La france et ses colonies:Une seconde jeunesse pour les comptoirs coloniaux
Une seconde jeunesse pour les comptoirs coloniaux
ARTICLE PARU DANS LE MONDE DIPLOMATIQUE D’AVRIL 1996. PAR EDWARD GOLDSMITH.
Sommes-nous entrés dans une nouvelle phrase de l’histoire coloniale ?
Les sociétés industrielles ont d’abord pratiqué, dès le XIXème siècle, la conquête des marchés du sud, puis l’occupation militaire et l’annexion, au cours de la seconde moitié du XXème siècle et après les indépendances, les politiques dites "de développement" se sont traduites par des formes inédites de contrôle et de vassalisation. Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, un type nouveau de colonisation se répand ; il n’est plus conduit comme jadis par des Etats, mais par des firmes transnationales géantes.
L’idée, très ancienne, d’un modèle de développement qui serait semblable à celui de l’embryon et qui conduirait, de manière croissante et ininterrompue, de la pauvreté à un état de prospérité générale, est - comme tous les messianismes. - plus dangereuse qu’il ne paraît. Un économiste français, François Partant, l’a fort bien compris : "Les nations développées, affirme t-il, se sont découvertes une nouvelle mission : aider le tiers-monde à avancer sur la voie du développement qui n’est autre que celle que les Occidentaux prétendent indiquer au reste de l’humanité depuis des siècles...".
Un rapide coup d’œil sur la situation du Sud montre une incontestable et troublante continuité depuis l’ère Coloniale jusqu’à aujourd’hui : aucune révision de frontière par des pays indépendants de fraîche date, nulle tentative de restauration de modèle culturels pré-coloniaux, aucune modification des pratiques coloniales en matière de gestion des terres. Les paysans pauvres, qui "identifiaient la lutte pour l’indépendance au combat pour les terres", n’ont pas obtenu des lopins à cultiver. "L’indépendance nationale a vu la reprise des terres par un nouveau type de colons". C’est, observe l’essayiste Randall Baker, "l’histoire, par essence, d’une continuité".
Les deux termes "développement" et "colonialisme" (du moins dans sa dernière phase, après 1870) désignent-ils un seul et unique phénomène tendant vers un même objectif ? On peut le penser, si l’on considère que cet objectif fut énoncé sans fard par ses partisans les plus exaltés. Ainsi, Jules Ferry, devant la chambre des députés, a Paris, en juillet 1885, déclarait : "La question coloniale dans un pays comme le nôtre, dont le caractère même de l’industrie est lié à des exportations considérables, est vitale pour la conquête des marchés. De ce point de vue (...) la fondation d’une colonie est la création d’un marché". Paul Leroy-Beaulieu, auteur du livre très influent, De la colonisation chez les peuples modernes, en 1874, ne disait pas autre chose, tout comme, en Angleterre, Cecil Rhodes ou Lord Luguard. Pourtant, nombre de pays d’Asie ou d’ailleurs ne souhaitent offrir aux puissances occidentales ni leurs marchés, ni leur main-d’œuvre mal payée, ni leurs matières premières tant convoitées. Ils ne voulaient pas non plus laisser des firmes opérer sur leur territoire et ouvrir de grands chantiers de "développement" du réseau routier ou des mines. Les pays colonialistes se livrèrent alors à toutes sortes de pressions. Il faudra, par exemple, deux guerres pour contraindre la Chine à ouvrir ses ports aux commerces anglais et français.
L’essor du commerce exigeait d’imposer des concessions toujours plus vastes, créant ainsi des conditions toujours plus favorables aux firmes européennes. Si l’opposition locale était trop forte, si un gouvernement nationaliste ou populiste venait au pouvoir, les puissances européennes avaient recours à l’occupation militaire et à l’annexion. "Le colonialisme, écrit un historien britannique, n’était pas un choix, mais un ultime recours".
