Non seulement la réduction de la durée du travail a offert du temps libre aux salariés, mais elle a aussi légitimé un certain droit à la paresse. Enquête sur une révolution
«Le travail n'est plus un marqueur social»
L'avis de Xavier Charpentier, patron du planning stratégique chez Publicis
Le travail est désacralisé. Il ne définit plus l'homme en tant qu'individu social. Désormais, la manière dont chacun occupe son temps libre paraît plus déterminante: répondre à la traditionnelle question du lundi «Qu'est-ce que tu as fait ce week-end?» distingue autant que le métier. Celui qui aura passé son dimanche devant la télévision n'est pas le même que celui qui aura fait une randonnée en VTT avec ses enfants. Il s'agit d'un vrai changement de civilisation. Ce qui rend l'autre intéressant, selon un consensus tacite, c'est aussi - surtout? - ce qu'il fait en dehors de son travail. Certes, la notion de temps libre n'est pas nouvelle dans l'Histoire. Sous l'Ancien Régime, il y avait déjà beaucoup de jours chômés, qui correspondaient aux fêtes religieuses. Mais ce temps vacant était collectif et, en un sens, normé. Aujourd'hui, individualisé et utilisé librement, il devient un nouveau marqueur social. Ainsi, les 35 heures sont le symptôme d'une révolution des mentalités. Elles répondent à une nouvelle aspiration: avoir plus de temps libre pour mieux se définir. Et les politiques comme les publicitaires doivent prendre en compte cette nouvelle donne.
Leurs idoles? Gaston Lagaffe, The Dude (héros lymphatique de l'un des films cultes des frères Coen), Dilbert, le chanteur Antoine. «Le Père Noël n'est pas mal non plus dans le genre, s'amuse Grégori, 27 ans. Travailler un jour par an et réussir à garder son job, c'est très fort!» Clin d'œil vers l'ami François et les deux cofondateurs du site Internet Gaf.free.fr - comprenez: Glande à fond.free.fr - partent d'un éclat de rire. Ils peuvent. Webdesigners à Paris, ces deux hédonistes amateurs sont devenus, en l'espace de deux ans, une véritable référence en matière d'oisiveté professionnelle.
Par le seul bouche-à-oreille, près de 200 000 internautes se sont déjà connectés au site. «Près des trois quarts du contenu sont l'oeuvre de contributions extérieures», souligne fièrement François. A croire que le thème est porteur.
«Le travail n'est plus la grande idéologie ni un impératif catégorique, confirme Michel Maffesoli, professeur de sociologie à la Sorbonne et auteur de L'Instant éternel (Denoël). Depuis les années 1960, on est passé du "Tu dois travailler" à "Il le faut bien". Aujourd'hui, les gens travaillent, mais ils relativisent, et cherchent à côté d'autres éléments de réalisation de soi.» Portée par la croissance, les 35 heures et une sorte de souffle libertaire qui les accompagne, la vague des revendications grossit à vue d'œil. Après les pompiers et les convoyeurs de fonds en septembre, les policiers, gendarmes, boulangers, buralistes et infirmières en novembre, les médecins et les enseignants défilent à leur tour pour exiger l'amélioration de leurs conditions de travail. Et le virus paraît coriace... Même les inspecteurs du travail - en Alsace, notamment - s'y mettent, et militent pour une application plus avantageuse des 35 heures!
«Les salariés redécouvrent qu'il y a une vie en dehors du travail, analyse Dominique Vastel, directeur de Sociovision-Cofremca. On est revenu des excès des années 1980, la crise est passée par-là, et, avec elle, les licenciements massifs. Aujourd'hui, l'argent est moins une fin en soi et de plus en plus un moyen. Le travail, le salaire, les promotions restent des éléments importants, mais ils passent derrière la qualité de vie et l'épanouissement personnel.»
© J.-P. Couderc/L'Express
Sabine Fouquet,
33 ans, intérimaire.
«Si le boulot
ne me plaît pas,
je plaque tout!»
A bas les postes à responsabilité, les CDI-prisons, les discours sur la vocation ou l'esprit d'entreprise! Interrogés par Ipsos au printemps 2001, 54% des Français affirment préférer gagner moins, mais avoir plus de temps libre. Conséquence de la crise, mais aussi des débordements boursiers et des plans sociaux à répétition, ils se mettent à penser d'abord à eux-mêmes. Quitte à sacrifier au rituel du plan de carrière. A peine entrés dans la vie active, de jeunes embauchés exigent un droit de regard sur leurs horaires et projettent des voyages au bout du monde. D'autres salariés, plus âgés, exigent du temps pour leur famille et disparaissent entre deux réunions pour s'offrir un brin de shopping. Quand ils ne rêvent pas de préretraite à peine passé le cap de la cinquantaine. Tous, jeunes ou seniors, cadres, saisonniers ou employés, semblent s'être donné le mot: relâche! Une révolution pour la société française... et un bouleversement pour le monde du travail.
