Depuis le commencement de la deuxième Intifada et spécialement depuis que l'armée israélienne, sous la direction de Sharon, a réoccupé à plusieurs reprises les Territoires soumis au contrôle de l'Autorité palestinienne, on a vu refleurir, dans les rangs de l'extrême gauche, toute une série de slogans ineptes ou de comparaisons douteuses entre la politique de l'État d'Israël et celle du nazisme. Pour ce faire, les gauchistes ont procédé par réductions successives. D'abord le gouvernement d'union nationale israélien, que soutiennent donc presque tous les partis, est devenu le gouvernement Sharon. Ensuite Sharon est devenu le Boucher, puis Charogne - sinistre exemple de déshumanisation d'un ennemi de classe. Et enfin certains ont assimilé Sharon à Hitler (1). CQFD.
Pour comprendre comment on est arrivé là, j'aborderai le soubassement "théorique" qui a permis ces glissements en me servant d'un article paru dans Socialist Review de juillet-août 2002, puis je prendrai deux exemples significatifs dans la presse révolutionnaire française (Socialisme), et américaine (Socialist Worker) (2). Mais quiconque dispose d'un ordinateur peut, à l'aide d'un moteur de recherche sur Internet, et en tapant les mots Sharon et Hitler trouver des centaines d'autres occurrences de cet amalgame criminel.
Notons qu'en ce domaine, comme dans bien d'autres aujourd'hui, on ne peut trouver de raisons solides de lutter contre un adversaire qu'en le comparant à Hitler. De Bush (qui comparait Milosevic et Saddam Hussein à Hitler) aux révolutionnaires, on retrouve un langage, des réflexes pavloviens communs, qui dénotent une pauvreté particulière de la pensée, ce dont on ne s'étonnera pas de la part du président américain, mais dont on ne peut que s'inquiéter de la part de militants qui disposent en principe d'une tradition et d'un capital théoriques, d'un éventail d'arguments solides, pour combattre Le Pen, Milosevic, Saddam Hussein ou Sharon.
Les prétendues origines "économiques" de l'antisémitisme
Dans le numéro de juillet-août de Socialist Review Sabby Sagal revient sur ce qu'elle considère la position marxiste concernant la "question juive". Elle découpe l'histoire de l'antisémitisme en plusieurs périodes. Avant la révolution industrielle, l'antisémitisme s'expliquerait, selon elle, principalement par le fait que les Juifs étaient des usuriers, des collecteurs d'impôts, des banquiers, des commerçants, bref des intermédiaies nécessaires au fonctionnement de la petite production marchande, puis du capitalisme naissant. Cette "analyse" reprend une hypothèse avancée par le trotskyste Abraham Léon en 1942 dans Les marxistes et la question juive, livre méritoire à l'époque, car réalisé dans des conditions extrêmement précaires, mais aujourd'hui complètement dépassé.
Les progrès de la recherche historique
En effet, les historiens ont considérablement avancé depuis soixante ans. Il suffit pour cela de parcourir, par exemple, les quatre tomes de La Société juive à travers l'histoire, recueil de contributions publié sous la direction de Shmuel Trigano chez Fayard en 2000.
En terre d'islam, au Moyen Âge, les Juifs, loin d'être spécialisés dans le commerce et l'argent, exerçaient près de 250 métiers différents ! On est à des kilomètres du stéréotype du Juif incapable de cultiver la terre ou de travailler de ses mains. L'immense majorité étaient colporteurs, domestiques, employés, paysans, compagnons ou artisans.
Dans l'Occident médiéval, à une époque où, en théorie, les Juifs étaient cantonnés en principe à certaines professions, ils exerçaient en fait bien d'autres métiers que ceux qui leur étaient permis par l'Église. Les gros négociants et les banquiers juifs ne constituaient pas la majorité de la population juive, aussi réduites que fussent les communautés (elles variaient de quelques centaines à quelques milliers d'individus, à l'époque et étaient très dispersées sur le continent européen).