Sous l’impact du colonialisme et des valeurs occidentales, les sociétés traditionnelles, en Asie et en Afrique, se délitaient peu à peu. Et cela rendait plus facile le maintien des conditions propices au commerce et à la pénétration de l’Occident. Au milieu du XXème siècle, au moment de la décolonisation et des indépendances, les investisseurs et commerçants d’Europe purent enfin "opérer à leur satisfaction dans le cadre politique de la plupart des Etats indigènes reconstruits, comme leurs prédécesseurs avaient rêvé de le faire au XIXème siècle mais sans affronter les problèmes qui firent jadis d’un empire un indispensable expédient".
Autrement dit : le colonialisme n’est pas mort de l’abandon par les puissances européennes des bénéfices qu’il procurait, mais bien parce qu’elles pouvaient, à ce stade, les obtenir par des méthodes plus acceptables. Et plus efficaces. C’est ce que pensaient les diplomates et les dirigeants économiques qui se réunirent à Washington, à partir de 1939, sous l’égide de l’US Council on Foreign Relations. Ils cherchaient les moyens de plier l’économie mondiale postcoloniale aux intérêts du commerce américain, quand la guerre serait finie. Ces discussions devaient aboutir à la fameuse conférence de 1994 à Bretton Woods où furent fondés la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire Internationale (FMI).
Le libre-échange revenait, disait-on, à "une compétition sur un terrain plat", sans avantage déloyal. Mais quand le fort attaque le faible, même sur un terrain plat, la partie n’est-elle pas joué d’avance ? Au moment de Bretton Woods, les Etats-Unis contrôlaient sans partage la sphère politico-économique, l’Europe industrielle se trouvait ruinée par la guerre et le Japon conquis et vassalisé.
Un siècle plutôt, c’était l’Angleterre qui prêchait le libre-échange, et pour les même raisons : comme elle dominait l’économie mondiale, le libre-échange servait ses buts commerciaux. De 1860 à 1873, Londres réussit à créer le premier noyau du "système mondial universel de flux virtuellement illimités de capitaux, marchandises et travailleurs", constate l’historien britannique Eric Hobsbawn. Seuls les Etats-Unis restaient systématiquement protectionnistes, ne réduisant leurs droits de douane que de 1832 à 1860, puis de 1861 à 1865, après la guerre de Sécession.
Vers 1870, l’Angleterre a commencé à prendre son avantage sur ses concurrents. Ses exportations chutèrent de 1873 à 1890, puis de nouveau, au tournant du siècle. Au même moment, les crises prolongées des années 1870 et 1890 sapaient la croyance en l’efficacité du libre-échange. Dans les années 1890 surtout, les pays d’Europe, Belgique, Angleterre et Pays-Bas mise à part, relevèrent leur droit de douane. Voyant leur marché se rétrécir, les firmes se tournèrent alors vers ceux d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine et du Pacifique, rendus accessibles par des cargos à vapeur rapides et de fort tonnage.
Pour cela, il fallait conquérir et inféoder des pays où l’on pourrait vendre des produits manufacturés avec profit, sans crainte de la concurrence, sans se soucier de la compétition d’autres pays d’Europe plus efficaces. Ce fut la ruée sur les colonies.
En 1878, 67 % des terres émergées du globe étaient colonisées par des Européens. En 1914, la proportion atteignait 84,4 %.
Le meilleur et le plus intelligent moyen d’ouvrir les marchés consistait à créer sur place une élite occidentalisée, assujetti au progrès économique et indifférente à ses conséquences sur la vie de la majorité de ses compatriotes.
Cela, qui demeure vrai aujourd’hui, explique pourquoi, comme le souligne François Partant, les intérêts des gouvernements des pays de Sud restent, en général, "opposés à ceux de la plupart des gouvernés".
La nécessité de créer de telles élites était d’évidence bien comprise par les puissances coloniales. Après la révolte de l’Inde en 1857, le principal sujet de discussion dans les cercles politiques de Londres était de savoir s’il était temps, pour prévenir de nouveaux troubles, de former une étire angliciste, favorable au commerce ou si, selon l’opinion la plus répandue, on devait maintenir l’occupation militaire indéfiniment.
