais je n’oublierai jamais que je suis un Nègre, que je suis un Africain transplanté. Et je ne renierai jamais mes ancêtres ! Non, ils n’étaient pas gaulois, non ils n’avaient pas les cheveux blonds ! C’est seulement pour dire que ce qui me sépare de la plupart des Martiniquais de ma génération, c’était l’oubli de l’Afrique et le mépris dans lequel ils tenaient les Africains. Et tout cela, c’était les conséquences de la destruction qu’on leur imposait à l’école primaire. C’était cela l’idée. Je me rappelle quelquefois quand j’ai commencé à écrire, à Paris. Je passe près du boulevard Saint-Jacques, près du Panthéon, je vois un grand type, un grand homme de couleur. L’air décidé, il me dit, (je ne le connaissais pas, mais il m’a reconnu) : « cher Césaire, je suis martiniquais, j’aime beaucoup ce que tu fais, j’aime beaucoup ce que tu écris, mais il y a une chose que je te reproche : pourquoi tu parles tout le temps comme ça des Africains ? Laisse-les de côté, Césaire, ce sont des sauvages, ce sont des barbares, nous n’avons plus rien de commun avec eux ! » Je lui ai dit « fous-moi le camp », je lui ai donné le dos et je suis parti. Mais c’était une victime et donc qu’on avait persuadé... C’est tout ! C’est ça qui m’a différencié des autres.
Vous tenez une position très différente de certains écrivains martiniquais qui parlent de la créolité.

