Les guerres secrètes à la française : le cas rwandais (1)
Le Courrier d'Abidjan - No: 480 du Mardi 2 Aout 2005 — http://news.abidjan.net/article/?n=141047
Stratégie – Après notre dossier sur «la guerre que Chirac nous prépare», plongée dans la «guerre en escaliers» du Rwanda, où la France officielle a utilisé une opération de l’ONU (Turquoise) et un cadre de paix international (Arusha) pour camoufler ses forces spéciales au service de ses alliés, les génocidaires. Et porter un coup fatal… qui a échoué.
Par Théophile Kouamouo
La mise en relation des derniers événements survenus en Côte d’Ivoire en fait une évidence : Jacques Chirac et son état-major le plus proche se préparent à mettre en scène une «guerre totale» en Côte d’Ivoire pour empêcher le désarmement des rebelles, la réélection du président Laurent Gbagbo sous la bannière patriotique, et la liquidation symbolique de la Françafrique. Pour cela, il mise sur l’arme favorite de la stratégie impériale hexagonale depuis les guerres d’Indochine et d’Algérie : la guerre secrète. La crédibilité de cette thèse ne peut être évaluée qu’à l’aune d’affrontements de type similaire ailleurs en Afrique et de la réponse que Paris a choisi d’y apporter. C’est la raison pour laquelle l’étude du cas rwandais en 1994 est un outil précieux pour comprendre «la guerre que Chirac nous prépare». Le livre du journaliste français Patrick de Saint-Exupéry, toujours en service au Figaro, est l’outil idéal pour mettre en parallèle le passé rwandais et le présent ivoirien. Patrick de Saint-Exupéry a été l’envoyé spécial de son journal au Rwanda durant le génocide. Contrairement à de nombreux journalistes de son pays qui ont fermé les yeux devant «l’horreur qui leur pendait au visage», selon l’expression de François-Xavier Verschave, il a été marqué par ce qu’il a vu au pays des mille collines, et a rédigé, dix ans plus tard, «L’inavouable – La France au Rwanda». Cet ouvrage nous permet de comprendre plusieurs réalités communes aux conflits ivoirien et rwandais : la volonté forcenée de l’Empire de préserver ses «possessions» face à une menace fantôme géopolitique ; le double langage consistant à soutenir une «solution finale» militaire malgré l’existence d’accords de paix dont on se fait en apparence l’ardent défenseur ; la manipulation de l’ONU et l’utilisation de forces spéciales français dans le cadre de l’appui aux alliés de Paris.
1 – La thèse de l’Empire en danger
Dans son livre qui se présente comme une conversation avec un Dominique de Villepin pris à témoin, Patrick de Saint-Exupéry situe l’enjeu rwandais pour le pouvoir de François Mitterrand. «François Mitterrand est un homme de pouvoir fasciné par l’Histoire et ses convulsions, fasciné aussi par la manipulation, fasciné enfin par les théories du complot. Tout à la fois pragmatique, cynique et ambivalent, c’est un homme de gauche qui a conservé de solides amitiés à droite, dans les réseaux antigaullistes en particulier. Ministre des Anciens Combattants pendant le conflit indochinois, ministre des Colonies durant la IVè République, ministre de l’Intérieur au début de la guerre d’Algérie, François Mitterrand fut séduit par la «guerre révolutionnaire». (…) Les apprentis sorciers joueront de cette fascination. François Mitterrand est des leurs, ils uniront leurs forces. Afin de régénérer l’empire, ils proposeront au président vieillissant un élixir de jouvence. Un dessein. Une intrigue à sa hauteur. Il s’agira de déjouer un complot. Un complot contre la France. Contre la France en Afrique. Alors ils s’emparent du Rwanda. De cette dictature tropicale que Jean-Christophe Mitterrand fréquente régulièrement. Ils en font le nœud de leur démonstration. Le point d’appui de leur théorie. C’est là que se trouve le cœur du complot, assurent-ils. Et notre président de les suivre, en totale connivence. Puisque c’est un complot, il faut faire front. Ce que nous ferons. En développant une logique de comploteurs paranoïaques. (…) L’ennemi de notre «famille» rwandaise vient d’Ouganda : il est anglophone. L’Ouganda n’est guère éloigné de Fachoda : c’est qu’il y a une volonté d’hégémonie. L’ennemi parle anglais : c’est une preuve. (…) A ce stade, la conclusion s’impose : les Américains sont en train de s’emparer du monde. Ils viennent de lancer au Rwanda une «guerre révolutionnaire» contre la France. Contre l’empire français.»