Ces élites doivent bien entendu, être armée de façon à pouvoir imposer un type de développement qui, par nécessité, entraîne l’expropriation ou l’appauvrissement de la plupart des citoyens.
Cela est resté l’un des buts principaux des programmes actuels d’aide. Les deux tiers de l’aide que les États ?Unis octroient aux pays du Sud concernent l’assistance en matière de sécurité et comprennent notamment un entraînement militaire et des transferts d’armes. La plupart des gouvernements ayant reçu une aide en matière de sécurité étaient des dictatures militaires. Ce fut le cas, dans les années 60 et 70, du Nicaragua, du Salvador, du Guatemala, du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay, du Paraguay, du Brésil ou du Pérou.
Ainsi, lorsqu’un gouvernement défavorable aux intérêts de l’Occident parvenait au pouvoir en Amérique Latine, tout était mis en œuvre par Washington pour le déloger.
En 1954, les Etats-Unis organisèrent un coup d’Etat contre le gouvernement guatémaltèque de Jacobo Arbenz, qui avait nationalisé des plantations de bananes nord-américaines. Ils ont récidivé, dans les années 60 contre Cuba et le régime de M. Fidel Castro en organisant en 1961, le débarquement de la baie des Cochons ; et contre le Brésil, quand Joao Goulart voulut appliquer une réforme agraire et contrôler les agissements des multinationales américaines ; puis en 1965, contre la République dominicaine. Et encore en 1973 contre le Chili (...) puis en 1989 contre le Panama.
De la même manière, pendant l’ère coloniale, les puissances européennes n’ont pas cessé d’envoyer des troupes à la rescousse de régimes vassaux confrontés à des révoltes populaires.
La France et la Grande-Bretagne ont ainsi concouru à réprimer en Chine la rébellion du mouvement taiping (1854), puis écrasé le soulèvement xénophobe des Boxers (1900), en 1882, Londres a envoyé des troupes pour aider le khédive Ismail à mater la révolte nationaliste de l’Egypte.
Les pouvoirs occidentaux ne font pas autre chose de nos jours. Lorsque, en 1964, un coup d’État menaçait le président ?dictateur Mba du Gabon, la France a dépêché des parachutistes pour le remettre au pouvoir.
Ces troupes sont restées auprès de son successeur, le président Omar Bongo. que l’essayiste français Pierre Péan définit comme "l’élu d’un groupe de Français puissants dont l’influence a perduré au Gabon après l’indépendance".
Les États-Unis ou le Royaume-Uni n’ont pas montré plus de scrupules à l’occasion de leurs sphères d’influence.
Dans la mesure où les colonies fournissaient aux métropoles un marché pour leurs exportations, industrielles, des travailleurs à bon compté et les matières premières, elle, s’en privaient pour leur propre secteur productif. Leur économie interne était ainsi sérieusement affaiblie, les manufactures indigènes vouées à la destruction.
C’est ainsi que l’Angleterre a tué en Inde, l’industrie textile villageoise qui était le sang vital irriguant l’économie du sous-continent.
En Afrique de l’Ouest, en 1905, tout produit manufacturé ne provenant pas de France ou d’un pays sous sa domination était taxé d’un impôt qui augmentait son prix, ruinant les commerçants et les artisans locaux.
L’après-guerre a vu se perpétuer la mène faiblesse des économies internes. L’Occident a, à peine, autorisé la production d’un tout petit nombre de produits d’exportation.
L’exemple typique est le sucre : sous la pression de la Banque mondiale, d’immenses territoires du Sud ont été consacrés à la culture de la canne, alors que l’Union européenne, comme les Etats ?Unis. Continuaient à subventionner leur propre production de sucre, d’où un effondrement des cours.
Comment s’étonner que les termes de l’échange avec les pays pauvres du Sud se soient dégradés ?