mercredi 6 décembre 2006
Lettre de Jérusalem
Troisième jour de reportage dans la Ville sainte… et annexée depuis sa conquête en 1967. Philippe Rekacewicz [le cartographe du Monde diplomatique] et moi avions décidé, ce matin-là, d’interviewer Meir Margalit. Fonctionnaire de la ville pendant vingt-quatre ans, puis conseiller municipal du parti de gauche Meretz cinq années durant, ce Juif venu d’Argentine en 1972 coordonne désormais le Comité israélien contre les démolitions de maisons (Icahd).
A Jérusalem-Est, les autorités israéliennes — qui se considèrent comme « chez elles » alors qu’elles ne sont, aux yeux du droit international, qu’une « puissance occupante » soumise aux strictes obligations de la quatrième convention de Genève — ne se contentent pas d’installer des colonies juives tout autour de la vieille ville comme au sein de celle-ci : elles y détruisent aussi des habitations, des magasins et des ateliers palestiniens, construits « sans permis », explique la municipalité. Ce que celle-ci oublie de préciser, c’est qu’elle s’octroie le « droit », parfaitement illégal, de n’accorder d’autorisations qu’au compte-gouttes et à prix d’or — le seul dossier de demande coûte quasiment aussi cher que la future construction. Les dernières statistiques en date indiquent 152 démolitions en 2004 et 94 en 2005. Une diminution en trompe-l’œil : calculé en mètres carrés, le bilan s’est aggravé, passant en un an de 9 000 à 12 000.
En pleine explication, le militant pacifiste est interrompu par la sonnerie de son portable. Branle-bas de combat : un ami de Betselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains, annonce qu’une maison est en cours de démolition à Al-Tur, un quartier arabe de la ville. Le temps que le taxi trouve l’emplacement, il est déjà trop tard. Gadir Hajjam Ghneim et sa famille contemplent, impuissants, leur demeure à moitié détruite. En face des ruines s’empilent armoires, casseroles, jouets, vêtements : tout ce qu’ils ont pu sauver — le bulldozer ne leur a même pas laissé le temps de récupérer les meubles de leur chambre à coucher, ni ceux de leur cuisine…
C’est tout juste si nous avons pu échanger quelques mots avec les victimes et prendre quelques photographies du désastre (dont celles ci-dessous) : Kareem, de Betselem, vient d’apprendre que les démolisseurs poursuivaient leur besogne à Ras Al-Amoud, un autre quartier arabe situé à l’intérieur des frontières municipales élargies de Jérusalem-Est. Une demi-heure plus tard, nous y voilà, guidés par les habitants, puis par… le bruit des engins municipaux.
La rue est bouclée : des dizaines de voitures de la police et de l’armée, des hommes en armes en pagaille. Même les minibus qui ramènent les enfants de l’école devront faire demi-tour. Quiconque prétend discuter se fait rabrouer grossièrement : le riche vocabulaire des forces de l’ordre colonial va de « Fous le camp ! » à « Va-t-en ! », sans oublier « Barre-toi ! ». Seules nos cartes d’accréditation comme journalistes étrangers nous permettront de parvenir à proximité. Mais des voisins inviteront les militants de l’Icahd et de Betselem à grimper sur leur terrasse, d’où l’on a une vue imprenable sur le bâtiment de béton soumis aux coups de boutoir du bulldozer.
Cette fois, il ne s’agit pas d’une habitation, mais d’un atelier d’ébénisterie, appartenant à la famille Amer. En face, à quelques centaines de mètres, en haut d’une colline destinée à la colonisation, le mur sépare Ras Al-Amoud d’Abou Dis : derrière le monstrueux serpent de béton, on devine le toit du siège, vide, du Parlement palestinien. Ici, comme partout à Jérusalem, la « barrière de sécurité » sépare non pas les Palestiniens des Israéliens, mais les Palestiniens tolérés à Jérusalem des Palestiniens expulsés… sans qu’ils aient bougé !
Le pire est que, dans les deux cas, les destructions de ce matin s’avèrent illégales, même aux yeux de la loi israélienne. La justice avait en effet accordé un sursis aux propriétaires concernés et « gelé » l’ordre de destruction. Mais l’inspecteur municipal n’en a eu cure. Dans le premier cas, il a exigé de voir l’acte original et, en attendant, donné son feu vert à la démolition, qu’il n’a interrompue que sur présentation du jugement. Quant au second cas, il a fait comme s’il ignorait tout du sursis, et n’a arrêté le saccage que sur injonction téléphonique directe de la mairie.
Cette fois, nos amis de l’Icahd n’ont pas pu, comme souvent, arrêter les destructeurs. « Mais nous les traînerons devant la justice, israélienne et internationale », lâche, dans un accès de colère froide, Meir Margalit. S’agissant de territoires annexés, la destruction de maisons comme de locaux artisanaux ou industriels constitue, en effet, un « crime de guerre »…
Coïncidence ? A des milliers de kilomètres de là, à New York, le 1er décembre, l’Assemblée générale des Nations unies vient d’adopter, comme chaque année, une résolution réaffirmant que « toute action que ce soit menée par Israël pour imposer ses lois, sa juridiction et son administration sur la Ville sainte est illégale et en conséquence nulle et non avenue, et n’a pas la moindre validité (1) ». Seuls ont voté contre : Israël, les îles Marshall, la Micronésie, Nauru, Palau et… les Etats-Unis.
Ici, des faits accomplis. Là, des discours routiniers…
Dominique Vidal
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2006-12-06-Lettre-de-Jerusalem