Le Devoir
LES ACTUALITÉS, samedi 28 avril 2007, p. a1
Perdu dans le cyberespaceLe Devoir téléporte son premier journaliste virtuel dans Second Life
Deglise, Fabien
L'avenir d'Internet sera en trois dimensions ou ne
sera pas. C'est en tout cas ce qu'annoncent depuis quelques mois les
créateurs de Second Life, un monde virtuel en ligne extrêmement
populaire où cohabitent actuellement près de six millions de citoyens
numériques créés de toutes pièces par des internautes en chair et en os
pour sortir un peu de leur vraie vie. Véritable révolution qui pourrait
redéfinir les contours d'Internet, disent les uns. Fumisterie ou feu de
paille, répondent d'autres... Le phénomène ne laisse pas indifférent.
Et, pour mieux le cerner, Le Devoir a décidé de dépêcher dans cet
environnement atypique son tout premier journaliste virtuel, Fabien
Qinan - c'est son nom -, un envoyé très spécial dans un univers qui
l'est tout autant.
Samedi soir tranquille au restaurant Sublime. Assis
au bar, Shertman Brenner attend sagement un serveur qui se fait
désirer, afin de prendre un verre tout en profitant de la vue sur la
mer.
L'homme est en visite, «sans but précis». Il s'est
téléporté par hasard dans ce club lounge où le bruit des bulles d'un
aquarium mural accompagne les notes de grands classiques du jazz. Il
vient du Mexique et «rêve» de prendre bientôt des vacances au Canada.
«J'ai un neveu à Vancouver», indique-t-il... par l'entremise d'un écran
de clavardage.
Nvis Nishi, elle, n'a certainement pas le même
projet en tête. À quelques centaines de pieds dans les airs, dans la
galerie de photos suspendue de l'artiste new-yorkais Xzavier Taov, la
jeune fille, une Américaine jusque-là volubile, perd rapidement et
étrangement le goût de discuter en apprenant que son interlocuteur
vient de... Montréal. «Montréal? Ah bon!», lance-t-elle avant de
plonger sans préavis dans un silence contemplatif pour jouir des
clichés de la Grosse Pomme présentés à cet endroit depuis plusieurs
semaines.
Gêné, l'interlocuteur en question décide alors de
s'envoler par la fenêtre pour aller rejoindre un groupe de jeunes qui
dansent sur la plage au rythme d'une musique techno. Après, il ira
visiter un magasin de meubles qui, pour une raison inexpliquée, fait
flotter un drapeau du Québec devant sa vitrine.
Délire comateux? Rêve délirant? Scénario pour émission loufoque destinée à des ados? Que nenni!
Xzavier, Nvis, Shertman, la plage (et le DJ), l'expo
de photos, les évasions par les fenêtres... Tout ça, et bien plus
encore, existe bel et bien. Sous forme d'avatars - des représentations
numériques d'internautes dans le cyberespace - et autres assemblages de
codes binaires qui participent à la construction jour après jour de
Second Life («Deuxième vie» en français, www.secondlife.com), un monde
virtuel en trois dimensions qui déchaîne actuellement les passions.
L'endroit est populaire. À ce jour, près de six
millions de citoyens numériques ont en effet pris le contrôle de cet
univers créé en 2002 par Linden Lab, une entreprise de San Francisco
aux États-Unis à l'origine de cet environnement en réseau dont le
développement, les décors, l'organisation de la vie quotidienne, la
couleur des tapis, la texture des murs des immeubles et surtout
l'avenir sont entre les mains des internautes des quatre coins du
globe. Et le terrain de jeu qui s'offre à eux ne semble pas avoir de
limites.
De tout pour tous
Ludique, commercial, informatif, éducatif et, sans
surprise, sexuel dans plusieurs recoins malfamés, Second Life - SL pour
les initiés - propose en effet dans les multiples régions et nombreuses
îles artificielles qui définissent son étrange géographie numérique de
tout pour tous. On y trouve de grandes artères commerciales pour
magasiner - virtuellement s'entend -, des décors médiévaux pour jouer
au chevalier (ou à la princesse), des espaces de discussions politiques
ou artistiques, des bars-lounge avec terrasse ouvrant sur un océan ou
encore des festivals de courts métrages.
Par avatar interposé, l'internaute peut, depuis le
sous-sol de son bungalow, y faire du kite surf, y conduire une voiture
de sport - ou un segway -, y sauter en parachute, y dormir dans un
hamac sur la plage, mais aussi y rencontrer des milliers d'autres
citoyens virtuels, par exemple une jeune Allemande regardant le soleil
se coucher devant un feu de camp dans un resort largement dominé par
une clientèle de Japonais, comme a pu le constater Fabien Qinan, clone
numérique d'un journaliste du Devoir envoyé dans Second Life pendant
trois semaines à la rencontre de ses habitants.
