La Presse
Monde, vendredi 15 août 2003, p. A12
Analyse
L'étrange aventure libérienne des États-Unis
Khan, Jooneed
Le Liberia, un "État africain fondé par d'anciens esclaves américains"? Pas tout à fait. Ses fondateurs furent des Américains blancs, propriétaires d'esclaves et antiesclavagistes quakers réunis dans une étrange alliance vouée à rapatrier en Afrique autant d'esclaves libérés que possible des plantations américaines.
Le lien entre le Liberia et les États-Unis n'est donc pas seulement celui de l'origine des classes dominantes. Il renvoie à l'establishment américain, et se reflète dans l'Étoile solitaire, le drapeau national frappé d'une étoile blanche sur fond bleu et strié de six bandes rouges et cinq bandes blanches, dans l'ascendant de la langue anglaise, et dans l'économie, le dollar américain ayant été la monnaie libérienne jusqu'en 1997.
Autre paradoxe: l'État libre, car c'est le sens du mot Liberia, ne l'a été que pour les Libéro-Américains, c'est-à-dire les classes régnantes issues de la population d'esclaves rapatriés des colonies américaines, et antillaises. Pour les peuples autochtones, de tribus et langues diverses, l'expérience en fut une de colonisation, souvent brutale, et de travaux forcés et d'esclavage dénoncés en 1930 par la défunte Société des nations.
C'est dans ce chaudron explosif que des troupes américaines ont débarqué hier, pour tenter de réconcilier les Libéro-Américains (5 % des 3,3 millions d'habitants) largement fidèles au président chassé Charles Taylor, et les autochtones (95 % des Libériens) plus proches des mouvements rebelles MODEL et LURD.
Laissant l'essentiel de l'instauration de la paix aux forces ouest-africaines, les responsables américains s'emploient plutôt à discuter avec les rebelles qui réclament rien de moins que la présidence du pays.
"Nous avons une responsabilité d'aider à résoudre certains des problèmes que nous avons aidé à créer", déclarait en 1990 à propos du Liberia la républicaine Nancy Kassebaum, alors présidente du sous-comité sur l'Afrique du Sénat américain.
Un an plus tôt, dans la nuit de Noël 1989, Charles Taylor, un Libéro-Américain, avait envahi le Liberia à la tête d'une poignée d'hommes armés du Front patriotique national du Liberia (FPNL). Son objectif: renverser le sergent-président Samuel Doe, un autochtone Krahn, dont il fut ministre et qui l'avait accusé d'avoir détourné des millions de dollars. "Un bon Doe est un Doe mort", déclara Taylor.
Le drame qui se joue au Liberia trouve son origine dans l'aventure de l'entrepreneur quaker américain Paul Cuffee, qui en transporta un petit groupe d'esclaves affranchis en Sierra Leone, alors colonie britannique. Il voulait les aider à "s'établir comme peuple", persuadé qu'ils n'avait pas d'avenir aux États-Unis.
Dès 1817, des esclavagistes américains trouvèrent l'idée bonne: ils ne voulaient pas d'esclaves affranchis chez eux, redoutant les révolutions à la Saint-Domingue. Ils fondèrent la American Colonization Society (ACS) et prirent le relais de Paul Cuffee, décédé la même année. La colonie de Christopolis fut renommée Monrovia en 1824, en l'honneur du président américain James Monroe, lui-même membre de l'ACS.
Le Maryland, la Virginie, le Mississippi fondèrent leurs propres colonies dans la zone et leurs territoires se joignirent à Monrovia. En 1846 les colons libéro-américains, soumis à l'ACS, optèrent pour l'indépendance.
La Grande-Bretagne et la France reconnurent aussitôt le nouveau pays; les États-Unis ne le feront qu'en 1862, sous Abraham Lincoln. En 1869 est fondé le True Whig Party, qui gouvernera le Liberia jusqu'en 1980, accordant de lucratives concessions d'hévéa à la compagnie Firestone et ouvrant ses ports aux armateurs étrangers attirés par le "pavillon de complaisance" libérien.
William Tubman exerce sept mandats consécutifs depuis 1944 comme président, et grand allié régional des États-Unis contre le communisme. Il meurt en poste en 1971. C'est son successeur William Tolbert que le sergent Doe renverse et assassine en 1980, avec les conséquences que l'ont n'a pas encore fini d'évaluer dans cette plaque tournante de tous les trafics en Afrique de l'Ouest- et où l'on parle maintenant de pétrole.