Grigory Perelman adore les énigmes mathématiques, pas les honneurs
LE MONDE | 19.08.06 | 15h14 • Mis à jour le 19.08.06 | 15h14
uand certains courent les honneurs et font le siège des médias pour se construire une image, lui les boude et les ignore.
Superbement. Grigory Perelman, 40 ans, cheveux rares et barbe de pope, les yeux dans le vague soulignés par d'épais
sourcils, est ailleurs. Dans un univers où bien peu abordent : la topologie. Une branche des mathématiques qui traite des
formes et soutient qu'il existe, mathématiquement parlant, bien peu de différences entre un cercle et une ellipse, une
chambre à air et un beignet, une sphère et un lapin pour peu que l'on sache y faire...
Ce monde-là, le mathématicien de l'Institut Steklov de Saint-Pétersbourg le maîtrise parfaitement et ses travaux pourraient
lui valoir de recevoir, mardi 22 août à Madrid, lors de la cérémonie d'ouverture du Congrès international des mathématiques,
la médaille Fields. Une sorte de prix Nobel de mathématique décerné tous les quatre ans à un mathématicien de moins de 40
ans - il les a eus le 16 juin - et qui a déjà récompensé plusieurs Français.
Si Grigory Perelman paraît cette année un candidat possible, c'est qu'il a eu raison d'une énigme vieille de plus de cent ans -
la conjecture de Poincaré - sur laquelle des générations de mathématiciens se sont cassé les dents. Le défi est si grand que le
Clay Mathematics Institute a, en 2000, fait de cette conjecture un des "sept problèmes du millénaire". Chacun d'eux valant à
celui qui les résoudra une bourse de 1 million de dollars.
Seul souci, Perelman n'est pas un mathématicien comme tout le monde. Comme ses pairs, il aime sa discipline, mais ne
s'encombre pas des rites qui la règlent. Là où d'autres présentent des résultats entièrement finalisés, soumis au jugement des
pairs et publiés ensuite dans de prestigieuses revues, lui préfère lancer sur le Web quelques notes jetées sur le papier. Et
comme il lui arrive de disparaître sans prévenir parce qu'il préfère les forêts russes aux hommes, les discussions peinent à
être fécondes.
UNE LÉGÈRETÉ QUI AGACE
En novembre 2002, il adresse à un site de la Cornell University (arXiv) quelques indications laissant entendre que la
conjecture de Poincaré n'est plus un problème. Il fournit juste quelques pistes en s'appuyant sur des travaux plus anciens de
Robert Ricci et plus récents de Richard Hamilton. Mais sa prose n'est en aucun cas une démonstration précise. Pourtant ce
premier courrier fait l'effet d'une bombe.
Puis, au début de 2003, Grigory Perelman poste deux nouveaux courriers où il affirme explicitement qu'il a la solution. Las,
ces textes manquent une fois de plus de précisions. Le Russe y démontre qu'il a bien tricoté un beau pull, mais il n'a monté ni
le col ni les manches, laissant à d'autres le soin de le faire. "Ses articles sont difficiles à lire, témoigne un mathématicien
dans un forum de discussion du Net. Ils ne comportent pas les preuves de beaucoup d'affirmations. Perelman appartient à
cette catégorie de grands mathématiciens qui n'ont en général pas le temps d'écrire les détails. Un peu comme les articles
d'Alain Connes (chercheur français ayant reçu la médaille Fields en 1982), qui comportent très peu de détails des calculs et
des choses élémentaires."
Une légèreté qui agace, mais dont le mathématicien de Saint-Pétersbourg n'a cure. D'ailleurs, il n'a même pas réclamé au
Clay Mathematics Institute le million de dollars qui doit récompenser le "vainqueur" de la conjecture. "Il s'en fout",
commente l'un de ses pairs. N'a-t-il pas déjà repoussé bien des propositions des meilleures universités américaines -
Stanford, Princeton - et refusé, en 1996, le Prix du jeune mathématicien décerné par la Société mathématique européenne ?
En fait, "il vient, explique les choses, et tout est dit, raconte Michael Anderson, de l'université de New York. Tout le reste
est superflu."
Serait-ce du mépris ? Certainement pas. Grigory Perelman fait les choses comme il les entend, puis laisse à d'autres le soin
de rassembler les pièces de son puzzle, voire de mettre en place celles dont il pense qu'elles sont triviales. A ses notes jetées
sur le Net ont ainsi répondu des centaines de pages d'équipes de mathématiciens américains, espagnols, français et
asiatiques. Et celles aussi de Chinois qui ont laissé penser qu'ils avaient fait le gros du travail.
Une attitude qui n'a guère plu dans la communauté et qui a amené certains à rappeler sèchement que "Perelman avait fait tout
le boulot" et que les nombreuses pages publiées depuis "ne faisaient que l'expliquer". Reste que si le mathématicien
misanthrope de Saint-Pétersbourg devient, mardi, lauréat de la médaille Fields, il y a peu de chances, avancent certains, qu'il
fasse honneur à ce prix très convoité.
Jean-François Augereau
Elémentaire, mon cher Poincaré
C'est en 1904 qu'Henri Poincaré, un des plus grands mathématiciens de son temps, a imaginé la conjecture qui porte son nom.
Sa formulation, inaccessible au commun des mortels, s'énonce ainsi : "Considérons une variété compacte V à 3 dimensions
sans frontière. Est-il possible que le groupe fondamental de V soit trivial bien que V ne soit pas homéomorphe à une sphère de
dimension 3 ?"
Elémentaire, non ? Et, comme le note l'encyclopédie en ligne Wikipédia, "la question est de savoir si toute 3-variété fermée,
simplement connexe et sans frontière est homéomorphe à une sphère", ce qui éclaire soudain le sujet.
Mais trêve de plaisanterie, cela ne saurait faire oublier que les maths sont partout. Dans nos finances, comme dans nos
voitures, dans la physique quantique comme dans la biologie, dans les jeux comme dans les appareils photo numériques, etc.
Article paru dans l'édition du 20.08.06