En Côte d’Ivoire, les fantasmes français sont du même acabit, d’autant plus qu’il s’agit du centre de l’Empire, et non de sa périphérie. L’ennemi n’est pas un mouvement rebelle sponsorisé par les Américains mais un gouvernement soupçonné de vouloir «casser la Françafrique».L’intérêt obsessionnel pour les «pasteurs pentecôtistes d’inspiration américaine» qui entourent le président Gbagbo et surtout son épouse, participent d’une logique d’auto persuasion, de la part de personnes qui veulent faire un «gros coup». Le documentaire de Canal + qui va d’une séance de prière à la résidence présidentielle à la construction de la gigantesque nouvelle ambassade américaine en passant par la fermeture du couloir entre le domicile de Gbagbo et celui de l’ambassadeur français trahit bien un état d’esprit bien ancré. Les drapeaux américains dans les manifestations patriotiques, l’hystérie de Paris quant aux probables appuis israéliens (Israël étant l’allié indéfectible des Américains) aux FDS et les éructations haineuses de Jacques Chirac contre l’Anglophone Thabo Mbeki ferment le ban. Aux grands maux, les grands remèdes. Impossible de s’en remettre à la démocratie pour trancher le conflit d’intérêt provoqué par ces horribles Yankees. D’autant plus que Gbagbo est en bonne position pour gagner. Par ailleurs, Jacques Chirac est dans le même état psychologique de François Mitterrand en 1994 : en bout de course, affaibli politiquement et raillé même par ses alliés, il a besoin de peser sur le cours des événements dans le seul espace géographique où il est encore craint, l’Afrique.
2 – D’Arusha à Marcoussis : le cache-sexe du soutien aux accords de paix
La petite histoire dit que Paul Barril, gendarme français doublement au service de l’exécutif rwandais et de la France mitterrandienne, avait acheté à la fois l’avion personnel du président Habyarimana et le missile antiaérien qui a abattu ledit avion, créant ainsi le contexte précipitant le génocide. Les Français auraient-ils eux-mêmes abattu Habyarimana pour empêcher l’application des accords de paix d’Arusha ? L’attitude de l’actuel exécutif français face aux accords de Linas-Marcoussis et de Pretoria conforte cette thèse. Ainsi, Kléber, par ses décisions révoltantes, a été le premier coup tordu contre Marcoussis. Par ailleurs, Paris n’a jamais exigé l’application du point 7 de l’accord qu’elle a parrainé : le désarmement des rebelles dès la formation du gouvernement d’union nationale. La France a torpillé le référendum sur l’éligibilité, alors que tous les exégètes de Marcoussis (dont Seydou Diarra) affirmaient qu’il était prévu. Aujourd’hui, elle soutient le G7 dans la logique de la «transition» de deux à trois ans… sans Gbagbo, si possible. Elle déresponsabilise la rébellion en camouflant ses crimes à Petit-Duékoué comme à Agboville.
Au Rwanda, la France officielle a feint de faire la paix… tout en préparant la guerre aux côtés de ses alliés. Malgré un embargo voté par le Conseil de sécurité des Nations unies, elle a continué d’armer ou de fermer les yeux sur l’armement du camp du génocide. Patrick de Saint-Exupéry nous le dit. «Début 1994, alors que la France assure s’être totalement désengagée du Rwanda, une trentaine de soldats restent sur place. Par l’intermédiaire du vendeur d’armes Dominique Lemonnier et d’autres réseaux, le soutien actif se poursuit. A Bruxelles, les services de renseignements signalent qu’ «une campagne de dénigrement des casques bleus belges» est organisée. Dans un télégramme en date du 15 mas 1994, ces services rendent compte de «livraisons d’armes en provenance de France» et rappellent qu’a «déjà été interceptée, le 21 janvier 1994, à l’aéroport de Kigali, une livraison de munitions déclassées parmi lesquelles des mortiers de l’armée belge en provenance de France». L’extermination démarre trois semaines après l’envoi de ce télégramme. Le 6 avril 1994 très exactement. Vers 20 heures 30. (…) Du 19 avril au 18 juillet 1994, en plein génocide, le «contact» du général Huchon a organisé, grâce à deux sociétés – DYL-Invest (France) et Mil-tec Corporation (Grande-Bretagne) –, six livraisons d’armes pour un montant de 5 454 395 dollars. (…) Le 19 mai 1994, un ancien des services secrets français en charge du dossier Rwanda au ministère de la Coopération avait affirmé à Gérard Prunier : «Nous livrons des munitions en passant par Goma. Mais bien sûr, nous le démentirons si vous me citez dans la presse.» (…) Le 18 juillet, en pleine opération Turquoise, des armes sont livrées aux tueurs en exil. L’aéroport de Goma, au Zaïre, est alors la tête de pont de l’intervention «humanitaire» lancée par Paris. Nos hommes sont partout : sur la piste, dans la tour de contrôle, sur les parkings, dans les hangars ou les champs avoisinant… Nous opérons sous mandat de l’ONU, un mandat impliquant entre autres la surveillance de l’embargo sur les armes. Pourtant, ce 18 juillet, un avion se pose sur la piste. Dans ses soutes, des armes pour une valeur de 753 645 dollars. Des armes que personne ne voit mais qui parviennent bel et bien à leurs destinataires.»
Ces propos nous terrifient lorsqu’on fait le rapprochement avec la Côte d’Ivoire : la France est également chargée de garantir un embargo pour le compte de l’ONU. Pendant qu’elle va jusqu’en Israël pour traquer des éventuelles armes loyalistes, plusieurs tonnes d’armes sont débarquées, mi-juillet 2005, à Ouagadougou puis à Bouaké, sous la supervision de Gilbert Diendiéré, chef d’Etat-major particulier de Blaise Compaoré… Dans la même semaine, le chef de la cellule Afrique de l’Elysée est à Ouagadougou où il s’entretient avec Diendiéré. Plus que troublant ! Au Rwanda comme en Côte d’Ivoire, les obligations internationales ne doivent valoir que pour les ennemis de la France.
(à suivre...)