Aimé Césaire : Ce n’est pas mon affaire. Je ne m’en mêle pas, ils font ce qu’ils veulent. Mais je sais moi que je n’ai jamais douté de ce que je considère comme une vérité historique, et moralement comme une sorte d’obligation. Toi, tu fais ce que tu veux, mais moi c’est comme cela que je suis. Nègre, je suis... Je viens de là, c’est l’histoire qui le dit et moi aussi je le sens. Je sais que je ne suis pas un Béké, que je ne suis pas un Blanc. Ils étaient les plus forts puisqu’ils avaient des fusils. Et je m’en rappelle. C’était cela qui était imposé. Celui qui a la puissance, mais c’est celui qui impose son point de vue, vous comprenez. Moi, j’ai toujours été en Martinique, bien depuis l’école primaire, j’étais à contre-courant. Tu peux croire ce que tu veux, mais moi ce n’est pas comme cela que je le sens. Et alors, au lycée, c’était toute la petite bourgeoisie de couleur qui était là. C’était des gens type mulâtre de l’époque qui étaient là. Donc, ils se rapprochaient le plus possible des Blancs et s’éloignaient le plus possible des Nègres. Et bien, j’étais le contraire. C’était mal vu. On me disait méfie-toi. Et moi : je prends le bateau. Mon professeur était blanc, très bien. Victime du racisme je ne vais pas retourner le racisme contre les Blancs, ce serait une absurdité. J’avais des professeurs très bien qui étaient des gens blancs et j’avais des professeurs très mauvais et qui étaient noirs. Un jour, Revert qui était mon professeur d’histoire et de géographie, me dit : « Césaire, qu’est ce que tu vas faire après le bachot ? » Je le regarde en plein dans la barbe qu’il avait longue et blonde : « Comme toi, monsieur le professeur. » Il me dit : « Ah bon, si tu fais comme moi, fais comme moi. Je te donne un mot, tu prends le bateau tu vas en France, tu rentres au lycée Louis-Le-Grand dont je connais le proviseur. Je te donne un mot pour lui et qu’il t’inscrive en première supérieure, vas-y, j’ai confiance, je crois vraiment en toi. » Je prends le bateau, j’arrive en France. Je prends le train du Havre. Devant moi, je vois tous les paysages défilés dans le train. Je suis surpris, admiratif, mais pas tellement surpris, parce qu’en réalité je reconnais tous ces paysages qui étaient décrits dans les livres. Tellement assimilé à cette époque, je reconnais les choses ! Mais quand je suis arrivé rue de Lyon, j’ai vu le Lyon. Mais si vous étiez devant l’opéra vous reconnaissiez l’opéra ! Quand j’étais à la Tour Eiffel, est-ce que vraiment c’était une découverte pour moi ? Non. C’était comme cela que j’avais été élevé ! Bref, j’arrivais au lycée Louis-Le-Grand, j’allais m’inscrire. Je m’inscris très gentiment et je sors du secrétariat, je vois un petit homme noir, blouse grise. Autour des reins une ficelle, au bout de la ficelle pendait un encrier vide. A cette époque-là, il n’y avait pas encore de stylo couramment. C’était les internes. Il y avait un encrier vide qui pendait. A la limite une sorte de coquetterie. Il exhibait son encrier vide pendu au bout d’une ficelle. Il vient me voir, il me dit « bizut ». C’était le jargon des étudiants, le nom qu’on donne aux nouveaux étudiants dans leur monde. Il continue : « Alors, bizut, d’où viens-tu ? Comment t’appelles-tu ? » Un petit noir à grosse lunette. Je comprends que c’était un ancien. Moi, je voulais m’inscrire en hypokhâgne, et lui il est déjà en khâgne. Je lui dis : « Aimé Césaire de la Martinique. Et toi ? » Il me répond : « Léopold Sédar Senghor, je suis du Sénégal. » Alors le brave petit Nègre, il ouvre ses deux bras. Il me donne l’accolade, il me dit : « bizut, tu seras mon bizut. » C’est resté vrai. Voici comment j’ai fait la connaissance d’un Senghor. Et presque de l’Afrique. Il est devenu mon meilleur ami, on se voyait tous les jours. On parlait des Antilles, de la Martinique, de l’Afrique, du Sénégal. Et aussi de la culture romaine et aussi des Grecs parce qu’on aimait beaucoup ces matières-là. Et d’ailleurs, il était un très bon helléniste, Senghor. C’est ainsi que j’ai beaucoup appris en parlant à Senghor. De nos conversations, j’ai beaucoup appris de lui sur l’Afrique mais tout de suite je me suis rendu compte qu’il m’apprenait en même temps sur la Martinique. Parce que dans ce qu’il me disait de l’Afrique que je ne savais pas, j’ai trouvé la réponse de certaines questions qui m’embarrassaient à la Martinique. C’était ça pour moi qui était important. Et inutile de vous dire par là-même que je m’instruisais beaucoup sur moi-même. Voici mon histoire, elle est particulière. D’autres Martiniquais peuvent avoir d’autres vues, mais celle-ci a toujours été la mienne. C’est ce qui explique mon attitude de tout le reste. Ce n’était pas idéologique, c’est une idée que je ressens et que je ressens profondément. Et ce n’est pas du racisme du tout ! Quelle qu’ait été l’évolution de la civilisation européenne, on est parti du fait que dans une certaine mesure, ils en sont arrivés à l’idée, et pour l’idée, c’est l’universel. Très bien, c’est un progrès considérable. Mais à s’enfermer dans l’universel comme ils se l’imaginaient, ils ne se rendent pas compte qu’il y a le particulier qu’ils ne connaissaient pas. Vous avez une culture intéressante, mais qui est quand même très approximative et précisément à la fin du XIXe siècle, l’ethnologie a remis au point un certain nombre de choses. Il faut être pour le particulier et l’universel. Du particulier, aller à l’universel, mais ne pas oublier le particulier, sans quoi on a une civilisation purement abstraite et qui peut être très dangereuse.



Quelle différence y a-t-il entre un Senghor et vous en ce qui concerne votre rapport à l’universalité ?



