Rwanda
Rwanda, polémiques autour du génocide
La sortie du livre-enquête de Pierre Péan tend à relativiser le génocide des Tutsis en 1994 et risque d'empoisonner les relations déjà tendues entre Paris et Kigali.
Par Christophe AYAD et Jean-Dominique MERCHET
mardi 29 novembre 2005
(1) «Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994», Mille et une nuits, 544 pp., 22 €.
jusqu'où peut aller le politiquement incorrect ? Le pavé (1) que vient de jeter Pierre Péan dans la mare choque au-delà de tout ce qu'on a pu lire sur le sujet du génocide au Rwanda. Péan, enquêteur chevronné, n'est pas un obscur activiste gravitant dans les cercles nostalgiques du «Hutu Power» de la banlieue de Bruxelles. Péan, en général, c'est du lourd, des infos, des scoops... Noires fureurs, blancs menteurs est tout autant une enquête sur le génocide rwandais qu'un pamphlet contre tous ceux qui auraient «gobé» un «conte médiatique», le «récit simpliste» communément admis d'un génocide dont le véritable auteur, selon Péan, serait Paul Kagame, l'actuel président du Rwanda, qu'il accuse non seulement d'avoir voué à une mort certaine et en connaissance de cause les Tutsis de l'intérieur, mais aussi d'avoir massacré en plus grand nombre encore les Hutus.
Ni la presse ni la communauté internationale n'ont sans doute assez enquêté sur les crimes du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame (actuellement au pouvoir à Kigali) avant, pendant et après le génocide de 1994. Le régime Kagame, en niant toute identité ethnique, impose au Rwanda une autocratie qui ne dit pas son nom, où les opposants, et même toutes les voix déviantes, sont pourchassées, et réduites au silence. Mais de là à faire de Kagame «un Führer qui serait devenu directeur de Yad Vachem, le musée de la Shoah...», il y a plus qu'un pas, la relativisation d'un des deux seuls génocides du XXe siècle à avoir été pleinement reconnus par l'ONU (ce qui n'est toujours pas le cas génocide arménien).
Sans nuance. Péan, qui semble très préoccupé de la postérité de François Mitterrand et du rayonnement de la France face à «l'Empire» anglo-saxon on suppose se livre aussi à un éloge sans nuance de l'action de la France au Rwanda. Les relations, déjà exécrables, entre Paris et Kigali risquent d'en pâtir encore un peu plus. L'ouvrage reprend et confirme les conclusions du juge Bruguière sur l'attentat du 6 avril 1994 qui a coûté la vie au président hutu Habyarimana et déclenché le génocide : le coupable ne serait autre que Kagame. L'instruction du juge antiterroriste, initiée par la plainte des familles des servants français du Falcon 50 présidentiel, est bouclée depuis cet été, mais il n'a toujours pas transmis ses conclusions au parquet. Elles pourraient se traduire par l'ouverture d'une information judiciaire visant le président rwandais en exercice. Paris n'en veut à aucun prix, tant les retombées risquent d'être dévastatrices. Kigali a des moyens de représailles, à travers la plainte contre X déposée à Paris au Tribunal des armées par des rescapés du génocide (lire page 4) qui accusent des militaires français d'avoir aidé les génocidaires, voire d'avoir participé aux exactions lors de l'opération Turquoise.
Ambiguïtés. Pour l'armée française, le Rwanda reste un cadavre dans le placard. Officiellement, tout va bien. «Nous sommes le seul pays à avoir déclenché une opération humanitaire, alors que la communauté internationale ne voulait rien faire», répète-t-on dans les états-majors. Pourtant, sous la pression de la presse et d'ONG comme Survie, une mission parlementaire d'information pointait, dès décembre 1998, les ambiguïtés des interventions françaises dans un rapport de près de 2000 pages. Sous la plume du socialiste Paul Quilès, le rapport concluait toutefois que «notre pays peut et doit être fier de l'action qu'il a conduite».
Droite et gauche françaises n'ont jamais polémiqué sur les choix opérés par François Mitterrand et assumés par Edouard Balladur, en pleine cohabitation au moment du génocide. En 2003, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, utilisait l'expression ambiguë «des génocides» rwandais, accréditant la thèse de massacres commis de part comme d'autre. Une telle unanimité résisterait-elle à un déballage judiciaire ?
http://www.liberation.fr/page.php?Article=341167
© Libération