Fabien Qinan? Dans ce monde dont les balises ont été
posées par Linden Lab avec Linden World, l'ancêtre de Second Life mise
en ligne il y a cinq ans, les noms de famille sont malheureusement
imposés par la machine. À moins de payer. Un inconvénient largement
compensé par des avantages non négligeables offerts par ce jeu de rôle
à univers persistant 3D, comme disent les spécialistes des
technologies: les déplacements des représentations virtuelles se font
en marchant, certes, mais aussi en volant (oui, comme les oiseaux!) et,
mieux, en se téléportant d'une région à une autre. En un clic de
souris. Magique.
Plus efficace que le métro, ce mode de transport
permet ainsi dans la même soirée de varier les plaisirs en passant en
quelques secondes de l'île Sarkozy, un endroit ouvert par des fans du
candidat français à la présidentielle pour parler politique, au Club
Kanalaa où, sur fond de musique disco, Tamsyn Janus et City Vella - ce
sont leurs noms d'avatars - discutent sur la piste de danse des
«pervers» qui courent après les femmes dans SL pour les inviter dans
des «coins tranquilles». «C'est fatiguant!», dit l'une d'elles.
Plusieurs de ces individus doivent certainement se
tenir au Velvet Lounge, un club virtuel de... danseuses nues. Club
investi largement par une clientèle allemande le dimanche soir d'avril
où Fabien Qinan s'y est téléporté. Par accident!
L'action s'y déroulait alors sur la terrasse, où un
attroupement de personnages bigarrés contemplaient la représentation
numérique d'une femme en costume d'Ève se déhanchant selon les règles
de l'art. Les haut-parleurs diffusaient alors de la musique punk
berlinoise.
Un monde de consommation
Dans le Jardin perdu d'Appolo (The Lost Garden of
Appolo, en fait), l'ambiance est certainement plus calme. Pour le plus
grand bonheur d'Azarielle Gastel, le double virtuel d'une jeune fille
de Joliette assis sur une chaise longue pour... «gagner de l'argent»,
dit-elle.
Le sport, dans Second Life, est en effet national. À
plusieurs endroits, l'environnement en 3D met à la disposition des
promeneurs numériques plusieurs activités - jouer avec une machine à
boules ou une machine à sous, danser, s'asseoir sur une chaise, etc. -
pour lesquelles l'avatar est rétribué en fonction du temps qu'il
accorde à la chose. L'objectif est bien sûr d'accumuler le plus de
«dollars Linden», la monnaie locale qui a cours légal dans cet univers,
«afin de pouvoir acheter des choses», poursuit Azarielle.
Normal. Aussi virtuel soit-il, SL est également un
monde où la consommation est à l'honneur. Tout peut s'acheter: des
tatouages pour son personnage, une île déserte, un appartement avec vue
sur la mer, des meubles, des vêtements, un margarita au bord de l'eau,
un bateau de croisière, des peintures, une Porsche 911 décapotable...
«Le ciel est la limite», comme disent les Anglos, et les possibilités
d'obtenir dans sa deuxième vie tout ce que notre première vie n'est pas
capable de nous offrir sont du même coup infinies.
L'économie virtuelle qui en découle est d'ailleurs
suivie de près par Linden Lab, qui estime à 1,8 million de dollars
Linden, la valeur des transactions commerciales effectuées chaque jour
dans SL, soit environ 6600 véritables dollars américains. Le dollar
Linden est en effet convertible avec un taux de change clair: 1 $US
pour 270 dollars Linden.
Résultat: les gains effectués dans un monde pixelisé
par des avatars grâce à la vente de représentations graphiques de yacht
de luxe, de grille-pains ou d'ordinateurs, par exemple, peuvent devenir
de vrais dollars sonnant crédités sur une carte de crédit. Et les
chiffres peuvent parfois s'emporter.
En mars dernier par exemple, 152 résidants
possédaient plus de 5000 $US dans leur compte en banque virtuel, selon
les indicateurs économiques mensuels publiés par Linden Lab. Deux cent
dix transactions de plus de 2000 $US, en vrais dollars, ont aussi été
effectuées dans cet univers le mois dernier, donnant ainsi une touche
hautement surréaliste à un monde qui l'est déjà beaucoup.
Catégorie : La Une; Actualités
Sujet(s) uniforme(s) : Internet, technologies de l'information et multimédia
Type(s) d'article : Article
Taille : Long, 1040 mots
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Dim 29 Avr - 10:57 par Tite Prout