Relire L’Aventure Ambiguë de Cheikh Hamidou Kane
22/03/2006
Ecrit en 1952 et publié seulement à Paris en 1961 chez Julliard, ce roman signé par Cheikh Hamidou Kane est devenu rapidement un classique de la littérature négro-africaine par la force de son questionnement, par l’ambiguïté caractéristique du voyage temporel d’Homo Africanus aux prises avec l’impossible choix : que garder de soi, de son passé et qu’adopter de chez les vainqueurs.
La question passait pourtant pour liquidée avec les victoires sans macules des idéologies nouvelles, celles des Lumières, du christianisme, de l’Islam sur les cultures, théodicées, prénotions indigènes. Les années 60 et suivantes consacraient justement l’école du développement, de l’européanisation, de l’occidentalisation. Les jeunes africains formés à ces dieux de la modernité ne se privaient pas pour exhiber leurs diplômes, ferrailles et quincailleries, fétiches inatteignables de l’ère de L’Homme blanc.
Les croisés, cette fois descendants félons des déclinants gardiens des reliques des civilisations anciennes en péril, assuraient désormais la reproduction de l’ordre de Blanc, en bons convertis qu’ils étaient. Il semblait falloir apprendre en toutes choses la loi de l’occupant, du blanc, faire et être comme lui, étudier ou voler sa puissance. Fallait-il le faire avec tactique ou s’investir sans limite dans les habits, habitudes, études, ruptures exigées par la norme romaine plutôt qu’islamique, autrefois conquérante mais finalement vaincue elle aussi par le thaumaturge sans couleur ?
L’interrogation sonnait quand même trop juste, trop pointue, trop puissante pour fondre sous les esquives, feintes illusoires et manœuvres d’autopersuasion. Les enfants iraient à l’école des Blancs, ce qu’ils apprendraient vaudraient-ils ce qu’ils oublieraient ? Problématique résistante, étonnamment survivante à la nécessité d’apprendre le langage du Leucoderme apparence de fantôme, son art consommé de vaincre sans avoir raison, ce qui s’appellerait lier le bois au bois.
Et voilà que les promesses non tenues de l’occidentalisation, de la ruée vers l’or de l’école des «évolués», des transferts de technologie qui devaient faire de chaque bout d’Afrique une petite Suisse, les regards ont recommencé à se détourner des chapelles. C’est que le chemin menant à la génuflexion devant le crucifix est pavé de bien des lambeaux humains agonisants le long de rues agonisantes elles même de faim de goudron, de faim d’entretien, de brutalités quotidiennes infligées par des roues rouillées, des gentes à même le macadam. Cette pauvreté crue seul aliment en phase de démocratisation rapide réoriente de fait les investissements matériels et religieux mais surtout réactualise les angoisses d’hier. On aurait fait du sur place ?
Les pinces aiguisées de la paupérisation avancent inexorablement vers les peuples désemparés, et les légitimations de leurs efforts de «désafricanisation», d’échappement aux animismes, traditions, précolonialités rétrogrades ont perdu en pertinence et même en noblesse factice. On en est au retour des initiations africaines, à la redécouverte de l’histoire, du passé, à l’appel aux conteurs dans la diaspora africaine qui se prend d’une frénésie de consommation de produits culturels africains : livres, paralittérature, religions et spiritualités, ...
Comme pour appuyer les tentatives de renouer et de rattacher les lianes du présent à celles du passé, une vision émergente de la diversité culturelle, du multiculturalisme se développe au sein des pays occidentaux à prétention universaliste confortant les velléités de préservation des identités, des mémoires, des traditions matérielles et immatérielles. Les plus savants des suivistes négro-cultivés sont donc entrain de changer de fusil d’épaule. Après avoir remplacé le puits par les tuyauteries même douteuses en salubrité et qui un éphémère temps firent illusion, ils affûtent aujourd’hui des énoncés sur l’urgence sanitaire, culturelle, psychologique, économique, identitaire, etceterataire du sein maternel tété aux lèvres naturelles vierges du nouveau né ...
Ceci ne renseigne t-il pas sur le fait que l’Aventure est restée ambiguë ? Et qu’elle risque de le demeurer tant qu’aucune idéologie en action n’aura donné de signes irrévocables de sa supériorité sur les rengaines anciennes trompeuses, mensongères et corrompues ? Une chose serait donnée pour à peu près certaine, la relecture de L’Aventure Ambiguë du sénégalais Cheikh Hamidou Kane n’est pas elle une aventure ambiguë.
Ze
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