L’élection de M. Obama ravive le débat racial à La Havane "Alors que les Etats-Unis ont élu un Noir à la
présidence, quarante ans après l’assassinat de Martin Luther King, qu’a
fait Cuba en cinquante ans de révolution ?" demande M. Cuesta Morua. Source : LE MONDE | 02.01.09
L’élection de Barack Obama a ravivé la controverse sur la question raciale à Cuba. "
La propagande officielle n’a pas préparé les Cubains à l’élection d’Obama",
affirme l’opposant social-démocrate Manuel Cuesta Morua, à La Havane.
Les médias présentaient les Etats-Unis comme la société présentant la
plus grande ségrégation raciale après l’Afrique du Sud.
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Alors que les Etats-Unis ont élu un
Noir à la présidence, quarante ans après l’assassinat de Martin Luther
King, qu’a fait Cuba en cinquante ans de révolution ?" demande
M. Cuesta Morua. "Les Noirs américains sont une minorité, alors qu’à
Cuba nous sommes majoritaires", ajoute-t-il. Les Caraïbes et le Brésil
ont une population largement marquée par l’esclavage africain. Lors du
recensement de 2002, 11 % des Cubains se sont déclarés noirs.
Selon l’université de Miami, ils seraient plutôt 62 %.
Les Cubains entretiennent un "
racisme cordial", dit encore M. Cuesta Morua.
Malgré l’égalitarisme, les Noirs restent au bas de l’échelle sociale.
En dépit du métissage, les préjugés perdurent. Depuis longtemps,
l’idéologie du "blanchiment" - "l’avancement" selon la terminologie
locale - distingue une multitude de nuances selon la couleur de peau,
qui vont du "negro azul" (noir bleu) au "blanconazo" (blanchâtre), en
passant par le "prieto" (noirâtre), le "moreno" (brun), le "mulato"
(mulâtre), le "trigueño" (brun clair) et le "jabao" (clair de peau).
D’où la différence entre la perception subjective et l’observation
sociologique.
"
La problématique raciale est un sujet politiquement très sensible",
affirme Juan Antonio Madrazo Luna, qui coordonne à La Havane un comité
pour l’intégration raciale, formé à l’initiative de l’opposition
social-démocrate.
La question est "explosive", renchérit Enrique Patterson, ancien professeur de marxisme à l’université de La Havane, exilé aux Etats-Unis.
A en croire l’enquête Cubabarometro, pilotée à La Havane par l’opposant Darsi Ferrer,
80 % des Cubains pensent qu’il n’y a aucune possibilité pour qu’un Noir préside le pays après Raul Castro.
Une institution officielle, le Centre d’anthropologie de La Havane,
abonde dans le même sens. Les Blancs obtiennent les meilleurs logements
et les bons rôles à la télévision. L’industrie touristique confine les
Noirs à la cuisine ou à l’intendance. A peine un tiers des remesas, les
envois de fonds des émigrés, parviennent à des familles noires.
"
La peur des Noirs"
remonte à l’indépendance de Haïti, qui a suscité des remous à Cuba.
Affranchis par les patriciens cubains pour participer à la lutte
indépendantiste, des milliers d’anciens esclaves ont été massacrés en
1912, lorsqu’ils ont formé le Parti indépendant de couleur, pour
réclamer leurs droits d’anciens combattants. "
La direction castriste, formée essentiellement par des Blancs d’origine rurale, n’était pas sensibilisée sur la question raciale",
souligne M. Cuesta Morua. Le sujet ne figurait pas dans la plaidoirie
de Fidel Castro qui tenait lieu de programme de la guérilla, "
L’histoire m’absoudra".
L’anthropologue cubain Carlos Moore, résidant à Bahia,
au Brésil, vient de publier ses Mémoires, Pichon (Lawrence Hill Books,
Chicago), où il évoque ses déboires à Cuba, dans les années 1960. Le
fait d’avoir parlé de discrimination raciale au comandante Juan
Almeida, le seul Noir du premier cercle du pouvoir, lui a valu un mois
d’interrogatoires à Villa Marista, siège de la police politique.
Influencé par le Black Power aux Etats-Unis, le jeune Carlos Moore
découvrit que "
le racisme n’était pas seulement vivant, mais qu’il bénéficiait d’une nouvelle légitimité se réclamant du marxisme". Son insistance à plaider pour une politique spécifique contre le racisme lui coûta quatre mois en camp de rééducation.
Les autorités estimaient que l’égalité des chances suffirait à surmonter les préjugés. "Elles agissaient comme si les Noirs cubains leur étaient redevables et devaient être reconnaissants, note Carlos Moore. Je sentais monter la
cacophonie raciste." Parler du sujet équivalait à "diviser la Révolution", à promouvoir un "racisme à l’envers" ou la "subversion raciale".
La classe moyenne noire se regroupait dans 526 clubs
récréatifs et culturels, les "Sociedades de color" (sociétés de
couleur). En 1961, le gouvernement les "nationalisa" et les mis au pas.
Autre expression identitaire, les cultes afro-cubains (Santeria) ont
été poursuivis. L’exclusion des pratiquants de la santeria des rangs du
parti unique a longtemps écarté les jeunes Noirs de certaines
carrières, bloquant ainsi leur ascension sociale.
Au nom de la priorité aux médecins, aux agronomes et
aux ingénieurs, les études d’anthropologie et de sociologie n’étaient
plus disponibles, raconte Carlos Moore. Ancien ambassadeur de la
révolution en Tunisie,
l’historien Walterio Carbonell a été licencié après avoir publié, en 1961, un ouvrage sur L’Apparition de la culture cubaine (
traduit aux éditions Menaibuc, Paris, 2007),
faisant la part belle à l’apport d’origine africaine. En dépit de ses
relations avec Fidel Castro et de son appartenance au Parti communiste,
il sera emprisonné dans les camps des Unités militaires d’aide à la
production (UMAP), puis interné en asile psychiatrique.
Les partisans du régime associent encore la
"manipulation du thème racial" à la "subversion
contre-révolutionnaire". Esteban Morales Dominguez, professeur à
l’université de La Havane, reconnaît que le long "silence" officiel,
fondé sur la croyance que l’égalitarisme "réglerait les problèmes", "
oubliait les terribles séquelles" héritées du passé.
M. Morales pense néanmoins que "les Noirs sont chaque jour plus
nombreux au pouvoir" et que "le reste se règle avec le temps". Une
affirmation optimiste, alors qu’au bout d’un demi-siècle, seul Esteban
Lazo partage le sommet du pouvoir, que le bureau politique compte 5
Noirs sur 24 membres, le Conseil d’Etat un tiers de Noirs et métis, et
le Parlement cubain 19 % d’élus noirs.
Le vieux théâtre comique havanais, disparu avec la
révolution castriste, opposait le Gallego (Galicien) et le Negrito
(Petit Noir), un duo bouffon qui mimait les tensions de la dernière
colonie à s’être affranchie de l’Espagne. Dans la tradition picaresque,
le malin Negrito surpassait toujours l’Espagnol lourdaud. Dans la
réalité, les Gallegos l’ont emporté.
Par Paulo A. Paranagua
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