Astrid et Frédéric ne cachent pas leur excitation. Plantés au beau milieu de leurs 30 mètres carrés parisiens, ils contemplent, sans se lasser, les centaines de photos prises au cours de leur périple de six mois autour du monde. «Nous avons décidé de partir sur un coup de tête, avoue Frédéric. Astrid venait de quitter son boulot, elle voulait voyager avant de chercher autre chose. J'ai demandé un congé sabbatique pour l'accompagner.» Diplômé d'HEC, Frédéric était pourtant consultant dans un prestigieux cabinet anglo-saxon depuis trois ans. Et un employé modèle. «Mes supérieurs se sont sans doute montrés d'autant plus compréhensifs», reconnaît-il. Astrid sourit. Elle repart dans deux mois en mission, humanitaire cette fois... «La vie est trop courte pour ne pas en profiter!», lance-t-elle.
La préretraite: un droit revendiqué
«Les jeunes ont grandi dans la crise et mettent désormais le plaisir au centre de leur vie au travail, analyse Dominique Vastel. Ils veulent participer à la définition des règles de l'entreprise.» Une soif de liberté qui explique largement le succès des césures professionnelles. L'association Aventure du bout du monde, créée il y a treize ans, rassemble ainsi, aujourd'hui, plus de 4 500 aficionados. «Informaticiens, instituteurs, membres des professions médicales, le plus souvent trentenaires, nos adhérents profitent à plein des dispositifs existants pour libérer leur temps», observe Didier Jehanno, l'un des fondateurs de l'association. Compte épargne-temps, congé sabbatique, congé solidaire, tout est bon pour s'offrir un brin d'exotisme. L'association ne s'en plaint pas, qui table sur une croissance annuelle de 10% de ses effectifs...
© J.-P. Couderc/L'Express
Bruno Marzloff,
sociologue et directeur
du groupe Chronos.
«Face à la crise, les employeurs ont inventé la flexibilité. Les salariés
les prennent au mot»
D'après un récent sondage Ifop, plus du tiers des salariés âgés de 18 à 40 ans pensent changer d'employeur dans les deux ou trois ans à venir. Et - pourquoi pas? - s'offrir, au passage, le temps de respirer. Selon une enquête CSA réalisée en avril 2000, 80% des jeunes se verraient bien alterner des périodes de travail et de formation, et 83% attendent du travail qu'il leur «permette d'avoir une vie à côté». Tous avancent ce besoin d'équilibre en tête de leurs préoccupations. Pour Jean-Pierre, ancien directeur des ressources humaines d'une compagnie aérienne, la révolution culturelle est flagrante: «Il y a encore dix ans, affirme-t-il, les jeunes embauchés étaient prêts à tout pour grimper dans la hiérarchie. A présent, ils s'inquiètent en premier lieu des conditions de travail, des congés et des horaires. Si quelque chose ne leur convient pas, ils partent sans demander leur reste!» Et, une fois n'est pas coutume, leurs aînés suivent l'exemple. Après trente ans de bons et loyaux services, lui-même n'a pas résisté à l'appel de la retraite anticipée. «J'adorais mon métier, mais je me sens encore jeune. J'ai envie de profiter de la vie à plein temps», confie-t-il dans un sourire.
«On observe des comportements nouveaux depuis deux ou trois ans chez les cadres, note Jacky Châtelain, directeur général de l'Apec. Ils ne croient plus à l'entreprise-famille, à l'existence d'une carrière toute tracée, mais veulent, au contraire, une relation donnant-donnant avec leur employeur.» Et ce, quel que soit leur âge. A 62 ans, Gérard Lauzel a déjà quatre années de vacances à son actif, et toujours un projet en cours. «Après trente ans passés dans la même entreprise, je savoure!» lance-t-il. Comme lui, entre 460 000 et 500 000 salariés profitent allègrement de leur repos anticipé. Hier sanction économique, la préretraite est devenue un droit revendiqué par tous. Et une nouvelle source d'épanouissement.
Les employeurs n'ont qu'à bien se tenir. Dans sa PME du Vaucluse, Fayçal Chekhar a beaucoup de mal à tenir ses 49 salariés. Son entreprise, sous-traitant automobile, est passée aux 35 heures annualisées en 1997, sous la loi Robien. Et en 1998, l'absentéisme record des ouvriers en période de pointe lui a fait perdre plus de trente jours de production. «14% des effectifs manquaient à l'appel, trois fois plus qu'en temps normal», raconte-t-il. Pour remotiver ses troupes, il a pourtant tout essayé! Jusqu'à fixer la prime de fin d'année au prorata des jours d'arrêt de travail. En vain. Avec ou sans prime, il ne trouve personne pour accepter de travailler le samedi après-midi. Pis, tous ses employés souhaitent revenir à une semaine de cinq jours.
Et pour cause. D'après une récente enquête Cofremca (publiée en 2000), près des trois quarts des salariés estiment que leurs intérêts et ceux de l'entreprise divergent. «Le divorce est consommé! lance Guy Groux, directeur de recherche au Cevipof. Le travail n'est plus la valeur essentielle de la société, les individus se retirent vers la sphère privée.» 35 heures ou pas, la tendance paraît irréversible. Les salariés ne se contentent pas de RTT de façade, pourvoyeuse de stress et de nouvelles contraintes. Ils veulent du temps libre, du vrai.
