ALI FAHIMA UNE ISRAÉLIENNE TROP CURIEUSE (Le Monde 24-9-05)
TALI FAHIMA UNE ISRAÉLIENNE TROP CURIEUSE
C'est l'histoire d'une jeune juive israélienne qui a voulu aller voir " de
l'autre côté ", chez les Palestiniens. Enfermée depuis treize mois, elle est
aujourd'hui accusée d'" assistance à l'ennemi en temps de guerre " et risque une
lourde peine de prison
L'IMAGE est toujours la même : encadrée par des policiers, une jeune femme
pâle, les cheveux noirs sévèrement tirés sur la nuque, ébauche un sourire dans
une salle de tribunal. Le regard est assuré, la silhouette fine, presque frêle,
juvénile. De son passé de secrétaire dans un cabinet d'avocats, Tali Fahima a
gardé le maintien strict et les lunettes à montures noire qui durcissent son
visage anguleux. C'est cette image que les Israéliens ont découverte il y a un
peu plus d'un an, lorsque cette jeune femme de 29 ans a été décrétée " danger
pour l'Etat".
Incarcérée le 10 août 2004, Tali a passé sept mois dans le plus total
isolement, en détention administrative. Cette procédure d'exception, héritée du
mandat britannique sur la Palestine avant 1948, permet d'emprisonner des années
et sans procès toute personne supposée représenter un danger pour la sécurité
nationale. Des milliers de Palestiniens et quelques activistes israéliens
d'extrême droite ont connu et connaissent l'arbitraire du procédé. Mais c'est la
première fois qu'une femme juive en est victime. Aujourd'hui en détention
préventive - depuis cinq mois -, Tali attend maintenant la suite de son procès,
ouvert en juillet à Tel-Aviv. Les prochaines audiences - à huis clos, comme les
précédentes - sont prévues fin octobre. Quelle qu'en soit l'issue, le cas Fahima
n'a pas fini de soulever des interrogations sur l'état d'esprit actuel de la
société israélienne.
A première vue, les faits reprochés à la jeune femme sont graves. Elle est
accusée d'avoir participé à la préparation d'attentats, d'avoir " prêté
assistance à l'ennemi en temps de guerre" et d'avoir illégalement porté une
arme. L'intéressée récuse catégoriquement chacune des charges. Elle admet
seulement s'être rendue plusieurs fois à Jénine, en Cisjordanie occupée, entre
septembre 2003 et août 2004. Son intention, jure-t-elle, était de venir en aide
aux enfants du camp de réfugiés local, particulièrement éprouvé durant ces
années d'Intifada. Une démarche rare, totalement incompréhensible pour l'immense
majorité de la société israélienne. Pour les institutions militaires et
sécuritaires, c'est une trahison. Car, inconscience ou naïveté, Tali Fahima n'a
pas fait les choses à moitié.
Sachant que son projet " humanitaire" était voué à l'échec sans le feu
vert et le soutien des activistes palestiniens - les véritables maîtres du camp
-, elle s'est adressée au premier d'entre eux, un nommé Zacharia Zubeidi. Chef
local des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, un groupuscule armé qui a revendiqué
plusieurs attentats-suicides en Israël, le jeune Zubeidi était présenté comme
l'un des " terroristes" les plus recherchés par Israël. Juliano Mer Khamis, un
cinéaste israélien engagé, connaît le Palestinien de longue date. Dans les
années 1990, sa propre mère, Arna Mer Khamis, avait fondé un théâtre pour
enfants à Jénine, et Zacharia Zubeidi, alors adolescent, avait participé au
projet. Juliano avait tiré de cette expérience un poignant documentaire en 2003.
" Zacharia m'a demandé ce que je pensais de cette dénommée Tali, se
souvient le cinéaste. Je lui ai dit qu'elle avait les mêmes intentions que ma
mère, mais je lui ai recommandé d'être prudent." Après tout, inconnue des
mouvements de gauche et pacifistes israéliens, Tali, l'oiseau solitaire, pouvait
très bien être télécommandée par le Shin Beth, le puissant service israélien de
la sécurité intérieure.