Les registres d'impôts du XIIème siècle, par exemple, montrent que seule une minorité des 3 000 Juifs vivant en Angleterre étaient assujettis à l'impôt, et que cette minorité payait pour l'ensemble de la communauté, bien trop pauvre pour verser quoi que ce soit. En Allemagne, au XIVème siècle, sur 8 000 familles, 2 000 étaient pauvres et dépendaient des aumônes de leurs coreligionnaires. Certains Juifs étaient même tellement démunis qu'ils se joignaient à des groupes de marginaux et de délinquants allemands, ce qui explique pourquoi le vocabulaire de la pègre allemande contient un nombre si important de mots hébreux ! En Moravie, dans une communauté de 50 foyers, au XVIIème siècle, 5 familles versaient les 3/5e des taxes communautaires. A Amsterdam, à la fin du XVIIIème siècle, 4 000 personnes entretenaient 18 000 indigents. A Francfort, en 1870, 25% de la communauté étaient sans ressources. A Varsovie en 1872, la haute bourgeoisie financière, industrielle et commerciale ne représentait que 6 % de la population juive. Ces quelques exemples pris sur un intervalle de sept siècles montrent bien la fausseté et la perversité du mythe judaïsme = religion de l'argent, mythe entretenu par les différents pouvoirs religieux et politiques, repris jusqu'à la nausée par Marx dans La Question juive et encore illustré récemment par Jacques Attali dans son livre sur Les Juifs et l'argent (3).
N'en déplaise aux marxistes simplistes et… aux antisémites, l'explication "économique" ne tient tout simplement pas la route. Aussi ne faut-il pas s'étonner que certains marxistes accumulent les contrevérités pour que leurs thèses ne volent pas en éclats. Ainsi dans l'article de Sabby Sagall déjà cité, l'auteur prétend qu'au Moyen Âge les Juifs jouissaient de "protections et de privilèges", qu'ils avaient un "statut bien meilleur que celui des serfs", toutes affirmations qui laissent penser que la majorité des Juifs de l'époque faisaient partie des classes privilégiées, ce qui est faux. L'explication économique ne permet pas de comprendre les raisons de l'hostilité des masses paysannes ou citadines à l'égard des Juifs pendant des siècles. : le facteur religieux a joué un grand rôle puisque toutes les sociétés occidentales jusqu'au XIXème siècle reposaient sur des valeurs chrétiennes et que ces valeurs organisaient tout : le pouvoir politique, la justice, l'enseignement, les lois, la vie sociale, etc. ; mais des facteurs linguistiques, ethniques, puis nationaux sont aussi intervenus : en dehors de l'hébreu, du judéo-espagnol ou du yiddish, les Juifs parlaient souvent une autre langue que celle du pays où ils habitaient (par exemple, les Juifs anglais expulsés de France en 1066, parlaient français, avant d'être chassés à leur tour d'Angleterre deux siècles plus tard, en 1290 ; en 1895, 80 % des Juifs serbes parlaient encore le judéo-espagnol tout comme 96 % des Juifs bulgares, etc.) et cette particularité les distinguait et les isolait du reste de la population ; enfin, le fait que les Juifs savaient lire et écrire (pour des raisons religieuses) faisait d'eux une minorité très distincte, dans un océan d'illettrisme et d'ignorance crasse entretenu par l'Église et les classes dominantes. L'alphabétisation constituait pour eux un atout très appréciable lorsqu'on leur permettait d'exercer leurs talents, et cela ne pouvait que susciter la haine et la jalousie.
Mais le fait que les marxistes réduisent l'antisémitisme à une question principalement économique a une seconde conséquence problématique : cela impliquerait que, lorsque le mode de production capitaliste aura disparu, toutes les formes de racisme s'envoleront en fumée (4). Difficile d'imaginer une position plus naïve.
Israël : une "colonie de peuplement" aux allures de mouvement de libération nationale
En ce qui concerne le sionisme, il est curieux que le SWP britannique qui appuie (avec raison) la lutte de libération nationale des Palestiniens après avoir soutenu, de façon relativement critique, tous les mouvements d'émancipation nationale depuis un demi-siècle, ne se rende pas compte que le sionisme a lui aussi été une sorte de mouvement d'émancipation nationale, même s'il a abouti à construire une colonie de peuplement, à l'image des États-Unis, de l'Australie ou de l'Afrique du Sud (5) , ce qui lui donne des caractéristiques particulières et fort déplaisantes. Mais n'est-ce pas le cas de tous les mouvements de libération nationale ? Si la plupart d'entre eux n'ont pas été soutenus par l'impérialisme américain, ils ont bénéficié du soutien militaire très efficace de l'impérialisme russe. Où est la différence ?