A chacun sa manière. A 33 ans, Sabine, mère de deux jeunes enfants, est inscrite chez Manpower depuis plus de trois ans. Et revendique son choix de vie. «Dans l'intérim, on garde toujours une porte ouverte, rien ne nous lie vraiment à l'entreprise; si une mission se passe mal, on peut toujours la quitter et en prendre une autre.» Embauchée comme intérimaire chez Monoprix en octobre 2000, elle a finalement accepté le poste en CDI offert par l'entreprise. Mais prévient tout de suite: «Pas question de me mettre le fil à la patte. Si le boulot ne me plaît pas, je plaque tout; je ne veux pas sacrifier ma vie personnelle!»
Un nouveau concept: les «baladeurs»
Pour la même raison, Danielle a choisi, elle, de quitter définitivement le confort du salariat. Après douze années passées au sein du même service de comptabilité d'une grande entreprise en région parisienne, elle a donné sa démission il y a bientôt un an. A 52 ans. «Je regardais les annonces régulièrement, j'ai vu qu'il y avait beaucoup d'offres correspondant à mon profil. J'ai déposé une candidature spontanée auprès de Manpower Cadres», raconte-t-elle. Sans l'ombre d'un regret. «Je gagne moins, admet-elle, mais je vis beaucoup mieux! Je peux prendre du recul sur ce que je fais, je travaille à court terme. Finalement, je dors mieux la nuit, et je suis toujours curieuse de savoir ce que l'avenir me réserve...»
© J.-P. Couderc/L'Express
Pascale Reisser,
23 ans, infirmière.
«Des vacances quand bon me semble»
Ou comment rompre efficacement avec le syndrome du cadrus interruptus. L'expression est d'Yves Lasfargues, directeur des études au Crefac, un centre de formation permanente. «Aujourd'hui, un cadre reçoit un message toutes les trois minutes et quitte le bureau sans avoir l'impression d'avoir eu le temps de faire quoi que ce soit», constate-t-il. Autant dire que la déprime le guette. Ses besoins de respiration sont à la mesure de sa fatigue et de son stress. «Les revendications autour d'un droit à la coupure et à l'isolement vont aller en augmentant, prédit l'expert. Pour tous les salariés, la vraie demande est celle d'un équilibre. Ils veulent maîtriser leur temps.» En l'espace d'un siècle et demi, la durée annuelle légale de travail est certes passée de 3 000 à 1 600 heures. Mais le rapport au temps, aussi, s'est profondément modifié. «La sonnerie d'usine ne rythme plus les horaires de nos vies, rappelle Bruno Marzloff, sociologue et directeur du groupe Chronos. Pour faire face à la crise économique, les employeurs ont inventé la flexibilité. Maintenant que la croissance est revenue, les salariés les prennent au mot.» Et une nouvelle catégorie d'individus émerge, qui grossit à vue d'œil: les «baladeurs». Le concept est nouveau, mais s'appliquerait déjà, selon lui, à près de 20% de la population active. «Il y a seulement dix-huit mois, il concernait à peine 11% des actifs», constate-t-il. Féminins à 60% - «Les femmes sont plus habituées à la polyvalence que les hommes» - les baladeurs travaillent chez eux, voire en vacances, mais sont aussi capables de s'absenter du bureau pour faire leurs courses ou passer à la crèche. Le plus souvent hyperactifs, ils utilisent le téléphone portable et Internet comme autant d'outils de liberté. Et ne sont obsédés que par une chose: maîtriser leur temps.
«Dans la nouvelle économie, les salariés se comportent comme des clients»
Institutrices en classe de CP dans la banlieue sud parisienne, Sylvie et Anne-Marie en ont fait la pénible expérience. «En mai 2001, nous avons découvert une nouvelle mode: l'école à la carte! lance Sylvie. Les parents qui font le pont prennent parfois une semaine de vacances entre deux week-ends, et n'hésitent pas à emmener leurs enfants avec eux.» Pour garder ses élèves à niveau, elle a dû leur donner des cours de rattrapage pendant les heures de récréation et de déjeuner. Anne-Marie enrage: «Les parents font passer les loisirs avant le travail scolaire!»
«Les gens assument la paresse»
A 23 ans, frais émoulu de l'Essec, Antoine Richard n'aurait sans doute pas renié ce type d'éducation. Etudiant, il s'offrait au minimum six mois de break par an, «pour préserver [son] équilibre», explique-t-il sans rire. A l'approche de l'entrée dans la vie active, il n'a pas hésité une seconde à s'embarquer huit mois... dans un tour du monde à vélo. Pour autant, sorti de l'Essec en juin 2001, l'idée de se mettre au boulot ne le désarçonne pas. Mieux, il a choisi de postuler un emploi dans le conseil, mais pose d'emblée ses conditions: travailler un trimestre sur deux. Utopique? Apparemment non, car deux cabinets lui ont déjà proposé un entretien. En connaissance de cause.
Mer 30 Aoû - 1:22 par mihou