En quelques visites à Jénine, la jeune femme gagne la confiance des
Palestiniens. Elle s'efforce de lever des fonds pour acheter livres et
ordinateurs pour les enfants réfugiés. " Elle était pleine de bonnes
intentions", assure Joseph Algazy, un ancien journaliste qui, à l'instar d'une
partie de l'extrême gauche israélienne, soutient Tali face aux autorités. " En
2003, une équipe de la télévision israélienne l'a même suivie à Jénine,
souligne-t-il. Vous pensez qu'elle aurait médiatisé ses petites affaires si tout
cela n'avait pas été "kasher~ ?" Dans le reportage en question, Tali, tout
sourire, arpente les rues du camp au côté de Zacharia, lourdement armé, comme à
son habitude. Image forte, image insoutenable pour une opinion publique meurtrie
et révoltée par les attentats. D'autant que la jeune Israélienne ne s'en tient
pas là ! Quelque temps après, alors que les lieutenants de l'activiste
palestinien sont éliminés les uns après les autres par l'armée, elle se déclare
prête à lui servir de " bouclier humain". Romantisme ou provocation ? Ce
comportement met définitivement Tali Fahima en marge de la société dont elle est
issue.
" Tu as parlé avec des Arabes, ta place est en prison, telle est la
sentence d'Israël", résume Sarah Lakhyani, sa mère. Un an que cette petite dame
vive clame l'innocence de sa fille. " Après son arrestation, le Shin Beth l'a
présentée de la manière la plus laide qui soit." Ancienne ouvrière textile, au
chômage depuis des mois, Sarah s'énerve : " Ils ont laissé entendre qu'elle
avait une histoire d'amour avec un Palestinien, et même qu'elle était enceinte
de lui. Comme si cela ne suffisait pas, ils ont choisi "le pire~, ce Zacharia
Zubeidi. Mais à Jénine, tout le monde le sait, elle passait son temps avec les
femmes et les enfants !"
Juliano Mer Khamis, le cinéaste engagé, est tout aussi révolté. " On aura
tout entendu sur Tali, elle a été démonisée, accusée d'avoir trahi "la tribu~
-le peuple juif-, d'être une pute pour Arabes. A son époque, ma mère aussi a été
insultée sur ce mode-là." Pour Joseph Algazy, " le fait que Tali soit une femme,
séfarade, d'origine modeste et, par tradition familiale, marquée à droite a
certainement aggravé son cas". A mille lieues des groupes gauchistes bien connus
des " services", Tali a effectivement engagé un combat solitaire, atypique,
propre à affoler les services de renseignement. " Si elle l'a fait, pourquoi des
milliers de gens ne décideraient pas, demain, d'aller voir de près la réalité de
l'occupation dans les territoires ?", interroge Lin Chalozin-Dovrat, responsable
d'une organisation pacifiste qui soutient Tali. " Pour éviter cela, la justice
va faire un exemple. L'Etat est toujours prêt à accepter quelques manifestations
propalestiniennes pour montrer combien il est démocratique. Mais, en dialoguant
avec un "terroriste~, Tali a franchi une ligne rouge." Juliano estime même que
la jeune femme " est devenue le cauchemar du régime sioniste". La mère est
d'accord : " Tali n'a jamais eu peur de personne. C'est l'Etat qui a peur d'elle
aujourd'hui."
RESTE que le " courage" et " l'entêtement" ne suffisent pas à expliquer
comment et pourquoi une jeune employée de bureau, issue d'un milieu modeste,
élevée dans une ville déshéritée et conservatrice - Kiriat Gat, dans le sud du
pays -, a pu s'engager dans pareille rupture. Elle a bravé les barrages
militaires pour se rendre en territoire palestinien - parfois déguisée en
Palestinienne -, elle affronte la justice de son pays et prend à présent le
risque d'écoper d'une lourde peine de prison. Sacré parcours !
Peu connue de ses " nouveaux amis" de la gauche pacifiste, rejetée par ses
anciennes relations, Tali Fahima reste une sorte d'énigme. " J'ai voté Likoud
toute ma vie. J'ai été éduquée dans la haine et la peur des Arabes. Je pensais
que l'occupation était juste. Mais, lorsque j'ai découvert que ma liberté était
assurée aux dépens de celle des Palestiniens, notamment ceux de Jénine, je n'ai
pas pu l'accepter", expliquera-t-elle à la presse avant son arrestation. Sarah
elle-même ne paraît pas avoir mesuré l'étendue du cheminement politique et
intellectuel de sa fille. " Dans la famille, on votait Likoud par habitude,
parce que cela permettait parfois de trouver du travail. Rien de ce qui relevait
des Arabes ne nous intéressait. A l'époque où ils travaillaient dans mon usine
de confection -avant la seconde Intifada-, je connaissais des Palestiniens, très
polis, très gentils. Mais, si vous m'aviez demandé ce que je pensais de
l'occupation, je n'aurais pas su quoi répondre. Ma seule politique, c'était
l'éducation de mes trois filles."