Une difficulté théorique incontournable
Enfin, l'argument selon lequel le sionisme aurait besoin de l'antisémitisme pour exister rappelle l'argumentation de ceux qui prétendent que si les femmes ne portaient pas des minijupes ou des décolletés plongeants, elles ne se feraient pas violer par les hommes. (Sab-by Sagala va jusqu'à écrire que "lorsque l'antisémitisme n'existe pas, le sionisme le crée de toutes pièces". Elle cite à l'appui de sa "thèse" le fait que le Mossad aurait posé une bombe dans les années 50 à l'intérieur d'une synagogue de Bagdad pour créer la panique chez les Juifs irakiens. On a du mal à croire qu'une seule bombe ait suffi à mettre fin à 2000 ans de coexistence idyllique !) Poussons ce "raisonnement" plus loin : s'il n'y avait plus de Juifs, il n'y aurait plus d'antisémitisme, n'est-ce pas ? C'est d'ailleurs le raisonnement que tient Marx dans La Question juive lorsqu'il explique qu'une fois que tous les peuples (dont les Juifs) se seront débarrassés de l'aliénation religieuse, les Juifs disparaîtront (en 1844, Marx ne pensait évidemment pas à une élimination physique, mais à une assimilation totale et une disparition des barrières culturelles, religieuses, raciales, sociales, etc., entre les hommes).
On voit bien que l'existence du peuple juif pose un problème aux "marxistes", et qu'ils n'arrivent pas à définir une position face à ces millions d'hommes et de femmes qui ne rentrent pas dans leur cadre théorique rigide. On sent l'irritation et l'incompréhension poindre lorsque Sabby Segal nous explique que "la plupart des peuples de l'Antiquité ont été assimilés dans les sociétés environnantes et ont disparu en tant que groupes ethniques distincts". Ah, ces Juifs tout de même quels empêcheurs de tourner en rond !
Curieusement, la majorité de ces marxistes tombent dans l'exaltation du nationalisme arabe ou panarabe, phénomène encore plus flou et complexe à saisir que le nationalisme juif, mais peu importe. Tout à coup il n'est plus question de s'étonner du manque d' "assimilation"… des Arabes ! Marx n'a pas écrit un ouvrage s'appelant La Question arabe ou La Question musulmane, aussi se sentent-ils le droit de se lancer dans toutes sortes d'innovations catastrophiques (6).
Juifs et Arabes : 2000 ans de paix ?
Dans son article, Sabby Sagal prétend également que les Arabes et les Juifs ont vécu en bonne intelligence pendant 2 000 ans et que seules l'existence d'Israël et les "provocations" de cet État auraient suscité l'hostilité des masses arabes contre les Juifs. Là encore, l'auteur ignore délibérément la réalité et ne tient pas compte des données historiques.
Quiconque a ouvert le Coran ne serait-ce que quelques minutes ne peut ignorer qu'il s'agit d'un ouvrage rempli de propos extrêmement violents et haineux contre les Juifs. Certes, les diatribes anti-juives coexistent avec des analyses plus modérées, mais force est de constater que ce ne sont pas les parties les plus subtiles du Coran qui ont eu, historiquement et politiquement, le plus d'impact (7). Ensuite, il faut souligner que les Juifs étaient soumis à un statut spécifique dans le monde musulman (celui de dhimmi) sans doute meilleur que celui qu'ils avaient sous la chrétienté médiévale, mais qui ne leur garantissait pas l'égalité juridique totale, et leur interdisait d'exercer certaines fonctions.
Enfin, ce que l'auteur oublie de dire, c'est que la situation des Juifs dans les pays arabes est devenue plus difficile au XXème siècle non tant pas à cause de la création de l'État d'Israël en 1948, mais à cause des mouvements d'indépendance nationale qui ont affecté toute cette zone géographique et avaient commencé dès le début du XXème siècle. Les Français d'Algérie ont dû faire leurs valises, comme les Juifs des pays arabes, parce que ces deux communautés, pour des raisons historiques en partie différentes, ne se sont pas montrées solidaires des luttes pour l'indépendance nationale dans les régions où elles vivaient depuis des siècles, et parce qu'elles occupaient une position sociale à bien des égards "privilégiée" par rapport aux masses arabes paupérisées, du moins dans leur relation avec les puissances coloniales. Et même si Israël n'avait pas été créé en 1948, il y a gros à parier que les Juifs des pays arabes auraient de toute façon servi de boucs émissaires aux nationalistes locaux.
Le sionisme est né et a prospéré historiquement surtout parce que des millions d'hommes et de femmes, pour des raisons à la fois religieuses et historiques, ont considéré et considèrent toujours qu'ils ont en commun quelque chose de très fort, de plus puissant que leur appartenance à tel ou tel État national. Ce "quelque chose" (ce sentiment d'appartenance à un peuple) varie suivant les individus, les périodes, les groupes sociaux, et depuis l'existence de l'État d'Israël il est évidemment instrumentalisé par le sionisme. Mais il existait bien avant la Shoah et le sionisme. Dans une telle confusion politique et théorique, on comprend mieux comment, dans la propagande antisioniste quotidienne, peuvent se produire des glissements douteux. Et nous allons en donner deux exemples.
A trop vouloir prouver…
Mar 12 Déc - 7:10 par mihou