Aimé Césaire : Je ne sais pas très bien. En tout cas, il a été un très grand ami. On a toujours été très d’accord. Il y a une différence quand même. Vous savez quelle est telle ? Il est Africain et moi, je suis Martiniquais. Et croyez-moi, en la circonstance, ce n’est pas moi qui suis le plus fier. Ce que j’admirais dans toutes ces grandes discussions, c’était le calme de Senghor, sa sérénité. Il n’a jamais douté de lui-même, il n’a jamais douté de son pays. « Laisse-les faire, laisse-les dire ». Moi, je m’énervais. Il savait ce qu’était son pays, il connaissait son Afrique, il était sûr de son histoire. C’était comme cela qu’était Senghor. C’était une sérénité qui lui venait de la connaissance de sa propre histoire et de son propre pays.



A la fin de l’entretien, je remercie Aimé Césaire pour son accueil très chaleureux. Dans une sorte de discussion finale, il me demande si c’est ma première visite en Martinique et quelle impression j’en ai eu. Intimidé, je lui réponds qu’il s’agit d’une impression similaire à la sienne dans le Cahier. Les trois autres personnes dans la salle rient avec nous. Je lui dis alors qu’en tous les cas, ma présence en Martinique a réveillé la question qu’il se pose dans le Cahier à savoir « Qui et quels nous sommes ? » Aimé Césaire saisit alors cette occasion pour me reformuler sa réflexion à ce sujet.



Aimé Césaire : Ce n’est pas facile du tout. Qui sommes-nous ? D’ailleurs, c’est peut-être vrai pour tous les hommes. Pour moi, nous sommes des Africains pour la plupart d’entre nous, il n’y a pas que cela. On a été transporté, transplanté, assimilé, mais n’oublions pas qu’il y a un fond, quelque chose de très important qui est Africain. Si je n’avais pas été choqué par une sorte de racisme blanc répandu même en pays colonial et adopté même par certains indigènes d’ici, je ne me serais pas révolté. Mais j’étais choqué, vraiment choqué par de telles attitudes. Je me dis : « Voici des gens qui sont victimes de racisme et qui n’ont même pas conscience de leur propre histoire. »







Notes

(1) Aimé Césaire, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, Paris, Lectoure/Le Capucin, 2004, pp. 72-73.

(2) Buata Malela, « Le rebelle ou la quête de la liberté chez Aimé Césaire » in Revue Frontenac Review, 16-17, Kingston (Ontario), Queen’s University, 2003, p.125-148.

(3) Loi Taubira votée le 21 mai 2001 à l’Assemblée Nationale.

(4) Patrice Louis, Aimé Césaire. Rencontre avec un Nègre fondamental, Paris, Arléa, 2004.

(5) Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, dans La poésie, édition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Paris, Seuil, 1994, p. 26.

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Aimé CESAIRE, essayiste, poète, dramaturge et homme politique martiniquais né en 1913. Cofondateur du mouvement de la négritude, figure marquante de la lutte contre les oppressions coloniales. Débute son engagement politique au sein du Parti Communiste martiniquais, qu’il quitte en 1956 pour créer en 1958 le Parti Progressiste Martiniquais (PPM). Ancien député de la Martinique (1945-1993) et Maire de Fort-De-France (1945-2001). Auteur d’une monumentale œuvre littéraire dont : Cahier d’un retour au pays natal, 1939 ; Les armes miraculeuses, 1947 ; Discours sur le colonialisme, 1955 ; Une tempête, 1969 ; Ferrements, 1960 ; Et les chiens se taisaient, 1956 ; La tragédie du roi Christophe, 1963 ; Une saison au Congo, 1966 ; Moi, Laminaire, 1982 ; La Révolution française et le problème colonial, 2004 ; Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, 2004.



Buata MALELA, Responsable littérature Afrikara.com, doctorant en littérature comparée, allocataire de recherche à l’Université Paul Verlaine Metz et à l’Université Libre de Bruxelles. Son travail de recherche porte sur « l’émergence des écrivains afro-francophones dans le monde littéraire parisien durant l’ère coloniale ».





A PARAITRE LE 01 MARS 2006

Ref ES 9106 - Format 14 /19

320 pages

ISBN : 2-915129-13-4 - Prix : 20 €



http://homnispheres.info/article.php3?id_article=122

Buata Malela
 

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