Tali a découvert les discriminations envers " les Arabes" en 2002, dans le
cabinet d'avocats de Tel-Aviv où elle a travaillé jusqu'à la médiatisation de
son curieux itinéraire. L'idéalisme, une grande curiosité et la certitude d'être
dans le bon droit plongent la secrétaire dans l'étrange situation qui est la
sienne aujourd'hui. Paradoxalement, sa prise de conscience s'est manifestée au
plus fort de l'Intifada. " Elle a voulu comprendre ce qui poussait des jeunes
Palestiniens à se faire exploser dans les bus et dans les restaurants
israéliens", avance encore sa mère. Pour aller au-delà des explications
partiales délivrées par les télévisions israéliennes, Tali achète alors tous les
journaux, navigue sur Internet, y rencontre des internautes arabes, avec qui
elle mènera de longues conversations en anglais. Ces communications déclenchent
les soupçons du service de sécurité intérieure, qui l'interroge sur ce subit
intérêt.
Son envie d'aller voir " de l'autre côté" ne faiblit pas. Elle met le cap
sur Jénine. Arrêtée une première fois, elle est relâchée après quelques jours,
sans explication. " Le Shin Beth a tenté de la recruter", affirme Sarah. " Elle
a refusé, ça les a rendus fous, ajoute Juliano. A aucun moment Tali n'a réalisé
qu'elle constituait un danger pour le système. Elle pensait naïvement qu'en
temps que juive, elle serait protégée." Erreur.
Sa famille elle-même ne sera pas épargnée. Face à l'hostilité ambiante,
Sarah, la mère, a dû quitter son appartement. Six de ses sept frères et soeurs
ne lui parlent plus. " Dans cette affaire, j'ai perdu toute ma vie d'avant",
résume-t-elle simplement. Sa nouvelle vie est tout entière consacrée à Tali.
Zacharia Zubeidi lui téléphone régulièrement pour avoir des nouvelles. En
novembre, la petite femme énergique ira en Europe pour faire connaître le " cas
Fahima". Elle voyagera avec une mère palestinienne dont le fils est en détention
administrative. D'origine algérienne et détentrice de la nationalité française,
Sarah envisage de demander un passeport français pour sa fille.
Sur le procès proprement dit, Smadar Ben Natan, l'avocate de Tali, ne
cache pas son inquiétude. " Si les juges s'en tenaient aux éléments objectifs,
je serais optimiste, le dossier est vide. Mais ils vont prendre en compte des
considérations sécuritaires et la pression de l'opinion publique. C'est ce qui
me rend pessimiste." La défenseure, qui considère sa cliente comme " une
prisonnière politique", estime qu'Israël " est aujourd'hui un pays qui met ses
opposants en prison". Il y a plusieurs mois, le ministre de la justice d'alors,
Joseph Lapid, ne s'était pas gêné pour rendre publiquement son verdict avant le
procès : " Cette femme mérite pleinement de rester en prison..."
L'élément le plus tangible de l'accusation repose sur un " document
militaire secret" que Tali aurait " traduit" pour ses amis palestiniens. Sauf
que Zacharia Zubeidi parle hébreu et que les feuillets en question, perdus par
des soldats israéliens dans le camp de Jénine, ne donnaient que quelques
éléments biographiques sur des Palestiniens recherchés et contenaient des photos
aériennes... du camp lui-même.
" Cette affaire restera marquée par la désinformation et le mensonge",
accuse Joseph Algazy. La dernière rumeur ? Une chaîne de télévision israélienne
affirme que Tali Fahima recevait 300 shekels par mois de l'Autorité
palestinienne pour sa cantine - 55 euros. " Personne ne m'a appelée pour
vérifier, assure Smadar Ben Natan. Et quand bien même cela serait avéré, où est
le problème ? L'Autorité palestinienne n'est pas une organisation terroriste,
que je sache !" Pour les habitants du camp de Jénine, en tout cas, Tali est déjà
la plus palestinienne des Israéliennes. Zacharia Zubeidi a demandé qu'en cas
d'accord entre Israël et l'Autorité sur la libération de détenus palestiniens,
la jeune femme en fasse partie. Aujourd'hui, " le portrait de Tali est placardé
sur les murs du camp", affirme Juliano. Au même titre que ceux des " martyrs"
palestiniens.
Stéphanie Le Bars